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http://www.archive.org/details/lasylphidemodesl03pari
LA SYLPHIDE,
Paris. — Typographie I.acrampe et O, rue Damiette, 2.
LA SYLPHIDE.
MODES, LITTERATURE, BEAUX-ARTS.
DEUXIEME SERIE
TOME III.
JJaris.
AUX BUREAUX DE LA §1LPHI»E,
CITÉ DES ITALIENS.
1841.
LE BARON DE BAZANCOURT,
ROGER DE BEAUVOIR, LOUIS BERGER,
(J MARQUIS DE CHATILI.ON.
PITRE-CHEVALIER, ALFRED DES ESSARTS
THEOPHILE GAUTIER,
LEON GOZLAN, GEORGES GUÉNOT-LECOINTE
HUGUENET LE JAY, SAMUEL ROGER,
, CHARLES ROUGET, ALBÉRIC SECOND.
SCI DO.
A MESDAMES
A BARONNE MARIE DE LÉPINAY .
LAURE JOURDAIN,
VICOMTESSE DE SENNEYILLE.
L Directeur,
I » i : Viii.i in 'mn i
*Mm„
ÉÉ^^ ^©L^®
&
LA SYLPHIDE
LOTTIEMTUK!
©HATO-Min
INTRODUCTION.
fêjsf n commençant ce nouveau volume, on
nous permettra peut-être de constater
quelques unes des causes de notre suc-
cès, et de jeter un regard rapide sur la
carrière que nous venons de parcourir
avec bonheur, sans doute, mais avec un
bonheur qui doit être en grande partie
altrihué à nos efforts que les premiers
l§u<{ * et souvent très rudes obstacles d'une entreprise comme
celle-ci n'ont pu décourager.
Lorsqu'en 1839, l'idée nous vint de fonder celte revue,
les journaux de modes, il faut le dire, ne faisaient pas un
bien grand honneur aux lettres. La Sylphide n'épargna
rien pour êlre dès le premier jour , une œuvre de littéra-
ture et d'art; l'attention fut d'abord attirée par son luxe
extérieur; puis les plus incrédules même ne tardèrent pas
à s'apercevoir que la littérature y était comptée pour quel-
que chose, et que la Sylphide, en dépit de l'usage, n'em-
pruntant rien à ses confrères, avait à cœur de vivre d'une rédaction qui lui
fût propre. Le premier volume s'acheva de la sorte, plein d'articles inédits
de MM. Edouard d'Anglemont, Roger de Beauvoir, Raymond Brucker,
Emile Deschamps, Léon Escudier, Alphonse Esquiros, Alfred des Essarts,
Arnould Frémy, Guénot-Lecointe, Arsène Houssaye, Lottin de Laval, mar-
quis de Salvo, Texier-d'Arnout -, de Mm" Junot d'Abrantès, Anna des Essarts,
Julia Michel, Clémence Robert, etc., et de ce moment, la Sylphide, con-
sidérée comme le premier journal de modes, conquit, ainsi que nous l'avions
prévu, sa part d'importance dans la littérature.
LA SYLPHIDE.
Cependant, malgré ces succès, nous n'avions pas encore atteint le but où
nous devançait l'espérance, et notre second volume, enrichi de nouvelles lettres
ornées, titres et vignettes, devint un véritable album où tour à tour on a vu
briller les noms les plus aimés dans le feuilleton et dans les revues : MM. le
baron de Bazancourt, Roger de Beauvoir, Raymond Brucker, J. -Chaudes-
Aiguës, Pitre-Chevalier, Taxile Delord, Félix Deriège, A. Des Essarts, Em-
manuel Gonzalès, Léon Gozlan, G. Guénot-Lecointe, Ch. Calemard de La-
fayette, Stéphen de la Madeleine, Ed. Ourliac, J. Robert, S. Roger, marquis
de Salvo, E. Texier-d'Arnout , la baronne Sophie Conrad, la baronne Marie
de l'Epinay, la comtesse de Narbonne-Pelet , etc. Parmi les artistes auxquels
nous avons confié nos gravures et nos lithographies, il faut citer encore
MM. J. Bourgarel, Challamel, Gzeell, Numa, C.-J. Traviés, Ch. Vogt, etc.
Alors, non seulement la Sylphide inquiéta les journaux de modes, mais en-
core elle inspira des craintes sérieuses à certains recueils littéraires.
Ainsi encouragés par le succès , nous ne nous arrêterons pas en aussi beau
chemin. Le troisième volume de la. Sylphide, plus recommandable encore
que les deux premiers, sous le rapport littéraire, riche de nouvelles inédites
de MM. Henry Berthoud, Alexandre Dumas, Théophile Gautier , Jules San-
deau , Frédéric Soulié , n'épargnera rien pour le luxe et le style de ses orne-
mentations : ses titres, dessinés par M. Bossigneux , jeune et habile paléogra-
phe, sont tous empruntés aux merveilles du Vatican où aux plus beaux monu-
mens de l'architecture de Léon X et de François Ier ; M. Rossigneux a encore
composé des lettres ornées d'après les plus admirables missels bysantins et
les pittoresques manuscrits du treizième et du quatorzième siècles ; d'autres
vignettes, fleurons et lettres de fantaisie sont dûs au gracieux talent de M. Ba-
ron , et c'est le burin exercé de MM. Lacoste père et fils qui a reproduit tous
ces petits chefs-d'œuvre.
Quelquefois la littérature s'était trouvée gênée par les dimensions restreintes
de la Sylphide; un caractère plus fin, équivalant à quatre pages de texte
de plus environ , nous permettra de donnner un surcroît de matières à nos
souscripteurs, qui ne nous en voudront pas , nous en sommes certain, d'avoir,
pour tant d'améliorations et de soins fait subir à la Sylphide une légère
augmentation d'un franc par trimestre. — Nous n'avons d'ailleurs aucune pro-
messe à faire , nous irons toujours au devant des vœux de l'aristocratie et du
haut commerce qui nous ont accordé leur bienveillant patronage , et nous
sommes heureux de pouvoir dire en finissant que notre passé est la plus irré-
cusable garantie de notre avenir.
Le Directeur,
DE VILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE
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DIRECTION 1 CITÉ DES ITALIENS
I.A Ml l'UlliL
>-!> Vèi
A Madame ' ".
i décembre ISiO.
'est-il permis de vous demander au-
jourd'hui, madame, ce qu'il vous sem-
ble du second volume que vient de dé-
poser à vos pieds ma gracieuse Syl—
piiide? Ne sera-ce pas, dites-moi, un
grand plaisir que de feuilleter dans un
avenir éloigné ce panorama des moeurs,
^coutumes et modes de nos jours? La
Sylphide , avec ses gravures de bon
goût , ses articles de littérature distin-
guée, est devenue l'ornement obligé de toutes les bibliothèques, et il
n'est pas une châtelaine qui ne veuille lui faire une place au milieu
des livres d'élite qui couvrent les rayons de la savante tourelle de son
vieux manoir! Les antécédens de ce joli recueil ne laissent pas de
doute sur le soin qui sera apporté à sa suite, et l'envie de bien continuer
ce qui a été commencé si heureusement ne peut faire défaut. Aussi ,
nous tous qui contribuons à vos plaisirs, sommes-nous disposés à
renchérir sur le passé ; et , d'abord, voyons ce que je pourrai digne-
ment vous présenter de nouveau dans mon bulletin de modes. — Il
me semble que les premières Heurs à vous offrir seront celles qui se
cueillent dans les magasins de Delisle, là où tout a un parfum de bonne
compagnie, où Palmire et Beaudrant qui, avec Delisle, forment cette
année les trois oracles de la mode, viennent choisir les magnifiques étoffes dont
sont composées nos robes et nos coiffures les plus riches. Delisle a , dans ce mo-
ment , plus que jamais , un choix immense de toutes les séductions possibles ,
LA SYMMIlDi:.
et il faut avoir une raison surhumaine pour résister au désir de se voir
parée de sa splcndide royale renaissance, de cette ravissante étoffe nommée
à si juste titre guirlande royale, et de l'étoffe royale brochée de couleur. Si vous
saviez la bonne grâce, l'aspect vraiment somptueux qu'ont ces robes lorsqu'elles
sortent de la coupe de Palmirel Si vous saviez ce qu'a de prestigieux le droguet
Pompadour, le satin d'Orient, si riche avec ses bouquets de couleur 1 les belles
robes de chambre qui se font avec le satin Argus ! et si vous voyiez quelle profu-
sion d'étoffes de toutes sortes, de marcelines glacées, quadrillées, de velours, de
cachemires, encombre ces belles galeries qui semblent un bazar d'Orient , as-
surément, madame, la tète vous tournerait.
Puisque cette lettre est consacrée à ouvrir une ère nouvelle d'élégance ,
je n'omettrai pas de vous parler de la maison de deuil du Sablier , où il ne se
trouve que des étoffes noires toutes spéciales par leur richesse et leur bon goût.
Je vous citerai, entre autres choses tout-à-fait récentes, le casimir zéphir . C'est
une étoffe plus légère que le casimir ordinaire et qui fait des robes d'autant plus
distinguées, que Dufresne est presque le seul qui en possède. Je vous nommerai
aussi les mérinos cachemire dans une qualité supérieure, les salamines, éolien-
nes, bombasines, tamises, satin laine, stoff uni et broché dont les dessins et le
choix varient à l'infini. Quoique la maison du Sablier soit aussi assortie que pos-
sible pour tout ce qui concerne le deuil, les étoffes de soie riches, noires, qui se
portent en dehors de la triste circonstance du deuil sont chez Dufresne aussi va-
riées que distinguées; notre gravure de ce jour offre une ravissante toilette
choisie dans ses magasins. Le goût de Dufresne se retrouve dans sus confections
d'hiver, telles que les châles ouatés, burnous, pelisses, manteaux et dans ses
modes qui sont charmantes. Je vous ai souvent parlé de Gon ; eh ! bien, sa vogue
s'étend davantage, et il semble que rien ne doive l'arrêter dans son élan ; mais
aussi rien de mieux justifié que cette vogue, car quoi de plus beau que ses four-
rures ? quoi de plus charmant que ses manteaux entourés de martre et doublés de
satin blanc, que ses pelisses en satin rose ou bleu bordées d'hermine ou de cygne ,
avec leur inappréciable cachet d'élégance qui fait distinguer une femme d'une
autre femme, comme un habit d'Humann fait distinguer un homme d'un autre
homme ; la coupe, reconnue première par la fashion, force, bon gré malgré, celui
qui la porte à paraître en dehors du cercle ordinaire.
Vous savez cequeLouisXVIII répondait à un de ses favoris qui voulait, en dépit
de sa naissance roturière, être fait gentilhomme de la chambre: — Mon ami, si vous
lisez la Cuisinière Bourgeoise, vous y trouverez que pour faire un pâté de lièvre
il faut d'abord prendre un lièvre, or, pour faire un gentilhomme il faut un gen-
tilhomme — Eh ! bien, Humann, le fameux tailleur, a plus d'artque
cela : avec son talent , il fera un gentilhomme de celui qui le sera le moins. Lui
et Verdier savent réparer l'aspect le plus endommagé et il est impossible de ne
pas avoir l'air d'un homme comme il faut avec cet habit si élégamment tourné et
cette canne plus bijoux que bâton, que Verdier vous apprend à porter. L'art de por-
ter les choses, madame, est plus difficile qu'on ne pense, et n'a pas ce talent qui
veut, surtout aujourd'huiquel'onasuppriméderéducation des femmes ces leçons
déposes, de révérences, que nécessitaient les présentations à la cour. Je remar-
quais l'autre jour une jeune femme parfaitement bien mise dans une robe faite
par MHe de Moismont, couturière dont le goût élégant se révèle chaque jour. Une
LA M I llll hl .
robe depoult de soie gris glacé blanc, dont le corsage à pointu et à nervures ne lais-
sait rien à désirer pour la forme, deux plis en biais légèrement badines en bas de
la jupe avaient toute la bonne grâce possible; un joli chapeau «le velours noirorné
de roses sans feuilles complétait cette toilette de bon goût, qui, à mes yeux, eût
perdu toul son prix, si celle qui la portait n'eût point eu dans ses manières, dans
sa marche, ce cachet de distinction, qui révèle la coquetterie chaste et permise
que les femmes de la haute société possèdent seules.
Les écharpes de velours sont excessivement à la mode ; à la promenade, en
visite, en soirée, partout elles sont admises; seulement il faut éviter les franges
mêlées de couleur. Les deux seules manières de les doubler d'une façon dis-
tinguée sont le noir pour le matin et le satin blanc pour le soir.
On fait aujourd'hui un genre de robe de chambre dont je laisse la libre ap-
préciation à votre goût: ce sont des peignoirs en marceline ou soie légère
ouatés, et dont le bas de la jupe est piqué jusqu'aux genoux à points très
rapprochés; c'est la mode, mais c'est terriblement pantoufles de celles dites
douillettes. On commence à faire des robes de bal ; le crêpe, la gaze brillante sont
fort en vogue : jusqu'à présent le blanc domine ; un grand nombre sont faites en
tuniques, ce qui donne le moyen d'imaginer de doubles garnitures et de les va-
rier à l'infini. Les manches plates se soutiendront-elles? Je crois que si on allait
aux voix, il y en aurait plus contre que pour; car, tout en les portant, il n'est point
de femmes qui ne crient anathème sur le sans-façon et l'aspect nu et déshabillé de
cette mode; aussi on leur cherche nombre de palliatifs; le plus joli, jusqu'à pré-
sent, est la large manche en pardessus à la religieuse. Les chapeaux se porteront
tout l'hiver de formes capotes, et, Dieu merci, ne seront plus placés sur la nuque
et les épaules, ce qui était si disgracieux et si contre nature. Les femmes seules
qui veulent se faire remarquer en mauvaise part portent aujourd'hui leur chapeau
en arrière.
Je me sens ce soir, madame, en grande humeur de fronder, aussi vais-je
m'arréter et garder pour un jour où j'aurai plus d'espace mes observations
critiques sur cette grande régulatrice de nos goûts et de nos caprices., la Mode !
Baronne mame de l'épinai .
LA SYLPHIDE.
a^aa && sasas^»*
l.a plaine un jour disait à la montagne oisive :
Rien ne vient sur ton front des vents toujours battu !
Au poète courbé sur sa lyre pensive,
La foule aussi disait: — Rêveur, à quoi sers-tu?
La montagne en couroux répondit à la plaine :
C'est moi qui fais germer les moissons sur ton sol ;
Du midi dévorant je tempère l'haleine,
J'arrête dans les cieux les nuages au vol.
•le pétris de mes doigts la neige en avalanches,
Dans mon creuset je fonds les cristaux des glaciers
Et je verse du bout de mes mamelles blanches,
En longs filets d'argent, les fleuves nourriciers.
Le poète à son tour répondit à la foule :
Laissez mon pale front s'appuyer sur ma main ;
N'ai-je pas de mon cœur, dont mon ame s'écoule.
Fait jaillir une source où boit le genre humain !
4 août 1840.
Sierra Nevada, sur le Mulej-Naraen, près de Grenade.
THEOPHILE SABT1ER.
" Ces ver>,de même que lous les articles publiés par la sylphide, sont entièrement
inédits.
i. v MLi'iiiiu:
i. \ favorite, opéra en qualrc acles, paroles de mm. ALPHONSE ROYER et GUSTAVE VAEZ,
musique de H. donizetti. — Débuis de m. bvrrcilhet.
ARiii les compositeurs contemporains, aucun assurément
n'est doué d'une fécondité plus merveilleuse que M. Do-
nizetti ; le tumulte religieux des Martyrs retentit encore
à nos oreilles, nous avons le cœur plein des phrases mé-
lodiques de la Lucie , nous applaudissions hier Lucrezia
Borgia, et voici que l'Opéra, rivalisant de promptitude
avec le musicien , nous convie au succès de la Favorite
qu'il a montée comme par enchantement; tandis que
M. Donizetti va quitter Paris pour aller écrire une partition
à Rome. — Nous ne recommencerons pas l'histoire de la
Favorite. Tout le monde sait qu'encouragé par la réussite
de Lucie de Lamermoor à la Renaissance, le maître italien avait promis de composer un
opéra pour ce théâtre, MM. Alphonse Royer et Gustave Vaez en firent le poème auquel
ils donnèrent pour titre Wlnge de Nisida ; dans l'intervalle la fermeture de la Renais-
sance eut lieu, et c'est alors que l' Académie-Royale omit un asile à VAnge de Nisida,
qui devint la Favorite. Qu'était-ce que VAnge de Nisida, et qu'est-ce que la Favorite V
— Écoutez.
Alphonse XI avait succédé, en 1312, sur le trône de Castille, à son père Ferdi-
nand IV. Vingt-huit ans après , uni au roi de Portugal, il tua , dans une bataille ,
200,000 Maures, au point, disent les historiens, que les chemins étaient couverts de
cadavres à plus de trois lieues à la ronde; le butin fut si considérable, que le prix de
l'or en baissa d'un sixième. Ceci peut passer indifféremment pour un gros mensonge es-
pagnol, ou pour de la couleur locale. Alphonse XI mourut, en 1550, de la peste, au siège
de Gibraltar; ce fut le troisième événement notable de son règne ; le second avait été
son amour pour Léonore de Gusman, cette même Léonore de Gusman qui joue le
rôle principal dans te poème de MM. Royer et Vaez. — Le couvent de Saint-Jacques-de-
Compostelle, au premier acte, nous initiera la façon de vivre passablemenl ascétique des
S LA SYLPHIDE
religieux de ce temps-là. L'introduction est de peu d'importance, de même que le
chœur d'ouverture des frères qui se rendent à la chapelle. Cependant au milieu de
ces capuchons noirs et de ces robes de bure, il y a une tète qui se relève, un cœur qui
bat: Feruandjàla veille de prononcer ses vœux, confie au père supérieur Balthazar que
son amour, avant d'arriver jusqu'à Dieu, s'est arrêté à moitié chemin du ciel ;
J'invoquais les anges radieux,
Quand l'un d'eux loul-à-eoup vint s'olTrir à mes veux.
Pourquoi M. Royera-t-il été prendre l'exposition et presque les paroles de la romance
du premier acte des Huguenots ? Ces deux couplets, où M. Donizetti est toujours resté à
côté du sentiment, sont presque dépourvus de rhythme. Balthazar essaie de détourner
Fernand de son dessein, mais la jeunesse l'emporte, et Fernand quitte le cloître. II y a
dans le finale de ce duo une phrase pleine d'effet, chantée par Duprez. — Voilà donc
Fernand amoureux et pauvre, qui débarque sur les beaux rivages de file de Léon. Des
jeunes filles chantent et tressent des guirlandes. Il y a dans tout celade vagues réminis-
cences du chœur des Baigneuses de Meyerbeer, et il faut dire que le livret y contribue
pour beaucoup. Fernand, d'abord, est bien un peu inquiet du nom et de la naissance
de « sa femme inconnue ». Léonore paraît, il l'interroge, elle n'ose lui répondre, mais elle
lui remet un parchemin ; Fernand allait en demander davantage, lorsque le roi emmène
Léonore; Fernand en conclut que Léonore est une très haute et très puissante dame,
d'autant plus que le parchemin qu'elle lui a donné, est un brevet de capitaine ; pour
se procurer un avant-goùt des armes, il chante un airguerrier sur un temps de marche
dont le motif est assez vulgaire. — En somme, les deux tableaux qui forment le premier
acte n'offrent pour toute richesse que le finale du duo entre Fernand et Balthazar.
Une galerie dans le style mauresque laisse voir les jardins féeriques du palais d^:
l'Alcazar, ce qui engage le roi de toutes les Castilles à chanter à pleine voix :
Jardins de l'Alcazar, délices des rois maures !
Cette situation, toujours par la faute de M. Royer ou de M. Vaez , rappelle l'entrée de
Kaoul : a Sous le beau ciel de la Touraine. » Le rôle d'Alphonse a acquis une importance
d'autant plus grande qu'il est rempli par M. Barroilhet , ce baryton célèbre, dont l'Italie
voulait nous déposséder. Nous avons écouté avec attention l'air qui suit : « Léonore ,
viens, j'abandonne. » Et sauf quelques parties fort habilement rendues par le chanteur,
nous ne lui avons trouvé aucun caractère. — Mais qu'est devenu le capitaine Fer-
nand? Le capitaine Fernand se couvre de gloire sur les bords du Salado ; le
bruit de ses exploits retentit jusqu'à la cour et rend fort triste la pauvre Léonore
qui se dit infâme et indigne de son amour. Le roi, pour la consoler, lui donne
une fête, et M. Albert abuse de cette fête pour nous gratifier d'un divertissement
qui ne dure guères moins d'une heure. Nous admirons autant que qui que ce soit les
cambrures , les déhanchemens et les tibias lutins de M11' Maria et de MUe Adèle Dumi-
làtre ; mais nous sommes d'avis que les évolutions du corps de ballet pourraient être
moins prolongées dans l'intérêt de nos plaisirs et de l'art. Au milieu de cette fête,
sans ai'cune préparation, sans aucun motif, le père Balthazar se présente pour fulminer
l'anathème contre Alphonse , qui veut répudier sa femme et épouser sa maîtresse. Ce
père Balthazar est une contrefaçon du cardinal Brogni. Léonore fuit, accablée des foudres
du moine; les courtisans restent consternés. — Il est permis de le dire, ces deux pre-
miers actes sont très faibles. Tout languit: musiqueet poème ; rien d'original, rien d'im-
prévu, et, pour comble d'infortune , un corps de ballet qui s'amuse tout seul.
Heureusement, la vraisemblance mise à part, l'action va se nouer et la musique s'éle-
ver à une hauteur digne du maître. Fernand revient chargé de lauriers ; le voici dans une
LA SYLPHIDE. >)
des salles du palais de l'Alcazar; il va voir Léonore, hélas ! et no se doute pas que le se-
cret des amours de sa dame vient d'être surpris. Les auteurs ne tiennent pas à nous dire
comment. Tant de valeur doit être récompensée. — Que veux-tu, lui dit le roi? — La main
de celle que j'aime. — Au même notant, Léonore entre, et l'affreuse vérité se dévoile
aux yeux d'Alphonse. — Jeté l'accorde, lui dit-il, après un long effort sur lui-même.
Puis, s'approcliant de sa pertide maitresse, il chante avec une admirable expression de
mélancolie et de douleur :
Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate ,
Lorsqu'il n'aura que vous pour seul bonheur.
Quand d'être aimé pour toujours il se Halle,
Ne le chassez jamais de votre cœur.
Nous noterons que les deux derniers vers sont très peu français, ce qui, par bonheur,
ne porte aucun préjudice à la musique, et puisque nous sommes sur le chapitre de la
grammaire, nous citerons cet autre passage, probablement écrit en langue castillanne :
Je puis mourir mais non pas vous le dire.
Sans aucun doute, le rôle de Barroilhet avait été arrangé tout exprès pour lui ; on avait
calculé des effets, ménagé des airs. Eh ! bien, le passage dans lequel il transporte la salle
est celui probablement sur lequel on n'avait pas compté: c'est cette mélodie dont les pre-
mières phrases sont si suaves, cette mélodie qui n'est ni un air ni un cantabile, et qui
s'élève comme une voix du ciel, un soupir de l'ame, au milieu de cette scène, fort belle
du moment qu'on en accepte l'impossibilité.
Remarquez, en effet, que la conduite de ce roi franchit toutes les limites do l'absurde:
ou, en donnant la main de samaitresse à Fernand , il croit faire un sacrifice immense,
et alors c'est un niais de la meilleure espèce; ou bien il sait ce qui va résulter de
cet hymen, et alors c'est un misérable monarque qui paie, à force d'ingratitude et de
vengeance, le guerrier auquel il doit sa puissance et ses victoires, hypothèse qui n'est ad-
missible à aucun titre. — Déplus, pourquoi donc Fernand est-il le seul qui ignore ce
que tous les autres savent? Il part pour ses conquêtes et n'apprend rien ; il revient et
n'en sait pas davantage ; c'est y mettre en vérité par trop de complaisance. — Ensuite cette
femme était-elle tellement infâme pour avoir été la maîtresse du roi? Ce ne serait pas
une infamie aujourd'hui , c'en était bien moins une au quatorzième siècle. — Que fe-
riez-vous donc, sans cela, du duc Antoine, qui se glorifiait d'être le Grand Bâtard de
Philippe-le-Bon? de Don Juan d'Autriche, qui était bâtard de Charles-Quint? et de tant
d'autres bâtards fort illustres. Du côté des femmes, qui de nos ancêtres a jeté la première
pierre à Agnès Sorel, à Diane de Poitiers, à Gabrielle d'Estrées, à M»c de Pompadour?
Nous nous arrêterons à Louis XIV pour ne pas effrayer nos contemporaines. — Revenons
à l'hymen de la Favorite qui va se célébrer. Comment Léonore découvrira-t-elle à Ferdi-
nand le secret fatal? Car elle ne veut pas abuser de son honneur. Inès, sa camériste,
se charge de l'instruire. Seule, Léonore s'abandonne à toute sa douleur et à tout son
amour. L'air : « 0 mon Fernand ! d a été chanté par M"» Stoltz avec un très grand
style, et dans la strette : «Venez cruels! » elle a déployé une énergie où le drame per-
çait à chaque note. Quoi qu'il en soit, Inès, arrêtée en chemin, ne peut parvenir
jusqu'à Fernand; Léonore le croit averti, et le mariage se consomme. Tandis que
la cérémonie a lieu à l'église, il y a une scène fort dramatique entre les seigneurs,
et le chœur :
Ali ! que du moins notre mépris qu'il brave,
est d'une admirable facture. Les seigneurss'éluignentde Fernand; il leurdemande raison
'de cette insulte, la venue du père Balthazar augmente le trouble et la présence du roi
10 LA SYLPHIDE.
précipite la catastrophe. Fernand trompé brise son épée et la jette aux pieds d'Alphonse,
Duprez est admirable dans cette scène. Tout ce finale est magnifique : par la disposition
des masses chantantes et les effets de l'orchestre, il remet peut-être en mémoireles finales
des Martyrs et de la Lucia et celui du second acte de Lucrczia Borgia ; mais qu'im-
porte? Un chef-d'œuvre n'a jamais empêché un autre chef-d'.œuvre.
Nous voici revenus au couventde Saint-Jacques. Fernand prononce ses vœux; tandis
que sa voix s'élève, un novice l'écoute et le reconnaît. — C'est vous Léonore ! — C'est toi
Fernand! — Et alors, une scène déchirante, quelque chose qui brise l'àme, tour à tour
des reproches, des regrets, des adieux et des transports devant des tombes ouvertes;... —
la dernière entrevue d'Héloïse et d'Abeillard au Paraclet. — Voyant cette femme qu'il a
tant aimée qu'il aime encore plus que tout , à demi morte dans ses bras, Fernand n'hé-
site plus entre elle et Dieu. — Oh ! s'écrie-t-il avec un indéfinissable accent, oh ! je
t'aime !
Viens, je cède éperdu,
Au transport qui m'enivre.
Et Léonore reprend avec un lyrisme qui n'a jamais été égalé à l'Académie-Royale :
C'est mon rêve perdu
Qui rayonne el m'enivre.
Puis elle meurt : Balthazar lui voile la face, — et tout est dit.
Il y a dans la voix humaine de même que dans les hautes merveilles de la nature
des choses qui ne se peuvent rendre. Je n'essaierai donc pas de reproduire les émotions
partagées par la salle tout entière dans cette sublime scène qui, interprétée avec une
grandeur inouïe par Duprez et Mmc Stoltz couronne si glorieusement l'œuvre de Donizetti .
De toutes les créations de Duprez, et j'entends par créations les rôles dans lesquels il
n'a pas été obligé de succéder à Nourrit , la création de Fernand est à coup sûr la plus
complète. Nous avons entendu comparer la méthode deBarroilhet à celle de Duprez.
Nous voyons de notables différences entre les deux artistes : Barroilhet ne phrase pas les
récitatifs comme notre grand ténor , il porte sa voix autrement que lui ; toutefois ce
baryton va remplir un vide immense à l'Opéra, et l'accueil qu'il a reçu du public
aux deux premières représentations de la Favorite est bien de nature à dissiper ses
craintes, si , comme on nous l'a assuré, il lui en reste encore. Mais l'artiste qui nous a le
plus profondément ému, nous le répétons, est sans contredit Mme Stoltz, qui dé-
sormais a conquis par son beau rôle de Léonore une très haute place à l'Académie
royale. Assez long-temps, sansqu'on puisse s'expliquer pourquoi, le talent de Mme Stollz
était resté dans l'ombre ; assez long-temps sa noble voix si passionnée et si vibrante
avait été condamnée à un ignominieux silence ! Pour elle , le jour de la réhabilitation
est enfin venue , et la salle entière, en la rappelant avec Duprez, a voulu, je n'en
doute pas , lui demander pardon de son injuste oubli.
La mise en scène de la Favorite , ordonnée par M. Duponchel , est de la vérité histo-
rique la plus sévère. Les décors du premier et du troisième acte , par MM. Philastre et
Cambon , ceux du deuxième et du quatrième , par MM. Feuchères , Séchan, Diéterle
et Despléchain , sont généralement bien entendus. — Il se peut au reste que dans
cette analyse d'une œuvre importante et qu'on ne saurait juger du premier coup, nous
ayons omis beaucoup de passages remarquables et de beautés qui, plus tard, seront
comprises; en écrivant sous l'influence immédiate de nos impressions d'hier, nous ne
prétendons point avoir tout dit : l'orchestre qui nous a paru peut-être un peu bruyant,
un peu trop chargé quelquefois de cuivre, mériterait à lui seul un examen sérieux et
approfondi. Nous nous souvenons encore avec charme de certains accompagnemens de
harpe, et nous avons éprouvé un véritable sentiment religieux en écoutant ces larges el
LA SYLPHIDE. 1 I
puissans soupirs de l'orgue qui, au commencement du quatrième acte, accompagnent
soûls, pendant quelques mesures, le chœur et les récitatifs. L'emploi de l'orgue dans les
scènes où se déploient les austérités ou les pompes du catholicisme a toujours été d'un
effet certain, et au quatrième acte de la Favorite, Donizetti a su lui emprunter de ma-
gnifiques ressources.
Que dirons-nous de Barroilhet ? C'est un de ces artistes supérieurs qu'il serait au moins
imprudent de vouloir apprécier après une seule audition. Barroilhet nous arrive avec
les qualités hors ligne et aussi avec quelques-uns des défauts de l'école italienne. Comme
Duprez, il a à lutter contre son physique ; comme lui, c'est un chanteur plein de style et
et d'ame : goût épuré, amo tendre, voix flexible qui se plaît surtout aux mélodies tem-
pérées, et qui ont besoin d'être chantées autant avec le gosier qu'avec le cœur. Peut-être,
à notre avis, cette voix manque-t-elle quelquefois de timbre, ou se voile-t-elle ; peut-être
est-ce la crainte qui domine Barroilhet, quand son organe faiblit; mais il n'en est pas
moins vrai que Barroilhet apporte à l'Académie royale une méthode qui , marchant de
front avec celle de Duprez, régénérera, dans un avenir prochain, le chant sur notre pre-
mière scène lyrique. Quelques moisd'étudecorrigerontcet artiste de ses gestes saccadés,
de ses mouvemens brusques ; il apprendra à jouer en France, comme il a appris à chanter
en Italie. — Nous croyons donc au succès de la Favorite, surtout si M. Donizetti es résigne
à fondre ses deux premiers actes en un seul ; son œuvre y gagnera en intérêt et en en-
semble, et le public, en la comprenant mieux, lui conservera plus long-temps ses faveurs.
G. GUËNOT-LECOIXTE.
THEATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTE
RÉOUVERTURE.
Ce n'est pas sans inquiétude que nous assistons au grand mouvement qui se mani-
feste depuis deux ou trois ans dans le monde de la littérature et des arts ; mouvement
de transformation qui tend à déplacer toutes choses , et dont les conséquences sont
beaucoup plus graves qu'on ne le pense. Nos chansonniers , nos feuilletonistes, nos
poètes même , ont si souvent redit que la gloire n'était que fumée , que la génération
nouvelle a cru faire une œuvre sage en affichant pour tout ce qui ressemble, de près
ou de loin , à la renommée , pour tout ce qui peut conduire tôt au tard à la célébrité
même la plus infime, un mépris tout-à-fait impertinent. Ainsi , dans ce mouvement de
transformation dont nous parlions tout à l'heure , chacun cherche à descendre, bien
peu s'efforcent de grandir.
Pour un entrepreneur qui se fait artiste, nous avons des artistes qui se font entre-
preneurs ; pour un palais d'or et de marbre comme la Cité des Italiens , nous avons
vingt hôtels mesquins où la lumière et l'espace semblent vraiment confus de se trou-
ver réunis. Des écrivains qui se font éditeurs , et des auteurs dramatiques qui se font
directeurs de théâtre , que dirons nous ? Parmi eux il y a des hommes de cœur et de
talent que nous avons applaudi bien souvent; à ceux-là nous ne pouvons que souhaiter
le succès. Aujourd'hui nous en avons un à constater.
L'ouverture du théâtre de la Porte-Saint-Martin a eu lieu lundi dernier, sous la direc-
tion des frères Cogniard. La troupe de la Porte-Saint-Martin , telle que la première
représentation nous l'a montrée, est remarquable par son ensemble; on peut la diviser
en deux : vaudeville et drame. A la tète de la première, Philippe, cette vieille réputation
de la jovialité française, se place tout d'abord ; M. Clarence, artiste dramatique dont le
nom se trouve pour la première fois sous notre plume , est sans contredit le sujet le
plus distingué de la seconde. — Un prologue d'ouverture , sorte d'à-propos local , et un
drame historique , le Comte de Mansfeld, ont fait les frais de la première représen-
tation. Il y a de la gaîté franche et communicative dans le prologue, quelques jolis
costumes , de spirituels couplets, et deux actrices transfuges des Folies-Dramatiques
12 LA SYLPHIDE.
et de la Gaîté, Mmos Pauline Amant et Lorry, dont les heureuses dispositions exigent
quelques encouragemens ; l'avenir leur réserve mieux cela.
Mais le véritable succès de la soirée, nous devons le dire, appartient à M. Zara,
peintre à peu près inconnu, et dont le talent s'est révélé d'une manière brillante par
la composition du rideau. Cette toile immense est un véritable tableau , qui tient à
la fois du genre et de l'allégorie. Les figures sont groupées avec bonheur, et le mou-
vement général de cette peinture ne laisse rien à désirer. Les draperies de velours
qui l'encadrent ont toute l'empleur et tout le moelleux de l'étoffe; mais nous n'ai-
mons pas les trois ou quatre lignes de cables dorés qui coupent perpendiculairement
la draperie , et qui semblent tout à fait placées là pour servir à une démonstration
géométrique des deux lignes parallèles. — La décoration générale de la salle est d'une
simplicité et d'une sobriété de bon goût. Le vert , l'or et le blanc se fondent dans
une nuance douce et généralement en harmonie avec tous les accessoires de plafond ,
dont nous n'avons pu , à la première vue, saisir facilement les détails. Un mot encore :
le théâtre de la Porte-Saint-Martin a remporté un avantage marqué dans cette pre-
mière rencontre avec le public ; mais le Comte de Mans/eld, qui devait décider de la
victoire , n'a tenu que ce qu'il promettait, et ce n'est pas assez.
CHARLES ROUGET.
Concerts.
Nous voici revenus au bon temps des fêtes musicales, des concerts d'amateurs et des
soirées bourgeoises. On fait de la musique partout, et trois fois heureux les honnêtes
gens qui ne trouvent pas chaque matin chez leur concierge une demi-douzaine d'invita-
tions pour des matinées ou des thés d'artistes. La mélomanie nous accable, le bal masqué
nous ruine, les théâtres nous tuent. Que l'on vante donc encore l'hiver après toutes
les catastrophes, les inondations, les gelées et les brouillards qu'il amène à sa suite. Le
Rhône est rentré dans son lit, mais un autre fléau s'est déchaîné sur nos tètes et com-
plote incessamment contre le repos de nos oreilles : les musiciens de société, les chan-
teurs de charge, les Henri Monnier et les Levassor en pantalons crottés sont descendus
de leur mansarde. Fermez bien vos portes et faites dire que vous n'y êtes pas.
Après cela, on comprendra sans peine avec quel plaisir nous signalons au milieu de
ces charivaris humanitaires les concerts où l'art et la musique sont l'objet d'un véritable
culte. — Le festival delà Renaissance a parfaitement rempli les vœux de la Commission
des secours. Mmcs Pauline Viardot-Garcia et Gras-Dorus ont été ce qu'ils sont toujours :
admirables. M. de Bériot a transporté son auditoire avec le trémolo. — Le premier des
concerts par abonnement de MM. IL Herzet Labarre avait réuni la plus élégante société
dans la belle salle de la rue de la Victoire. M""1 Viardot-Garcia et Ponehard ont obtenu
un très grand succès, de même que M. H. Herz dans sa fantaisie de l'E/isir d'/imorc.
Nous ne dirons rien du violon de M. Allard que nous voudrions n'avoir pas entendu. —
Dimanche (i, Mme Duchambge, le gracieux auteur de tant de jolies romances, donne une
matinée musicale chez M. II. Herz. Mmf AnnaThillon chantera deux ou trois des plus
nouvelles mélodies de M""" Duchambge avec le goût et le sentiment qu'on lui connaît.
Nous souhaitons de tout notre coeur que les^uccès de Mrae Anna Thillon à l'Opéra-Comi-
que ne l'empêchent pas de se faire entendre souvent dans les réunions musicales de cet
hiver ; comme artiste et comme femme, sous le double rapport de la voix et de la beauté,
Mmr Thillon est un de ces rares talens qu'on aime à retrouver partout. — Dimanche a
également lieu dans la salle Vivienne la grande matinée de Théodore Hauman au profit
des inondés du Rhône. Le célèbre violoniste sera secondé dans sa bonne œuvre par
Mmcs Gras-Dorus, Guenée et M. Géraldy. La réunion de ces artistes éminens ne peut
manquer d'attirer la foule. ***.
LA SYLPHIDE
,/ uO.lï.tV \/„.,„,,4 (.''ll'^.O.U;.,,,..,..,
DIRECTION 1 CITE DES ITALIEN»
I. * SI I.PHIDE.
% SEadmue
12 décembre 1840.
n sent ici, madame, un doux parfum d'é-
trennes, qui fait épanouir les jeunes visa-
ges et sourire les petits enfans. J'ai tou-
jours pensé qu'il y avait une chose encore
plus agréable que celle de recevoir des
étrennes , c'était d'en donner ; aussi je ne
plains rien tant que les gens qui , par leur
position de fortune, sont dans l'impos-
sibilité de se procurer ce plaisir : donner
est une si douce chose ! de combien
d'émotions n'est-on pas cause? que d'ex-
pression dans ces yeux qui, fixés sur vous, cherchent à deviner ce que vous tenez
là mystérieusement enveloppé... Donnez, parens; donnez, maris ; et surtout si
vous voulez plaire davantage, allez-vous-en dans les beaux magasins de Thiébaùd-
Guichard , choisir quelques unes de ces belles étoffes dont la richesse ne doit pas
vous effrayer, car les prix en sont aussi raisonnables que possible. Rien ne peut
être offert de plus agréable à une femme , qu'une robe de soie en barége dia-
manté, qui semble, sur un fond d'azur ou ponceau, une petite pluie brillante.
Qu'y a-t-il aussi de plus élégant que ces pelisses à la bonne femme, en velours
popeline ouatées, ou ces élégans burnous blancs avec cordons algériens'' En ve-
nte, les magasins de Thiébaud-Guichard offrent chaque jour des séduction,
nouvelles qui attirent la foule élégante des acheteurs ; car, cette année on s'est
mis a donner des étrennes utiles. Les magasins de la Barbe dOr, qui comptent
une si ancienne et si aristocratique clientelle, sont aussi une preuve à l'appui de
mon assertion ; Delon voit plus que jamais aujourd'hui ses belles habituées
venir choisir ces étoffes d'un goût si parfait; parmi celles qui sont les plus re-
:
I l I.A SYLPHIDE.
cherchées, je vous citerai le salin impérial chiné , le façonné Montespan, le
satin glacé Iiachel à guirlandes , les façonnés Uriel , la moire d'Orient. Voilà,
madame, de beaux présens à faire et de charmantes robes à porter , avec leurs
manches plates, leurs corsages à pointes et leurs riches garnitures de fourrures
prises chez Gon , le fourreur-innovateur, qui vient de faire adopter à nos dan-
dies, d'élégans pelits manchons en martre , tels que ceux qu'on appelait autre-
fois des marquis.
Je ne sais point en vérité pourquoi les hommes, si soigneux de leur personne
aujourd'hui, n'avaient point encore repris ce confortable objet de toilette qui, au
moins, a une utilité incontestable et donne beaucoup de bonne grâce quand
il est bien porté. Il appartenait à Gon de faire renaître cette mode aristocratique ;
aussi, depuis l'apparition des nouveaux marquis, ses magasins ne désemplissent
plus. Les hommes savent qu'une belle main est chose très séduisante et que c'est
une beauté fort remarquée ; bien certainement il n'en est pas un seul qui négli-
gera le moyen de préserver les siennes de la teinte violette que le froid y im-
prime. Une chose que je trouve tout-à-fait prestigieuse, à propos de manchons,
est le parfum que leur chaleur conserve aux odeurs; il suffit qu'un mouchoir
imprégné des senteurs de Guerlain y ait séjourné quelques heures pour que les
émanations les plus douces s'en échappent pendant plusieurs jours ; mais il faut
pour cela que les essences soient de celles de Guerlain, car ce parfumeur célèbre
est le seul qui ait trouvé le secret de perpétuer les odeurs et de leur donner cette
inapréciable exhalaison des fleurs naturelles. Que de femmes attendent avec im-
patience un bouquet, promis de chez Guerlain ! Un objet d'envie aussi, un objet
choisi des yeux et que les lèvres n'ont point encore osé demander, c'est un
cachemire de Rosset ! un de ces beaux cachemires longs ou carrés, français ou
de l'Inde, mais toujours avec Se riches dessins, des couleurs orientales, toute
la somptueuse élégance qui fait si bien deviner le rang de la femme qui le porte ;
il n'est jamais sorti des magasins de Rosset un chàie qui ne soit marqué au
coin de l'élégance, et qui nesoit un type aristocratique auquel on ne peut se tromper.
Que n'êtes vous à Paris, madame, pour visiter avec moi tous nos élégans ma-
gasins! Que n'avez-vous pu, comme je l'ai fait aujourd'hui, voir toutes les modes
gracieuses préparées par les soins de Mme Hnguenet-Lejay ! Cette modiste, que
vous connaissez par ses nombreux succès, emploie pour chapeaux de promenade
le velours épingle lilas-gris, vert-chou, ornés de guirlandes faites de petites tètes
déplumes, car il faut, hélas ! le dire, la plume plate couchée est déjà tombée dans
le domainede Vimportàblel Or donc, ces guirlandes sont une mode toute nouvelle
el par conséquent toute charmante; les chapeaux gris se doublent en rose, les lilas
ou verts en blanc. Mme Lejay fait ses chapeaux de visite en satin, ornés de beaux
points de Bruxelles, ou blonde guipure ; ceci est facile à dire, mais ce qui le serait
beaucoup moins, serait de vous expliquer la pose toute particulière des boutons
de roses qui complètent les ornemens de ces chapeaux ; c'est à vous, qui connaissez
le goût élégant de la modiste, à suppléer à mon insuffisance ; ce que je voudrais
vous faire comprendre, c'est tout le charme de certaines coiffures sans fonds, qui
ne couvrent que le sommet de la tète et descendent avec une grâce indescriptible
sur le bas des joues, où quelques fois elles se terminent par des glands arabes ou
des nœuds frangés d'or ou de perles. Il y a dans ce moment un magasin dans la
rue A^ ivienne, qui fait vraiment émeute ! C'est celui de Clamorgam ; il a imaginé
LA SYLPHIDE. 15
une manière de disposer ses éventails, si légère, si coquette, que nul ne peut
passer devant ce musée aérien, sans s'arrêter en face des belles glaces de la de-
vanture ; il est rare que si on a un présent à faire on passe outre sans entrer,
tant il y a de séductions attachées à ces branches d'ivoire, d'écaillé, de nacre ou
de laque, encadrant de belles et brillantes peintures ou des étoffes pailletées der-
rière lesquelles deux beaux yeux empruntent tant d'éclat !
Un objet de toilette que beaucoup de personnes choisiront cette année pour
étrennes, sera une collection de gants Mayer ; jamais on n'avait poussé aussi loin
la perfection dans la façon des gants. Mayer vient de faire à l'étranger un envoi
magnifique dont je vous parlerai la prochaine fois. La contrefaçon, véritable plaie
de toutes les inventions remarquables, a voulu imiter les gants lacés de Mayer ;
mais ou ne peut s'y tromper, et la réussite m'en paraît impossible. Vous me de-
mandiez, madame, ce qu'on pourrait offrir à un bon mari, pas contrariant, qui,
au retour de la chasse dans les montagnes, passait volontiers ses soirées près de
sa femme à lui faire des lectures, les pieds sur les chenets, puis le dimanche venu,
la conduisait à la ville voisine faire des visites, comme c'est l'usage en province ;
eh! bien, à ce mari-là qui vaut, certes, bien la peine qu'on le gâte, il faut
donner, pour ses soirées, une des magnifiques robes de chambre de Richard-Lau-
rent, si belles d'étoffe , si élégantes de façon ; vous avez déjà un échantillon du
talent de Richard-Laurent, par les beaux gilets de lui que je vous ai envoyés, et
vous savez qu'il a une réputation incontestable pour ces spécialités. Puis, pour
en revenir à ce bon mari, vous lui donnerez encore pour les visites du dimanche,
la canne de Verdier, car il n'est plus permis à un homme élégant , fût-il à deux
cents lieues de Paris, de sortir sans une canne dont le luxe, la pomme ouvragée
et riche ne crie tout haut le nom de l'unique et fameux faiseur ! Je vous ai déjà
quelquefois parlé de Mmc Leclère, modiste, dont le bon goût perce davantage
chaque jour. Ses capotes et en général toutes ses modes ont un joli cachet d'élé-
gance ; ses nuances sont parfaitement assorties, et dans ses ornemens on devine
un talent gracieux et de bonne compagnie.
J'aurais tant de choses à vous dire sur nos bonnes faiseuses aujourd'hui, ma-
dame, que la place me manque pour vous donner une teinte de la mode en gé-
néral ; je remets cela à un autre courrier, mais je puis vous dire d'avance que
aucun changement notable ne s'est présenté à ma critique ; les formes, les façons
sont dans un statu quo qui peut vous faire attendre, sans crainte, ma première
lettre. Baronne marie de l'******
I.A SYLPHIDE.
'■ ' ' \ S
LA RELIQUE D'UN CARDINAL.
a ville de Nantes, bien qu'une des plus anciennes de
France, est peut-être une des moins riches en anti-
quités. Excepté sa cathédrale, dont, la fondation re-
monte aux Druides, et son château-fort, célèbre par
le mot de Henri IV, presque aucun monument origi-
nal, presque aucune ruine historique n'y témoigne
des faits importans de ses annales ; annales si variées
cependant et si intéressantes, comme l'ont démontré
les beaux ouvrages de M. Guépin. La cité comme i
v,des derniers siècles a effacé sans pitié la cité gothique
du moyen-âge; les marchands n'ont pas demandé aux
vieilles pierres qui ont formé leurs boutiques, si elles
n'avaient pointquelques chroniques àleur raconter, et
voilà qu'ils délibèrent aujourd'hui s'ils ne jetteront pas
par terre leur dernier monument, cette tour du BoufFay,
de si terrible mémoire! Que Dieu et.M. Mérimée veillent
sur elle et la garantissent des démolisseurs et des ba-
digeonneurs! Cependant tout le monde, à Nantes, ne
préfère pas la Bourse neuve au vieux palais de Conan, et j'y sais jusqu'à trois personnes
qui mettent une page d'histoire ou d'art au dessus d'une quittance de loyer. Le cheva-
lier de B..., ancien directeur du Muséum , est de ce petit nombre de vrais amateurs ; il
possède, dans un cabinet, ouvert seulement à quelques élus, des antiquités qui trouble-
raient la joie de M. Dussommerard, au fond de son hôtel de Cluny. Un jour que ce bon
chevalier me montrait et m'expliquait chacune de ces reliques, avec l'érudition d'un
savant et la complaisance d'un collectionneur, il termina en me conduisant devant une
armoire étroite et haute, fermée le plus soigneusement du monde. — C'est ici, me dit-il
mystérieusement, que vous allez voir mon trésor ! — Il ouvrit l'armoire avec une précau-
tion respectueuse; il écarta doucement un rideau qui en voilait le fond , et j'aperçus
LA Sï LPHIUE. I"
une ample robe de soie rouge, suspendue à un porte-manteau. Je la touchai avec beau-
coup moins de respect que mon hôte; et je ne pus qu'en trouver l'étoffe magnifique, en
attendant que j'en connusse la valeur relative.
— Oui, oui , dit M. de B... en souriant, cette soie est belle, en effet! elle m'a coûte
quelques milliers de francs l'aune, et je n'en donnerais pas un seul fil au même prix .
Puis, se penchant vers moi pour me révéler le grand secret : — C'est une simarre du
cardinal de Retz! me dit-il, et vous allez voir quelle simarre! — Une des plus curieuses
équipées du fameux frondeur ! Une page dont il n'a osé écrire que la moitié dans ses
Mémoires!... Mais suivez-moi, ajouta vivement le chevalier, je vais vous décrire cette
scène, sur les lieux même qui en furent le théâtre. — Et me prenant aussitôt par le bras,
il me conduisit.au château des ducs de Bretagne.
Après avoir été successivement une forteresse, une prison d'État , une caserne, un
arsenal, cet édifice est encore aujourd'hui quelque chose de tout cela. Les hommes de la
révolution l'ont enlevé d'assaut en 1850; il est devenu , peu de temps après, la prison
delà duchesse deBerry ; en ce moment les soldats de la garnison y logent , et la garde
nationale y surveille une forte poudrière. — Ce massif en ruine, me dit mon cicérone,
en m'arrètant sur le pont-levis, était jadis la tour des Espagnols; voici celle du Pied-de-
Biche, celle de la Boulangerie et celle des Anglais. Ce bastion aux croix de Lorraine
porte le nom du duc de Mercosur, qui le fit élever au temps de la Ligue. Ces deux tours
sont celle de la Loire et celle du Fer-à-Cheval ; cette dernière renferme la chapelle où la
duchesse Anne épousa le roi Louis XII. — Maintenant, nous voici dans l'ancienne prison
d'Etat, continua M. de B... en m'introduisantdans des appartemens restaurés à la nou-
velle mode, et c'est ici que mon histoire commence, ajouta-t-il d'un ton solennel.
Un soir du mois d'août de l'année 163 î, trois hommes , assis dans cette salle , parais-
saient réfléchir sur les vicissitudes des choses humaines. Un de ces hommes était Paul
de Gondy, coadjuteur de l'archevêque de Paris, cardinal de Retz et chef de la Fronde ;
les deux autres étaient son médecin et le frère de son intendant, l'abbé Rousseau. Après
avoir tour à tour soulevé et calmé le peuple , servi et dupé la Reine mère et Mazarin ,
joué sa vie et sa fortune dans le parlement et dans la rue, le cardinal, brisé comme un
hochet entre les épées de Condé et de Turenne, venait de succomber avec toute la Fronde,
au moment où il saisissait la mitre d'archevêque. Arrêté, comme on sait, au milieu du
Louvre, où il avait osé paraître après le traité qui le condamnait, il avait vu enfin que le
succès peut manquera l'audace ; et il n'était parvenu à passer de Vincennes à Nantes
qu'en renonçant à cet archevêché si attendu, que venait justement de lui léguer son
oncle! Du reste, il n'y avait pas vingt-quatre heures qu'il était enfermé dans sa nouvelle
prison , et déjà sa dévorante activité s'y trouvait au supplice. Il méditait le projet le plus
téméraire qui lui eût jamais passé par la tète ! — « Mes amis, dit-il tout-à-coup à ses tristes
compagnons, en fixant sur eux ce regard qui électrisait la multitude, mes amis, avez-
vous du courage et du sang-froid ? — Le docteur et l'abbé se réveillèrent en sursaut et
se levèrent avec une résolution comique. — Eh ! bien, reprit le cardinal, se levant à son
tour , demain soir je serai libre, et la Fronde ressuscitera! n
Ses deux compagnons se regardèrent avec surprise, et semblèrent se demander s'ils
avaient bien entendu. — Je vous dis, répéta le cardinal en leur serrant les mains, que
demain je quitterai le château de Nantes ! Ce soir je vous expliquerai tout cela ; mais,
d'abord, avons-nous de l'argent? — Son Eminence , répondit humblement l'abbé , sait
que mon frère doit lui expédier ses fonds dans huit jours. — Huit jours ? c'est trop de
sept! dit Paul de Gondy ; je n'ai pas de temps à perdre. Demain, vous dis-je, demain !
Mais , morbleu ! il nous faut de l'argent !... Ah ! le gouverneur du château, ajouta-t-il
en caressant sa moustache, il m'afaitl'effet d'un excellent personnage... Si je lui deman-
dais... — Après une demi-minute de réflexion , le cardinal trouva son idée si divertis-
sante qu'il se rejeta dans son fauteuil en éclatant de rire. Le docteur et l'abbé se regar-
daient toujours l'un l'autre , et attendaient, pour partager l'hilarité du captif, qu'il vou-
|S LA SYLPHIDE.
lût bien leur en expliquer la cause; mais le cardinal , ne voyant que son projet, sonna
un de ses valets de chambre et lui remit une lettre pour le gouverneur, a Le cardinal de
» Retz, disait cette lettre, impatient de connaître son nouvel hôte, le prie de vouloir
« bien souper ce soir avec lui. »
— Mes amis, s'écria le coadjuteur en se frottant les mains, vous savez que j'ai joué de
bons tours dans ma vie, n'est-il pas vrai? Eh ! bien, je crois, vive-Dieu ! que celui-ci sera
mon chef-d'œuvre !
Puis, s'adressant au médecin qui ouvrait de grands yeux :
— Vous connaissez le gouverneur du château? lui demanda-t-il. — Assez pour le dé-
clarer un geôlier impitoyable ! — Impitoyable, soit, mais crédule et bon vivant? — C'est
son caractère en effet. — Et, du reste, homme d'honneur? — Homme chevaleresque.
— Capable de tenir ses engagemens, quels qu'ils soient? — Je me ferais sa caution. —
C'est tout dire ! Vous buvez sec, docteur ; vous tiendrez tète au gouverneur à souper.
— Votre éminence sera satisfaite. — A ce soir, mes amis. — A ce soir, répéta l'abbé qui
ne comprenait rien du tout. Le médecin ne comprenait pas davantage; mais il connais-
sait son rôle, et cela lui suffisait.
Deux heures après, les quatre convives étaient à table, arrosant d'un délicieux vin
d'Anjou, les aloses de la Loire et les perdrix du pays de Mauves. Loyal et simple militaire,
confiant dans les murailles de sa forteresse, honoré d'ailleurs des avances d'un illustre
captif et enchanté de rencontrer un si joyeux compagnon, le gouverneur se laissa ré-
galer le plus complaisamment du monde, et fit si bien raison aux santés du docteur que
le dialogue suivant s'établit entre lui et le cardinal.
— Mon cher gouverneur, vous êtes bien le plus aimable geôlier qui ait jamais tenu les
clés d'un donjon. — Ma foi, monseigneur, nous ne nous devons rien, car c'est tout
plaisir de garder un prisonnier tel que vous. Je compte en remercier le premier ministre
dansmes prochaines dépèches. — Véritablement? Eh ! bien, hàtez-vous de les lui expé-
dier; je vous le conseille. — Pourquoi cela, éminence? — Parce que tout aimable que
vous êtes, j'espère vous quitter bientôt? — Vous échapper , monseigneur ! — Mon Dieu !
oui, m'échapper... — Ah ! ah! vous voulez rire...
Tout cela en effet se disait en riant et en vidant les verres, et le gouverneur animé n'y
voyait qu'un sujet de conversation, tandis que poussant sa pointe sous cette plaisanterie,
le cardinal l'observait d'un œil imperturbable. — Cela vous ferait de la peine si je m'en
allais, gouverneur? lui dit-il en se penchant familièrement vers lui. Le gouverneur sourit
et hocha la tète en homme sûr de son fait. — Quand môme, au lieu de railler, vous parle-
riez sérieusement, répondit-il, je vous jure, monseigneur, que je dormirais sur les deux
oreilles. Eh ! eh ! dit le cardinal, j'en ai trompé de plus malins que vous, sans vous
faire offense ! — Il excitait ainsi la présomption du militaire, tout en continuant de tour-
ner la chose en plaisanterie. — Je ne doute certes pas de l'adresse de votre éminence, ré-
pliqua celui-ci avec un aplomb provocateur, mais je doute encore moins de la solidité du
pont-levis et de la profondeur des fossés du manoir. Si vous aviez des ailes, monseigneur,
nous pourrions parier.... Mais à moins de cela ou d'un miracle de là-haut.... — Oh ! dit
le coadjuteur souriant sous sa moustache, Mazarin m'a mis trop mal là-haut pour que
j'en attende un miracle ; mais on a vu de simples mortels s'évader de prison, gouverneur ;
et puisque le mot de pari vous est échappé... — Soit, dit avec étourderie le militaire, com-
bien gageons-nous, éminence? — En voyant la souris donner ainsi dans le piège, le car-
dinal tendit la main par un mouvement de chat et s'écria gaîment : — Vingt mille écus !
— Je les tiens, dit le gouverneur qui fit le même geste. — Et prenant à témoin le doc-
teur et l'abbé, tous doux échangèrent leur parole sur une dernière rasade.
Le cardinal laissa la comédie s'achever par de longs éclats de rire, après quoi il changea
la conversation jusqu'au départ du gouverneur.
— Vingt mille écus, mes amis, dit le prisonnier à ses compagnons stupéfaits ; voilà
justement ce qu'il nous faut pour quitter Nantes , et le bon gouverneur paiera les
LA SM.PI1IIIE.
irais de notre Cuite et de notre voyage. — Vous passerez la nuit près de moi, docteur,
poursuivit-il, à l'effet de me guérir d'une migraine affreuse qui me saisit à l'instant
même. C'est une maladie qui est au service des abbés comme des jolies femmes; et,
quand vous aurez dormi un somme sur votre souper, nous pourrons parler de mon
plan d'évasion. — Quant à vous, mon cher confrère eu Dieu , ajouta le cardinal en frap-
pant sur le ventre de l'abbé Rousseau, vous n'êtes pas d'une circonférence telle que
vous ne puissiez vous entortiller de quelques brasses de bonne corde , et voilà ce que
je vous charge de m'apporter demain matin de la ville. Allez!... — L'abbé se retira ,
enchanté de la simplicité de son rôle , et le cardinal passa la nuit à donner ses ins-
tructions à ses deux valets de chambre.
Tout l'espoir du prisonnier reposait sur la permission qu'il avait obtenue de se
promener chaque soir dans le ravelin du bastiou de Hercœur, surveillé pas à pas par
deux sentinelles, et séparé du sol par une hauteur de quatre-vingt-dix pieds.
C'était peut-cire la voie d'évasion la plus périlleuse et la plus impraticable ; mais il
l'avait choisie précisément à cause de cela , dans sa préférence calculée pour les
moyens qui déconcertent le vulgaire. — Le lendemain donc, vers les sept heures du
soir, le cardinal parut sur le ravelin de Merceeur, accompagné de son médecin , de
l'abbé Rousseau et suivi , à distance , par ses deux valets de chambre. Le premier
objet qui frappa leurs regards fut le gouverneur en personne , arrivant au devant
d'eux ; abbé , docteur et valets, crurent d'abord que tout était perdu ; mais l'imper-
turbable prélat , les rappelant par uu coup d'œil à leurs rôles, s'avance d'un air poli
et dégagé vers le gouverneur, et s'assure que sa présence sur le rempart n'est motivée
par aucun soupçon. Alors il entame avec lui une conversation familière et enjouée ,
comme celle de la veille. Tous deux plaisantent de nouveau sur la gageure des
vingt mille écus , et bientôt le gouverneur croit devoir s'excuser en se retirant pour
une inspection d'armes.
A peine est-il parti, le coadjuteur reprend sa promenade avec ses compagnons:
puis, s'arrètant à peu de distance des sentinelles, il se fait servir une collation en
plein air. En cinq minutes une petite table est couverte de fruits et de vins déli-
cieux. Les soldats regardent le tout d'un œil d'envie, excitée habilement par les plai-
santeries du cardinal ; et quand il se lève de table en ordonnaut aux valets de desser-
vir, ceux-ci, entrant alors dans leur rôle, se mettent à vider furtivement les bouteilles.
Témoins obligés de cette opération, les sentinelles sont loin de la désapprouver ; des si-
gnes et des provocations arrivent à leur adresse , et on finit par leur proposer une
part du régal. Jamais gosiers de soldats refusèrent-ils pareille offre ? Ceux-ci accep-
tent d'autant plus volontiers que personne assurément ne peut les voir. D'ailleurs, les
valets, pour plus de précaution, les attirent à l'écart derrière une guérite ; là, ils leur
font généreusement un rempart de leurs corps, de façon à les rendre aussi aveugles
qu'invisibles ; et , tandis que ses flacons participent largement au complot , le cardi-
nal, qui a suivi de l'œil tout ce manège, procède sans tarder au dénoùment de la co-
médie.
Otant d'abord sa si marre rouge, il la pose sur un bâton entre deux crénaux, de manière
à ce qu'on puisse la prendre pour lui-même. En même temps, l'abbé Rousseau, aidé
du docteur, déroule la longue corde cachée sous sa soutane , et au bout de laquelle est
une petite escarpolette. Fortement attaché par les reins à cet appareil , le prélat est
poussé en dehors du parapet, et tout en faisant semblant de regarder la campagne , on
le laisse glisser doucement contre le mur du rempart... I! va sans dire que tout ceci est
l'affaire d'une minute ; mais combien cette minute renferme de périls!... D'abord le
cardinal est suspendu en l'air à quatre-vingt-dix pieds du sol ; un moment de trouble ou
de faiblesse, et le voilà brisé ! Un seul regard des sentinelles, et le voilà découvert ! En-
suite, et pour comble de terreur, deux jeunes gens qui se baignent au bord de la Loire,
l'aperçoivent et se mettent à pousser des cris; mais, par une incroyable coïncidence
I.A SYLPHIDE
d'événemens, un moine qui se baigne aussi, vient d'appeler au secours , et les cris des
jeunes gens sont attribués à cette cause.
Cependant le cardinal n'est pas sauvé encore; il s'en faut! Au moment même où son
pied touche la terre, une sentinelle, qui veille sous les remparts à vingt pas de lui, le
couche en joue, en lui criant : Qui vive? Mais, lui, sans se déconcerter devant cette
menace , marche droit au soldat, traînant la corde qui lui sert de ceinture, et du ton
d'un supérieur qui commande : — Si tu tais feu, lui dit-il, tu seras pendu demain ! La
sentinelle croit que le gouverneur est du complot * et abaisse respectueusement son
arme... Ainsi donc plus d'obstacles, voilà le prisonnier libre ! voilà le frondeur déchaîné!
Un cheval et un ami l'attendent; il monte, il galope, il s'éloigne du château, il va s'em-
barquer , gagner la frontière, avertir son parti , prêt à se relever à sa voix, et rallumer
la guerre civile dans tout le royaume ! — Mais la fortune se plaît à frapper au moment
où l'on compte le plus sur elle; la fortune , comme aux temps mythologiques, presse
d'invisibles aiguillons le cheval du prisonnier; il s'emporte, se cabre et tombe; le cardi-
nal, lancé contre une borne, se rompt l'épaule gauche, et cette chute providentielle
épargne à la France une nouvelle Fronde !
Paris, après avoir célébré, par des illuminations, la délivrance de son archevêque, et
entonné déjà, pour le recevoir , des chants de victoire et de révolte , Paris apprit qu'il
était blessé, qu'il était poursuivi, et enfin qu'il avait gagné l'Espagne sur une frêle em-
barcation. Il ne rentra en France qu'à la suite de soumissions qui furent le coup de grâce
pour son parti ; et la seule vengeance qu'il put désormais exercer sur Mazarin, ce fut ,
comme l'a si bien dit Bossuet, de le poursuivre jusqu'au bout de ses tristes et intrépides
regards. — Dans une telle déconvenue , cependant , ne croyez pas qu'il eût oublié le
gouverneur du château. Celui-ci , le lendemain même de l'évasion , eut à verser aux
mains d'un tiers, autorisé ad hoc, la somme de vingt mille écus , à l'ordre de Paul de
Gondy, cardinal de Retz. Le scrupuleux militaire fit honneurà sa parole , sans se vanter
de tant d'exactitude, et il déchargea sa mauvaise humeur sur les sentinelles, en les fai-
sant fusiller dans les vingt-quatre heures.
— Du reste, ajouta le chevalier de B... après avoir achevé ce curieux récit, le digne
homme fut dédommagé de la perte du cardinal par la possession de la simarre, et c'est
au dernier de ses descendans que j'ai acheté cette inestimable relique.
TITRE-CHEVALIER.
* C'est ce qu'elle avoua quelques heures après, en subissant l'interrogatoire. (Arcbiret <lu
Château do Nantes.
LA SV LPIIIIIK.
LES FUNÉRAILLES DE NAPOLEON,
i jamais un grand événement fut réservé à notre ép
c'est bien sans aucun doute le retour des cendres de
l'empereur. En 1815, l'aigle volait de clocher en clocher,
hardi précurseur de l'exile de l'île d'Elbe; en 1840, le
cercueil de Napoléon traverse triomphalement la .
qui, oublieuse des fautes du passé, s'agenouille avec
amour pour le bénir! — C'est ainsi que nous comprenons
les hommages à rendre au plus illustre capitaine de tous
les temps : cet enthousiasme mêlé
sorte d'adoration pour ! les d'un homme qui a
comblé notre pays de tant d'illustrations et de tant de
gloires, me semble préférable à tous ces programmes de cérémonies improvisées a la
hâte, et à ce déploiement de pompes théâtrales dont le moindre malheur est d'être d'une
vulgarité désespérante. Ne préférez-vous pas les mille coups de canon qui, à deuxrepri-
ses, salueront le catafalque impérial lorsqu'il quittera Cherbourg, aux oripeaux sans
nombre que l'on va étaler depuis Neuilly jusqu'aux Invalides ? Ne trouvez-vous pas plus
de magnificence et de grandeur réelle dans ces flots de populations émues qui vont
border la Seine sur le passage de l'escadrille funèbre depuis le Havre jusqu'à Courbe-
voie, que dans les colonnes de bois peint et les feux de Bengale dont on va embellir les
Champs-Elysées? — J'aime mieux, je l'avoue, les ouvriers qui -descellent les grilles et qui
abattent les murs de la barrière de l'Etoile que les peintres qui perdent leur temps à
barbouiller des trophées d'armes sur de méchans morceaux de toile. En effet , pour que
Napoléon rentre dans ce Paris qu'il a fait si beau, jamais il n'y aura trop vaste brèche,
et c'est ainsi d'ailleurs que procédaient jadis les triomphateurs de la Grèce et de
Rome.
Que Dieu nous garde, au reste , de combattre par un programme de notre façon le
programme du gouvernement ; il ne nous est venu , hélas ! aucune idée grandiose et
22 LA SYLPHIDE.
digne do la réception des cendres impériales ; mais on nous permettra de dire notre mot
sur ce que nous voyons se préparer autour de nous. Du fond de notre conscience, nous
sommes d'avis que les ordonnateurs de ces fêtes célèbrent le retour presque inespéré
des restes de l'empereur, comme d'honnêtes enfans qu'ils sont. — Nous jouons au triom-
phe.— Il est beau sans doute de convier aux funérailles de celui dont le trône fut si élevé
au dessus de tous les trônes, les rois qui ont présidé aux destinées de la France, depuis
les Capétiens jusqu'aux Bourbons, avec le cortège de leurs plus illustres capitaines ; c'est
encore une idée heureuse de faire saluer par les emblèmes des vertus de la paix et de la
guerre, l'ombre du héros qui ne fut pas moins grand dans la guerre que dans la paix ;
j'absous donc ces myriades de guerriers et de monarques en plâtre qui ne vivront qu'une
semaine, mais je suis sans miséricorde pour ces colonnes triomphales, pour ces casso-
lettes en bois blanc et ces bas-reliefs brossés à la colle ; cela nous reporte aux plus fâ-
cheuses époques du mauvais goût; cela nous ramène à cette incroyable barraque de
charpente et de lattes dont de grossiers badigeonneurs avaient prétendu faire il y a deux
ans, .dans le carré Marigny, le palais de l'Industrie Française.
Il est ainsi de la dernière évidence que les funérailles de Napoléon, au lieu de
profiter à l'art, ne feront que l'engager davantage dans la fausse route où, depuis
si long-temps, il recule. Si la mémoire de César ne jouit pas du privilège d'inspirer de
nobles choses, en revanche, il ne manque pas de gens qui en profitent pour se livrera
tous les genres de folie. Les uns persistent à ne pas vouloir de l'église des Invalides, sous
prétexte que c'est l'œuvre de Louis XIV, comme si Maximilien Ier avait élevé la cathédrale
d'Insprùck, où ses cendres reposent ; d'autres, pour mettre a exécution des projets dont
le premier plan n'existe point encore, ne demandent rien moins que Chaillot, ses collines,
les plaines environnantes, la Seine, que sais-je? Pour ces illustres artistes, la place
manque, le monde est trop étroit ; ils montent sur des échasses et se déguisent en Ti-
tans afin qu'on ne les prenne point pour des pygmées. — Je ne vois pas cependant qu'après
le vote des Chambres et à moins d'une décision nouvelle, on puisse placer le tombeau de
l'empereur ailleurs que sous la coupole des Invalides , et il est au reste assez étrange que
l'on s'évertue à contrarier ainsi ses ordres souverains. Ce n'est pas sous la colonne que
Napoléon voulait que fussent déposés ses restes, non plus qu'aux Invalides, non plus qu'à
Chaillot, au Mont-Valérien, ou dans l'île Louviers; c'était dans les caveaux légitimes de
Saint-Denis^au milieu des rois de France, ses prédécesseurs , qu'il espérait dormir.
Quoi qu'il en soit, il paraîtrait que, dans cette cause importante, un grand point aurait
été gagné. Le roi, qui , en fait d'art surtout , règne et gouverne, est décidé , assure-t-on,
à ne point confirmera M. Marochetti les faveurs dont M. Thiers ou M. de Rémusat se
plaisaient a le combler sans trop de motifs. Le monument impérial serait mis au con-
cours. Nous verrous bien si, dans cette libre carrière ouverte au génie, les artistes qui ont
le plus crié à l'arbitraire seront les plus forts. — Vous avez beau faire, en effet, soyez gou-
vernement, vous n'aurez pas d'adversaires plus implacables que les artistes. Nous autres,
pauvres écrivains, dotés d'un fonds d'encouragement de quelques vingtaines de mille
francs qui s'engloutissent, à bien peu de chose près, dans les chiffonnières de ces
dames, nous avons pris le parti de garder le silence. Les artistes, au contraire, sculpteurs
ou peintres, favorisés tous les jours de nouvelles commandes, dans ce siècle où l'un
démolit et où l'on bâtit sans relâche, les artistes ont éternellement la plainte sur les
lèvres. — Exemple : — Le ministère a besoin de quatre ou cinq douzaines de statues de
plâtre pour la cérémonie funèbre : Hugues Capet, Bavard, Duguay-Trouin, l'Agriculture,
la Prudence ; une somme de 1,500 francs est allouée par chaque statue, et tout natu-
rellement on n'accorde des commandes qu'à ceux qui courent après. La preuve , c'est
que Desprcz , ce grand statuaire auquel nous devons le marbre du général Foy, à la
Chambre des Députés, n'étant pas sorti de chez lui, n'a rien obtenu.... Eh! bien, une
fois ces statues commandées, il s'est trouvé des Pygmalions pour se plaindre, et pour
dire que 1,300 francs, c'était trop peu, et qu'il fallait au moins doubler la somme En
voilà assez sur ce chapitre ; si nous devions l'épuiser, le papier nous manquerait.
IV sv M'IIIIIK
Heureusement, la partie religieuse de la cérémonie rachètera beaucoup de fautes. II
avait été question d'abord de demander une messe à Rossini ; on s'est ravisé et en
fouillant dans ta bibliothèque de la Chapelle du roi, on en a découvert on i
par Chérubini pour les funérailles de Louis XVIII : on enterrera l'empereur do dix-
huit brumaire avec les chants qu'avait inspirés le monarque parla grace de Dieu, «.'est
une anomalie passablement choquante; mais en l'ait d'art et de convenances il va
des hommes d'Etat qui n'y regardait pas de trop pies. On sait aussi que H. '
avait été choisi, il y a plusieurs mois, pour écrire la marche funèbre; il n'est plus
question de lui à l'heure qu'il est: toute cette instrumentation de tambours e1 d'o-
phicléidesa été remise aux soins de MM. Auber, Balévj et Ad. Adam,
l'on ne change encore d'idée d'ici à mardi prochain. — Après la messe de Chérubini ,
on chantera le magnifique Requiem de Mozart. Cent cinquante voix et autant d'instru-
mens, dirigés par M. Babeneck, ébranleront les voûtes de l'église des Invalides. Nos
trois théâtres lyriques enverront leurs premiers artistes à cette solennité; p il
soprani, nous aurons M™» Grisi , Persiani, Doras-Gras et Damoreau; pour les atti:
Mn.cs Pauline Yiardot-Carcia , Stoltz , Eugénie Garcia . Albertazzi ; pour les ténors :
Duprez, lUibini, Alexis Dupont, Massol; pour les basses: Lablache, Tarobl
Levasseur et Alizard. Jamais, sans doute, la messe de Chérubini et le II qui- m de
Mozart n'auront été aussi pompeusement chantés. —Au résumé donc, et en dépit des
erreurs commises, de l'imprévoyance qui a présidée quelques détails, el de la
précipitation qui en a été la conséquence pour quel. nies autres, les funérailles du
grand empereur ne seront pas dépourvues d'un certain éclat , si toutefois les poêles
de circonstance consentent à nous laisser tranquilles. g. cuénot-lecoi.me.
Théâtres. — Concerts*
Le succès de la Favorite à l'Académie-Royale grandit de jour en jour; Dupiez, Bar-
roilhet et M">« Stoltz s'y maintiennent à une remarquable hauteur, aussi bien dans le
chant que dans le drame. Nous réitérons les vœux que nous avons déjà formés pour que
les deux premiers actes soient réunis en un seul , et que le divertissement, très peu ré-
créatif de M. Albert, soit considérablement revu et diminué. — Quoiqu'il en soit l'hiver
avance ; nous touchons à la saison des [plaisirs. Déjà l'Opéra donne le signal ; nous' tenons
de source certaine que son premier bal aura lieu le 2 janvier. Avec sa salle si brillante
et si fraîche, les préparatifs pourraient être des plus simples, et pourtant on nous annonce
des merveilles. Musard aussi, sacrifiant l'intérêt à ses affections , revient de Londres
pour reprendre la direction de son miraculeux orchestre, auquel il ajoute cette année
dit-on , une masse étonnante d'iustrumens de cuivre. On fait bien de se presser- car
cette année le carnaval est court. — Depuis le commencement de la saison Donizelti et
Belliui avaient fait tous les frais du répertoire italien ; ou s'étonnait que Rossini fût ou-
blié de la sorte; mais cet oubli provenait moins de M. Dormoy que des chanteurs oui
aiment mieux paraître dans des rôles écrits exprès pour leur voix et qui font ressortir
tous leurs moyens, que d'être les interprètes de la grande musique de Rossini chantée
par tant d'autres beaux talents avant eux. Néanmoins, les artistes italiens se sont exé-
cutés de la meilleure grace; deux représentations du Barbier deSévil/e ont successive-
ment eu lieu; Tamburini a été admirable, nous n'en dirons pas autant de Mario ni de
M™ Albertazzi, qui, malgré de fort belles notes de contralto, ne nous a pas entièrement
satisfait. Jeudi on devait reprendre à l'Odéon la Donna del Lago, par Rubini, Morelli,
Mirate , M"« Persiani et Albertazzi ; une indisposition de Rubini a forcé de donner à
la place Norma. Quoi qu'il en soit, avec la troupe italienne organisée telle qu'elle l'est
aujourd'hui, l'exécution des chefs-d'œuvre de Rossini sera toujours beaucoup moins ir-
réprochable que celle des partitions plus récentes de Bellini, de DonizettietMercadante.
LA SYLPHIDE.
Guy on le transfuge de la Renaissance, qui avait débuté au Théâtre-Français dans le
rôle du vieil Horace, a obtenu lundi dernier du succès dans le rôle de Mithridate. On
annonce toujours pour samedi la reprise de Marie Stuart avec Mlle Rachel. — Pas de
nouvelles de l'Opéra-Comique. La rose de Pêronne est encore à venir ; en attendant on
nous présente des débutantes: MlleS Révilly et Willaume. — Le Vaudeville fait tout ce
qu'il peut pour mourir. — LeGymnase s'émancipe. Il était permis de croire que M. Scribe
devenant vieux se ferait ermite; le voici, pour se distraire, qui nous fabrique du vaude-
ville vertueux quant au fond, et considérablement égrillard quant à la forme. Le Lion
amoureux, qui se donne par ci par là des allures de la morale en action , ne contient
pas moins de deux tentatives de viol , sans compter la grande scène â'Antony et je ne
sais combien d'autres petites impertinences du même genre.
Les concerts se succèdent, et ce n'est encore là, pourtant, que le prélude des jouis-
sances musicales qui nous attendent. — La matinée de M"10 Pauline Duchambge a été
fort bien remplie par les artistes qui figuraient sur son programme. — Mllc Aglaé Masson ,
premier prix de piano du Conservatoire, va donner un concert. — M. Hector Rerlioz en an-
nonce également un pour dimanche, dans la salle des Menus-Plaisirs. — 11 y a peu de jours,
une matinée musicale a été donnée dans le salon de M. Foumier, facteur de piano, par le
jeune violoniste, Bernardin. Miss Clara Loveday , l'habile pianiste, a parfaitement
exécuté une fantaisie sur les motifs S! Anna Bolena. Un solo de harpe de Mllc Beltz n'a
pas fait moins de plaisir. M. Chaudesaigues a beaucoup fait rire avec le Bon Curé Pa-
tience, do Mlk Loïsa Puget ; et enfin, le jeune Bernardin a terminé le concert en jouant
d'une façon remarquable un air varié de Bériot. — La place nous manque pour parler au-
jourd'hui des Albums publiés par nos principaux éditeurs de musique; nous espérons
pouvoir en rendre compte la semaine prochaine, ainsi que de quelques unes des publi-
cations littéraires qui méritent d'être signalées. On nous a parlé d'un volume devers
qui va bientôt paraître. Ce volume est l'œuvre d'une dame, et il a, dit-on, pour titre :
Échos et Reflets.
La matinée musicale donnée dimanche dernier par Théodore Hauman , au profit
des inondés de Lyon, sera sans contredit la plus belle solennité de la saison d'hiver.
M»,c Dorus et Géraldi ont dit avec une verve et un entrain vraiment extraordinaires
le beau duo du Maître de Chapelle ou Paër a déployé toutes les richesses de son imagi-
nation. Mme Dorus a été parfaite dans le grand air du Cheval de bronze, et Mlle Guénée
a fait preuve d'une énergie rare jointe à un charme entraînant dans le solo de piano
qu'elle a exécuté avec le talent qui la distingue. — Mais toutes les formules de la louange
sont insuffisantes pour donner la moindre idée du jeu large, grandiose et passionné de
Théodore Hauman. Jamais lajustesse, l'énergie, la grâce et le goût n'ont été portés plus
loin, aussi l'enthousiasme des auditeurs ne connaissait-il plus de bornes: les solos, les
points d'orgue étaient interrompus par des applaudissemens , des vivats, des cris arra-
chés par l'impatience d'exprimer un plaisir, arrivé à son plus haut degré d'exaltation.
Concerts nui* abonnement de IM1. H. Herz et Labnrrr.
A la demande d'un grand nombre de souscripteurs, et pour donner plus d'éclat à leurs
concerts pur abonnement, MM. H. Herz et Labarre ont décidé qu'à l'avenir ils auraient
lieu les jeudi soir, de quinzaine en quinzaine, à partir du deuxième concert fixé au jeudi
ii décembre, à huit heures du soir, et dans lequel on entendra Mme Pauline Viardot-
Garcia, Mmc Labarre, MM. Mecatti , Dorus, Ravina, H. Herz, Labarre, et d'autres ar-
tistes d'un talent éprouvé. S'adresser chez M. H. Herz, rue de la Victoire, 58.
LA SYLPHIDE
DIRECTION 1 CITE DES ITALIENS
L\ SM.PII1UK.
1 Sliiclaïui*
\!| £2tà\&mjïï ous venons de passer, madame, quelques jours de
pompe vraiment féerique , et tout parait pâle après les
y,\ magnificences que nous avons eues sous les yeux ; ce-
|$P pendant, pour vous qui, de loin, n'avez pu juger de
jlj/ toutes ces belles choses ; pour vous qui n'avez pu,
1} comme nous, vous émouvoir à la vue de cette vieille
■4 gloire ressuscitée, je mettrai de côté toute l'idéalité
et le prestige dont sont encore environnées mes
pensées pour vous initier aux choses plus matérielles de la vie parisienne.
Nous voici bien proche de ce jour si impatiemment attendu par tons , de
ce jour où l'émotion de l'attente cause l'insomnie, que vient encore prolonger
celle du plaisir. Comme je vous l'ai déjà dit, les étrehtus utiles sont en grar.de
vogue cette année, et vous pensez dès-lors que la maison Delisle ne désemplit
pas ; comme chaque année à pareille époque, elle ouvre ses portes le dimanche à
ses nombreux acheteurs, qui au moins lui prouvent par leur empressement la
reconnaissance que leur inspire cette attention toute particulière. Delisle a , dans
ce moment, beaucoup d'étoiles nouvelles, destinées à faire les plus ravissantes
robes: la royale renaissance, ta guirlande royale , le moiré à" Orient, le drogùet,
puis les fantaisies de toutes sortes, les burnous , les châles ouatés ou de cache-
mire, les écharpes de velours, de gaze, que sais-je, moi ; il faudrait des pages en-
tières pour détailler toutes les beautés, toutes les frivolités séduisantes que con-
tiennent les magasins Sainte-Anne et qui les placent au plus haut rang de lafashion.
Tout ce luxe des étoffes déployé chez Delisle se retrouve dans les coiffures as-
sorties de nos bonnes modistes. Mme Séguin , par exemple, qui entend si bien la
spécialité des coiffures d'hiver, en a dans ce moment qui ont pris le nom d'algé-
rienne et de mandarine, qui sont charmantes et que les femmes vraiment
élégantes porteront seules. Mme Séguin fait ses chapeaux de visite en velours ,
I.A SM. l'HP ni.
citron , mauve , bleu de France et blanc. Lorsqu'ils sont ornés de plumes,
ce qui arrive le plus souvent , les plumes sont de la nuance du chapeau ,
mais panachées de diverses couleurs s'harmoniant toujours parfaitement avec
Je ton du chapeau; il en est de même lorsque ce sont des ornemens de fleurs :
ces fleurs sont toujours si belles, ainsi que les plumes , que l'on voit bien
qu'elles ont été fournies par Mme Lainnée , la fleuriste élégante et habile qui
sait prendre la nature sur le fait. Mme Lainnée vient de composer des roses en
velours noir et rose, qui sont ce qu'on peut imaginer de plus joli, et dont la
destinée est d'orner les robes en dentelles noires, en vogue cet hiver, portées sur
•du satin rose ; ces toilettes s'appelaient autrefois à la Marlborounh et étaient tou-
jours fort distinguées ; il en sera de même maintenant, et les roses de Mme Lain-
née y contribueront pour une bonne part.
Je me souviens de vous avoir parlé de la coiffure Hélène , délicieuse création
de Mme Dasse , dont vous connaissez le goût et la distinction ; je ne saurais vous
dire le succès qu'obtient cette coiffure , qui diffère de toutes les autres et peut se
faire avec un luxe vraiment royal. J'en ai vu une, entre autres, qui avait le fond
en tulle blanc, parsemé de pierres fines de couleur; les barbes, retombant de
chaque côté jusque sur le cou , étaient en dentelles d'or, et les marabouts blancs
qui ornaient cette coiffure étaient pailletés d'or, ce qui composait un ensemble
d'une richesse et d'une élégance tout-à-fait remarquables. J'ai vu aussi chez
Mme Dasse un chapeau en velours épingle , blanc, orné de chaînons en or avec
glands algériens , or et blanc , une plume neige parsemée d'or venait encore en-
richir ce chapeau , qui était destiné à la duchesse de D....; une autre coiffure ,
Olympe, consiste en barbes en velours nuance rubis, avec foudres noires et ornée
de coraux enlacés d'or. La coiffure Isabelle est en brocard or et nuance améthyste ,
dont la barbe , retenue par des diamans , est enlacée à tout le reste de la
coiffure avec une grâce indéfinissable. Une coiffure faite en rubans mauresques
et or, d'un côté s'échappait légère et transparente avec une touffe de marabouts ,
tandis que de l'autre une gerbe de fleurs scintillantes venait lui donuer un ca-
chet tout particulier et qui révélait le talent de son auteur. — Les mouchoirs
de Chapron jouent un grand rôle dans les étrennes , car la possibilité d'en faire
des présens fort chers ou bon marché les fait rechercher par toutes les fortunes;
il a dans ce moment des mouchoirs garnis de malines à dessins gothiques, et il
se charge d'en faire faire de pareils aux femmes qui ont de vieilles dentelles. Le
prince et la princesse de Capoue viennent de faire chez lui de nombreuses acqui-
sitions , et ils n'ont pas oublié , pour conserver leur magnifique collection de
mouchoirs, les élégans sachets de satin brodé, avec les chiffres et les armoiries ,
et que parfument si délicieusement les odeurs de Guerlain. — Les excellentes mon-
tres de Benoit , véritables bijoux de mécanisme et d'élégance , font aussi partie
des élrennes utiles ; chaque jour la supériorité de l'horlogerie Benoit se fait re-
marquer davantage, et ses montres sont un présent qui se trouve dans toutes les
corbeilles, et quechaque femme voudrait se voir offrir aujourdel'an. A ceux qui
aiment véritablement l'utile, je recommande la maison du Pète de famille, car
Tachy a su prévoir tous les minutieux détails qui justifient le nom de sa maison.
Ouvrages faits et à faire, merceries complètes , assortiment des mieux choisis ,
pour tous les travaux que les femmes font aujourd'hui , rien ne manque, rien ne
fait défaut ; l'obligeance gracieuse avec laquelle on vous enseigne ce que vous
LA STLPHIDE.
ignorez , l'empressement avec lequel on vous sert, continue la bonne et ancienne
renommée de la maison du Père de famille, dont le nom est pour nous une tra-
d.t.on de mère en fille !
Seulement maintenant les bals elles réunions commencent à poindre, éclairé,
par les lustres ; c est le moment de juger l'aspect de la mode en général et, sinon
de préciser encore du moins de préjuger ce qui s'élèvera ou tombera dans les us
loZlT v n ?qUi " l°mbera paS d,ab0rd' ce seront les «^J«Pes
bouffantes en çr.nohne Oud.not, car les jupes se portent plus amples que j „L
» dis!" T °Ur * m iSPCnSab'e ; " e" s<™de™™ * celles de Delannoy,
se d.st.nguant par une légèreté qui en fait un accessoire de toilette aussi néce s
a.re que le corset Josselin ; sous les robes de bals les sous-jupes spéciales de D -
jy dont le t.ssu rappelle , par sa transparence, les ail demouches sont
out ce qu on peut porter de mieux.puisque leur légèreté no les empêche pas de
bouffer et que néanmoins elles ne se brisent jamais.
A la répétition à l'Opéra, du fameux/?^,,, qui a été chanté aux Invalides les
emmes étaientfort parées; j'ai remarqué Mme la marquise de R.... qui avait une
^armante coiffure en cheveux avec de longues anglaises touffues auxquelles vë-
na.t se mê er une guirlande de roses qui passait sur le haut du front ets re a_
ça. ensu.te.ui cheveux de derrière ; au reste la gravure de notre Stlph L
^ous portera aujourd'hui le fidèle modèle de cette coiffure, et vous montrera en
même temps une robe de satin avec un volant riche, dont les fleurs posées d'une
graceuse manière ontun cachetde nouveauté qui se retrouve dans le court man-
tel de satin et velours dont la forme capricieuse et élégante révèle un talent d'in-
vention qu. ne peut manquer de nobles encouragemens. Une fort belle personne
avait une robe de velours noir avec une bordure de cachemire; par dessus la robe
un burnous en cachemire ponceau entouré de cygne, ouaté et doublé de satin
Ïet'd IS f 7" argCnt Ct dGS t0FSadeS al8érie"neS ■ ,e -»-'- -^5
collet , des gants pa.lleque recouvraient des mitaines en filet noir, et un manchon
d hermine, serré aux deux bouts par de grands rubans en velours
L est plus que jamais le moment, madame, de vous parler des modes char-
mantesdeUmon mer-Pelvey. Autant, dans les époques de la chaleur eds
u^s ^rT f'eySa'td-'Pl0yer ^ léSèretéetde 8-e dans ses coif-
Ture,, autant, dans la sa.son où nous sommes, il excelle à approprier nos cha-
P aux et nos capotes de visite ou de promenade et nos coiffûres'de s rées ou
de bal aux ex.gences du froid et du grand monde ; le velours et le satin se trans-
it en merve.I.es dans les mains ingénieuses de Lemonnier-Pelvey. Quoi
que Ion désire en fa.t de coiffures, c'est dans ses beaux salons qu'il faut s
rendre. Lemonnier-Pelvey est le modiste par excellence
habillée !T r"1*0.8 ^ Trtent P'ateS' maiS °n p6Ut les 0rner> P°"r 1« ^beS
habillées de trois vo ans de hauteur décroissante et de revers gantelets ; on peut
u T r' 7 h3U!' d6S P"'S e" bi3iS qUG b°rdent de ?<*** dentelles a
seule varat.on des manches plates sont celles à la religieuse. Pour les manches
X f méïnPaS°ded S0Dt HT e" Y0SUe : °n C— aUSSi de vola^I de„-
teles mélanges a des nœuds de rubans, les manches courtes-plates. Pour les
petites soirées dansantes, les jupes blanches avec des corsages à pointe en velours
icoTdn r portéeKi 0n verra beaucoup de robcs - dente"- «■£ -
dessous de sat.n rose, bleu, paille, lilas ; la robe de dentelle est le plus souvent
LA SYLPHIDE.
ouverte en tunique ; une écliarpe en dentelle noire est indispensable avec cette
toilette. Les robes d'étofl'es orange et blanc, bleu Japon, rose Chine sont fort à la
mode : beaucoup de cordelières ou cordons algériens avec des glands en or, en
argent, en soie, mates ou à jours vont avec ces robes. Les robes de demi-soirées
sont en tarlatane brodée. On peut les orner de bouquets de fleurs au bas de la
jupe. Je ne saurais vous dire la multiplicité dépolisses, de manteaux, de bur-
nous que l'on voit cette année ; les dentelles, les fourrures, les passementeries,
les broderies, tout cela est adopté pour l'ornement de ce vêtement, dont le velours,
le cachemire, le satin et le mérinos, pour les moindres fortunes, font le corps.
Les robes de velours, ornées de dentelles blanches, continuent à être bien por-
tées. Pour soirées, des mitaines en filet noir ou blanc brodées en or. On ne porte
plus de gants demi-longs sans être ornés du haut. Les formes des chapeaux se
portent plus grandes ; les coiffures de soirées en velours, dentelles et rubans se
soutiennent. Comme bijoux, le corail s'allie d'une manière assez distinguée avec
le noir ou le blanc ; les épingles, à tètes d'or énormes, dans les cheveux ; on
porte les cassolettes fort grandes, les épingles ou broches aussi ; souvent un
seul bracelet. Les éventails Pompadour, avec un miroir, sont fort distingués. Il
y en a aussi en plumes peintes avec des pointes de marabouts qui sont charmans.
A propos de choses charmantes et d'étrennes à donner, voilà l'album de la
Sylphide en vente dans ses bureaux et chez Susse. Si vous saviez les élé-
gantes reliures en chagrin et or que lui a fait Ildefonse Rousset, vous ne se-
riez pas étonnée du nombre d'amateurs qui recherchent cet élégant volume. Les
reliures de Rousset ont une fraîcheur et un fini vraiment superbes ; je ne saurais
vous dire la quantité de livres d'étrennes qui se trouvent dans ses magasins, tous
sont destinés à faire les plus beaux présens...— Encore quinze jours et 1840 aura
pris fin... Les prophètes ont l'oreille assez basse, les poltrons relèvent les leurs
et prennent des airs fanfarons à la vue de ce beau soleil, qui n'a rien de bien
menaçant... Gare cependant, en quinze jours il peut s'amonceler bien des nuages,
et en attendant voici la neige La baronne marie de l'*'*
I. \ SI Ll'llllll
"h?
wL iM
LE QUINZE DECEMBRE.
■.
aris tout entier, Paris d'habitude si peu matinal , s'esl
levé ce jour-là dans la nuit. — Dès six heures, le tambour
battait le rappel; la veille au soir, la grande ville présen-
tait je ne sais quel aspect anxieux ; et pour nous-même .
la nuil ne fut qu'une insomnie pénihle, interrompue a
peine par le mélancolique tintement des heures. — Nou>
nous étions remis du soin de notre réveil sur un portier
et sur un domestique ; hélas ! domestique et portier dor-
maient encore, lorsque nous descendîmes l'escalier, où
vacillaient les dernières clartés de la lampe de nuil .
luttant avec les premières et pâles teintes de l'aube. —
C'est que nous avions eu la bonhomie de nous fier au programme officiel , qui annonçait
que le cortège funèbre partirait sans faute de Courbevoie à huit heures du matin, e(
qu'il serait dans les Champs-Elysées à dix heures au plus tard. — Aussi notre impa-
tience fut-elle à son comble lorsque, arrivé au lieu où plusieurs de nos amis devaient
se réunir, nous nous trouvâmes seul. De plus en plus le jour blanchissait les murs de
la Cité des Italiens, il descendait de corniche eu corniche, fouillant les sculptures,
éclairant les statues dans leurs niches, et faisant sourire les gracieuses tètes de Houil-
lard dans leurs cartouches. Personne ne venait. — Nous envoyâmes alors aux quatre
points cardinaux de Paris tous les grooms dont il nous fut possihle. de disposer, pour
réveiller des camarades paresseux , attendant peut-être que les cendres de Napoléon
vinssent les trouver dans leur lit. — Enfin, à neuf heures et demie, notre petite caravane ,
bien munie de manchons, de cache-nez , le dirai-je même? de chaussons de lisières,
empruntés au père enrhumé des Saltimbanques, se mit en marche par les boulevarts.
Alors se déroula devant nos yeux un spectacle tour à tour majestueux , solennel ,
pittoresque, populaire , accidenté de mille façons: des gardes nationaux en retard
sortaient de chez eux emmaillotés dans leur giberne et leurs buffleleries, avec un
fusil qui leur donnait l'onglée et un bonnet à poil qui leur fanait perdre l'équilibre;
d'autres se précipitaient la tète la première chez les marchands de vin ; mais je dois dire
50 I.A SYLPHIDE.
à la gloire des vins de France et des ciioyens-soldals de notre beau pays, qu'on en
voyait beaucoup entrer et fort peu sortir. D'ailleurs, les boulevarls étaient encombrés ;
tout le monde courait vers la Madeleine; personne ne descendait du côté de la Bastille.
Un instinct irrésistible entraînait la foule à Neuilly, et presque malgré nous,en observant
cette multitude bigarrée, ces femmes qui cachaient leurs jolis visages et leurs cheveux
mal peignés dans une capote qu'elles n'avaient pas eu le temps d'ajuster avec leur co-
quetterie do la veille; ces comtesses et ces marquises que le préfet de police dépossédait
pour un jour de leur carrosse ou de leur coupé , et qui se résignaient avec une grâce
charmante à écraser sous leurs petits pieds frileux, le givre des trottoirs; il nous sem-
blait que nous assistions à la sortie d'un immense bal masqué.
Dans la rue Royale, l'horizon commença à se développer devant nous avec plus
d'immensité et d'éclat; c'était le prélude de la fête. Le soleil montait aux cieux : par
intervalle il faisait resplendir d'un rayon d'or la flèche des Invalides, tandis qu'au
travers des brumes blanches et roses qui ensevelissaient encore la place de la Concorde,
apparaissaient çà et là, vaguement comme dans un rêve, sans forme précise, et, pour
ainsi dire, sans couleur, les colonnes rostrales de M. Hitlorf, l'obélisque de Sésostris ou
de Ptolémée et le fronton inachevé do M. Corlot. — Qui donc résisterait aux idées de
grandeur qu'un pareil spectacle inspire? — La matinée sera magnifique, disait-on ; c'est
le soleil d'Austerlitz qui veut assister, pour la seconde fois , au triomphe de son héros !
— Et en vérité, ce soleil , ces monumens, ces cavaliers qui caracolaient, ce déploiement
de forces, le peuple et l'armée en quelque sorte confondus, un million d'hommes attirés
sur un seul point pour voir passer la dépouille d'un seul homme ; tout cela était bien ca-
pable de grandir hors mesure la mémoire de Napoléon dans le cœur de ceux même dont
d n'obtint jamais les sympathies.
D'abord nous avions eu quelques craintes de ne pouvoir gagner l'avenue des Champs-
Elysées ; vous jugez de notre surprise en ne les trouvant guère plus remplis qu'ils ne
ne le sontledimanche. — Cependant il était dix heures. — Les troupes défilaient ou s'éche-
lonnaient en haie sur la chaussée; dans les contre-allées, ou marchait fort à son aise, et
nous arrivâmes aisément jusqu'à la maison où nous avions loué une fenêtre, à deux pus
de la Brasserie Ang'aise. — L'épisode des fenêtres restera à coup sur dans le récit des
funérailles de l'Empereur, comme un des témoignages les plus irrécusables de notre al-
liance avec l'Angleterre, si bien prèchée par M. Tliiers. On ne pousse pas plus loin l'ex-
ploilaiion de l'enthousiasme impossible à décrire ; on n'abuse pas avec une impunité
plus extravagante de la flânerie parisienne.
Comme nous participons fort peu aux faveurs du gouvernement, comme nous ne possé-
dons pas un seul parent, un seul voisin qui soit surnuméraire dans la plus microscopi-
que des administrations ou le dernier des ministères; comme en outre les billets d'ad-
mission à l'église des Invalides étaient plus spécialement réservés aux comtes danois,
aux marquis italiens, aux tambours-majors de la garde nationale et aux actrices de là
rus Richelieu, qu'aux citoyens qui sont fiers d'être Français; on nous procura le plaisir.
de nous priver de toute espèce de carte d'entrée, aussi bien pour les tribunes de l'Es-
planade que pour celles de la cour Royale. Dimanche et lundi donc, un de nos amis
M. D*****se chargea de trouver une croisée dans les Champs-Elysées. Après bien îles re-
cherches il finit par en découvrir une au numéro 61 . — Combien *? — 100 francs ! — C'est
énorme. — Pas un inonaco de moins! — A la suite de chaleureux débats, le propriétaire se
laisse attendrir jusqu'à 130 francs. — M. D*"* accepte et remet deux louis d'arrhes,
en demandant un reçu. — Le propriétaire prend la plume et trace l'autographe suivant
que nous avons conservé et que nous reproduisons mot pour mot :
Reçue de M. D"*" la somme de carante franc à conte sure une crouizee de lace
que je louer 1Ô0 fr. areqiie la condition que je uni raniret dan kis 150 fr. (liais à
i heures du son ire.
I- V SYLPHIDE.
'■i* ne lui pas sans neiiip min M ri-*-» ■ , ■ . ■ i • , ■„
—ou. 1 Von, SaVee nll,, Z^tTiï»?" ' ^ "' U"^
-, s'irait pas „,„„, hommo pul _,„. ,,. XmLJ^ 1^1^
Je ne racontera, pas avec quelle patience héroïque il fallut attendre „, ,„< ,
nent des -un-landes .tri» ftmb. kl' q S qU1 d u,le mai" s°"tieii-
s oui"»iWi-s et de I autre embouchent a trompette de la R,„lr,„„„ • .
j« j a», .» „•„,, „„ , „ i. ,,,„,„ , „ ■ fzzjrss^r
bouclier esl d'or; il a |, form> „„,„ „„„„„,;, |( . °" ' ™" .«•»«»»•. - U
«"•«» d'or « do »«|0Urs , pri, j, ,„ ieJ , . " " ,"""l«-'"« «
». d« l,„„,,, ,0,„ rop„,,,„iB ,ei „„,, u< Jej P «o , d glu»
roulettes et à leur faire prendre l'air de Paris m,'il , •• '«ançoi* I» sur des
ce trophée dV les dépou.Hes de 1 ol« ^ïp 2 I £ V'nT a'T?' ^
que confusion etdésordre : des troupes de ligne soi 'dts ^ieurs "doTI efdi 2"
des nanonaux à la débandade. Les Champs-Elysées ne se sont ZtÙ^t-T
mesure que le cortège est descendu vers la place de la Concorde; toutle" le s< ^
porte des le mat.n sur les hauteurs de Neuillv ; mais ce peuple, don, £ g ,^ '
:;■> I.A SM.I'IUDI.
nombre appartient à la génération nouvelle, ne manifestait d'autre enthousiasme pour
les cendres de Napoléon que celui delacuriosité. On ne pouvait crier : Vive l'Empereur!
devant une dépouille inerte, encore moins pouvait-on crier : Vive le Roi ! sur le passage
des restes de Napoléon. — Mais ça et là on voyait briller une larme sous la paupière des
vieux braves.
Quant à nous, nous devons dire que notre attente a été complètement déçue , et
pour rendre ici toute notre pensée, nous avouerons que les funérailles impériales nous
ont produit l'effet d'une représentation théâtrale manquée ; dans le cortège la majesté
et la pompe étaient absente ; il n'y avait même pas cette vénération religieuse que l'on
doit aux morts , et Paris a été certainement moins ému de l'ombre de Napoléon ren-
trant dans son enceinte après vingt-cinq ans d'exil , que du mariage de l'Empereur avec
Marie-Louise et de la naissance du roi de Rome. Tout a été incomplet, jusqu'aux déco-
rations matérielles; témoins celte colonne de Neuilly inachevée, ces trophées de l'Espla-
nade auxquels on travaillait une demi-heure encore avant la venue du convoi, et le»
dispositions intérieures de l'église des Invalides, qui ont présenté, en certaines parties,
un délabrement déplorable. Les tribunes de l'Esplanade étaient assez dégarnies , celles
de la cour Royale étaient presque désertes, exposées les unes et les autres au vent et
à la neige , et il n'y avait guère que des chanteurs et des uniformes dans l'église.
En ce qui concerne le côté artistique de ces funérailles, nous n'avons pas à y revenir:
il a été très faible, et pour ne parler que des cassolettes, c'était une idée pitoyable que
d'y faire brûler des esprits en plein jour ; on ne voyait pas la flamme et on n'avait que
l'avantage d'une fumée noire, épaisse et nauséabonde qui à chaque minute s'abattaii
snrle cortège. — Nous redoutions les poètes de circonstance ; hélas ! ils ne nous ont pa-.
lait faute. De tous côtés il pleut des vers de l'un et de l'autre sexe ; on n'échappe à une
ode que pour tomber dans un dithyrambe. Au dessus de ce cahos de rimeurs, quelques
unes de nos intelligences les plus hautes ont élevé la voix, et Hugo a encore trouvé des
strophes magnifiques après son Ode à la Colonne; jetant un regard de tristesse sur les
champs de Waterloo et sur ce lion anglais qui depuis un quart de siècle menace la France,
il s'est écrié, relevant son noble front, plein de consolation et d'orgueil :
Oh ! qu'il tremble, au vent qui s'élé\e,
Sur son piédestal incertain,
t;e lion chancelant qui rêve,
neboul dans le champ du destin !
Nous repasserons dans sa plaine!
I.aisse-le donc rontersa haine
Et répandre son ombe vaine
Sur tes braves ensevelis!
Quelque jour, — el je l'attends d'elle ! —
Ton aigle, à nos drapeaux Adèle,
I.e sciufneltera d'un coup d'aile
Un s'en allant vers Ausleiïilz !
M. Casimir Delavigne qui naguère avait puisé dans l'annonce du retour des cendres
impériales, une assez pauvre Messénienne, a essayé de prendre sa revanche en com-
posant la Napoléonne; outre que ce titre est assez vulgaire , c'est la poésie de la Pa-
risienne et de la f'arsovienne ; c'est de l'enthousiasme de rhétorique et du dévoùmentde
commande. M. Barthélémy s'est cru aussi dans l'obligation de déposer son hommage,
et en moins de cent vers, a propos de Napoléon , il a trouvé le moyen de parler des
Argonautes, de Christophe Colomb et de Pizzarre , de Bénarès, de Delhi et du dieu
Wishnou ; ensuite il a entassé comme à plaisir les plus fantastiques métaphores : l'arc de
triomphe , ce
N'est point une porte voûtée ;
C'esi nue arche de pont jetée
Sur le fleuve des nations.
LA SYLPHIDE.
Le d6me des Invalides,
C'esl un casque bien failsans doute
Pour celle lèle de géanl.
M. Barthélémy vent à toute force se faire ranger dans la classe des fabneans de
vers dont on ne parle pas. M. de Lamartine a gardé le silence, qu'aurail-il pu dire
après son admirable Méditation? H y a des chefs-d'œuvre que l'on ne recommence pas.
Quoi qu'il en soit, les derniers hommages ont été rendus à Napoléon ; nous ne con
naissons guère que les propriétaires et les portiers des Champs-Elysées qui aient
gagné quelque chose à cette fête ; beaucoup d'autres y ont contracté des phlhisies , des
fluxions de poitrine et des rhumatismes. Mais qu'y faire? c'est la commune loi. Le
quinze décembre n'en restera pas moins comme une date immortelle à cause du nom de
l'homme dont il consacre à jamais la rentrée dans notre patrie, et non à cause de ses
tristes funérailles. Le quinze décembre sera encore une date désormais ineffaçable ,
puisqu'il a inspiré celte belle strophe à Victor Hugo, tandis que mardi dernier il s'ache-
minait pensif sous les arbres dépouillés et couverts de L'ivr.' de l'avenue de Neuilly .'
Ciel glacé! soleil pur! — Oh ! brille dans l'histoire.
Du funèbre triomphe impérial flambeau :
Que le peuple a jamais le garde en sa mémoire.
Jour beau comme la gloire,
Froid comme le lombeau !
G. GOÉNOT-l.ECOJSTE.
CAUSERIES CRITIQUES.
A II. le Directeur de la Sylphide.
\ vérité, monsieur, voire proposition est fort galante, mais
vous conviendrez qu'elle n'est pas moins téméraire. Quoi!
vous voulez que LA Sylphide devienne l'oracle des cabineis
.le lecture et des bibliothèques , comme elle est devenue
bi le génie familier des théâtres et des salons ; quoi ! vous en-
reprenez de mettre le scalpel de la critique littéraire aux
mains délicates de celte fée , si toutefois ces mains ne sont
pas de véritables ailes ; et , quand il faudrait pour une telle
mission tout le stvle et tout l'esprit, toute la finesse et
toute la dextérité imaginable, c'est à une femme, que vous osez demander presque
l'impossible?...
Mais n'importe! je serai le rédacteur-critique de la Sylphide, bien que l'Académie
refuse à ces deux mots le genre féminin. Pendant que cette fée, aux ailes roses, pour-
suivra son vol gracieux dans les jardins enchantés de la mode, je me dévouerai à
l'œuvre la plus courageuse et la plus méritoire, en plongeant dans le torrent périodi-
que des nouveautés littéraires; et, toules les fois que j'y découvrirai quelques perles
dignes de s'enchâsser entre les belles mains de nos lectrices, toutes les fois que j'y
verrai surnager quelques fleurs reconnaissables au parfum du bon goût, je m'empres-
serai de joindre ces perles et ces fleurs à la riche moisson que votre Sylphide nous
I.A NYI.PIIIHE.
apporte chaque dimanche. Encore un mot, cependant, un mot sur mes conditions, et
sur ma profession de foi.
Je ne suis ni classique, ni romantique, attendu que je n'ai jamais su ce que cela vent
dire. Je trouve que tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux; j'ajouterais, hors
le genre mauvais-goùt, si pour moi le premier n'était pas frère du second. Quant au
genre commun, il résume les deux autres, et c'est un épouvantai! que je reconnais
d'une lieue.
Sous le rapport de la morale, je ne suis ni d'un puritanisme, ni d'une tolérance ex-
cessive. Sans condamner nos auteurs à écrire pour les petites filles, je tiens a ce que
les grand'mères puissent du moins apprécier leurs ouvrages.
Littérairement parlant, j'estime tout ce qui est bon , j'admire tout ce qui est beau ,
j'aime tout ce qui est vrai , je préfère tout ce qui est amusant, j'adore tout ce qui est
distingué, je pardonne tout ce qui est original, et via versa.
Au point de vue de la critique, je n'abuserai point de l'inviolabilité que m'assure
mon sexe, mais j'userai largement de la liberté qu'il me permet; et je dirai à chacun
la raison assez clairement pour que personne n'ait besoin de me la demander.
Quoique mon esprit soit assez sérieux, la folle du logis en est toujours la reine; ainsi,
je me garderai bien de parlera vos lecteurs des livres qui pourraient les endormir, et
je bornerai mes critiques à la poésie, aux romans, aux mémoires, aux voyages, aux
ouvrages d'art, de luxe et d'agrément, en un mot, aux publications qui doivent orner
le cabinet d'un homme du monde, ou le boudoir d'une femme à la mode.
Comme le beau devient d'autant plus rare que le médiocre se multiplie davantage, je
ne vous adresserai qu'une fois par mois mes Causeries Critiques , et je les diviserai ,
pour l'édification de tous, en deux parties bien distinctes. Dans ma Bibliothèque, je
rangeraï les ouvrages à lire et à conserver ; dans mes Papillottes, je rejetterai les livres
destinés à ma femme de chambre. Tant mieux pour les écrivains qui grossiront ma bi-
bliothèque ! Tant pis pour ceux qui ne me fourniront que des papillottes!
C'est vous dire assez clairement, monsieur, que la camaraderie est un mot rayé de
mon dictionnaire, comme de celui de l'Académie Française, et que,si rien ne peut m'em-
pêcher de louer ce qui sera bon , ce qui sera mauvais ne saurait obtenir que la faveur de
mon silence.
Voilà un ton bien décidé, sans doute ; mais mon expérience et mon âge me le permet-
tent. J'ai diné à Coppet entre Mme de Staël et Bernardin de Saint-Pierre ; mon père était
avec M. de Voltaire à la cour du grand Frédéric, et mon aïeule allait à Marly dans le
carrosse de Mme de Sévigné. Croyez cependant que je n'en serai pas plus pédante pour
cela, et que ce n'est point moi qui mettrai des bas bleus aux pieds charmans de votre
Sylphide.
Maintenant, monsieur, si vous exigez aujourd'hui même une application de princi-
pes, je vous parlerai du nouveau roman de George Sand, que je viens de parcourir. Ce
roman, qui est intitulé le Compagnon duTour (te France, était d'autant plus impatiem-
ment attendu que l'auteur d' André gardait le silence depuis l'écheede Cosima. Tout le
monde voudra doue lire le Compagnon du Tour de France, mais devinez un peu quelle
surprise cette lecture ménage à tout le monde ! Hélas! je savais que l'esprit prodigieu\
de George Sand est l'esprit le plus mobile et le plus fantasque de ce temps-ci ; je savais
qu'après avoir écrit deux chefs-d'œuvre de sentiment et de passion, Indiana et f'alen-
tine, elle avait réalisé le terrible cauchemar de Lélia, et raconté l'impossible histoire de
Jacques ; je savais qu'à la ravissante pastorale d'André avait succédé le sombre mélo-
drame de Mauprat ; que le roman méthaphysique de Spirid'um était venu après les
scènes psycologiques des Cordes de la Lyre; je savais enfin que l'infatigable rêveur
qui a changé jusqu'à son sexe parcourrait encore bien de l'espace dans la sphère de l'acti-
vité intellectuelle ; mais je n'aurais jamais cru que George Sand passerait d'un seul bond
des fantaisies sociales de Cosimu aux élucubralions républicaines du Compagnon du
la sylphide. ..,
Sn*S!f i ?> rns,eur' le c?mpagnon du r""r * Fr™* est - ~ -pu-
ai,,;!. ^ /" W'"" * r""r * *>«« es. un roman «mmtmfafe / Or,
que veut d.re ce mot effrayant et barbare ? Apprenez-le de l'auteur lui-même
livre «irl^Sr,'dit.Ge°rgeSandà 10"le '~ ** °«vrirason
dL ■ . >rP7' rt'PreSeme "" géanl au be,ceau ' 1ui co'"™"ee ^ «mtir b vie
dtb rde de son se» puisât et qui se lève pour essayer ses pas au bord d'un
S I w ! - Z2T °U ^ IUI y l°mbera? Madame! madame! Bâtez-vous d'être
e e t ar ïF,,ïr d,an,a,,s; ,,oi't-oire soi"-iis tre»^ *- «- «« «££
et peut-être faudra-t-d un jour les cacber ou les jeter loin de vous I .
Et plus loin :
• il l0ZT°\leS tf 1fr,SSe"l-:lsdanS l0 "*»> la"dis q«« vous travaillez dans
Dieu I ' a?' QUt"œ d°"C qUe C6,a Signifie? Les P-lres «« diront que
. Non t ; rM eteS"°US bie" SÙrS ^ Dieu le veuill<-' ««, eu effet?
» Ron, ii est-ce pas? Vous êtes sûrs du contraire!...»
lelles sont les doctrines du nouveau livre de George Sand , et je n'ai pas besoin
de vouS ,,pll d ele sensdecetemb|e m°0[ Je ^ J PJ^-J
puple ce j^ . m,^ paslecomprendro ,rop ^^ ^^ ■»•■£
n àï ;,.r *' qua,ca^Cf "o***™*** ou à les jeter loin de nous.
Jt e de I v ~<^ d« 0-W«. Ai TYrarA, i^nce, c'est le tableau
anime de la vie de ces compagnons du devoir, qui prétendent remonter à la cons.ruc-
Uou du temple de Jérusalem et avoir pour chef et pour fondateur le fameux roi <a-
lomoi. Ln de ces compagnons, comme vous pensez bien , aime une grande dame
dont .1 1 rêve tout en faisant de la menuiserie. Quel est le son et le résultat do cei
amwr C tet une surprise dont je dois vous ménager la peme ou le plaisir. Du reste
cec, est le moindre souc, de l'auteur, qui se complaît surtout aux moindres diHi
compagnonnage Le héros du livre est un garçon menuisier comme vous n'en avez
jamais vu un chef-d'œuvre du créateur, au physique et au moral , un jeune homme
alatete fine, aux petits pieds, aux mains délicates , à l'esprit émiueni et profond
en un mot une organisation princier*... comme s'il y avait des organisations , ,, '
cieres dans une république, ô George Sand !... S«"sawons pnu-
Par bonheur, le roman fourmille de contradictions de ce genre, et par bonheur
aussi, le style en est for, au dessus de l'intelhgence des compagnons du devoir. Est-ce
dire que George Sand n'ait pas su retrouver ici l'admirable et simple langue àVndiana
de J alentw et VAnOrè ? Tout au contraire ! Jamais, peut-être , je me 5m d'en coin e'
nir, cette plume merveilleuse n'avait revêtu d'une forme plus parfaite un fond plus de
plorable, n. donne autant de relief et d'éclat à un paradoxe aussi vulgaire et aussi triste!
Voila justement pourquoi les menuisiers ne comprendront pas le Compagnon du Tour
de France et le ciel en soit loué ! car s'ils le comprenaient, les malheureux se croise
raient les bras , et Dieu sait qui fabriquerait à l'avenir nos tables et nos armoires '
Somme toute ce livre, trop bien écrit pour les gens du peuple , et trop mal pensé
pour les gens du monde n'aura qu'un faible succès de curios, té, dont l'auteur 55
Cana fera bien de prendre sa revanche. -Mais je m'aperçois , monsieur, que j'ai at-
teint es limites imposées par l'abondance des matières ; ainsi donc au mois prochain
ma Mhothequeet mes Papillottes. MAI;ilL1SE DE , ,„„ ^"jd'a"'
I
LA SYLPHIDE
Revue de la semaine.
L'Opéra vit toujours avec le beau succès de la 'Favorite, et les représentations fruc-
tueuses du Diable amoureux. On avait parlé de la reprise des Noces de Gamache ;
mais la direction a cru devoir retarder l'apparition de ce ballet burlesque jusqu'à l'époque
du carnaval. Nous n'avons plus que quelques semaines à attendre ; car on sait que le
premier bal masqué de l'Opéra aura irrévocablement lieu le 2 du mois prochain. —
Une indisposition de Mlle Rachel a empêché la représentation depuis si long-temps at-
tendue de Marie Stuart, à la Comédie-Française. On nous l'annonce maintenant poul-
ies premiers jours do la semaine qui va venir. — Jeudi les Italiens devaient reprendre
la Donna del Lago ; n'ayant pu aller au Faubourg-Saint-Germain ce soir-la, nous
ignorons si l'affiche aura tenu sa promesse; nous voulons croire, dans tous le* cas,
que les intempéries de l'air auront respecté le gosier de Rubini. — L'Opéia-Comi-
que a donné jeudi la première représentation de la Rase (h- Péronne , de M. Adam.
Nous sommes (orcés de remettre à la semaine prochaine le compte-rendu de cet ouvrage.
— D'ailleurs les théâtres sont aux premières représentations : il y en a eu une au Vau-
deville, 86 moins i; le titre est aussi bizarre que la direction, et la pièce en elle-même,
se réduit à zéro. — Chariot des Variétés est une pièce fort agréable qui attirera long-
temps la foule au charmant spectacle du boulevart Montmartre. — Enfin Mazariii du
Palais-Royal continue avec bonheur les succès dont la direction Doriucuil a contracté la
lionne habitude. — A la Gaîté, Rai pli le Bandit, de M. Desnoyers, est un mélodrame du
bon temps qui fait verser chaque soir des lorrens de larmes.
Concert» Vivlenne.
Les Concerts Vivienne croient devoir donner, cette année, le signal de l'ère joyeuse du
carnaval; samedi 19 ils inaugureront leurs bals masqués; l'orchestre nombreux sera
conduit par M. Pellerin; la salle sera décorée et éclairée avec un luxe extraordinaire.
Rien doue ne manquera aux plaisirs.
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
4 Slailaïuc '".
r. vais aujourd'hui , madame, ne vous parler qu<?
d'étrennes ! Nous allons entrer dans la grande semaine
des émotions. Les enfans sont devenus bien sages, les
femmes douces et prévenantes.... Huit jours de bon
temps pour les parens et les maris : voilà ce que leur
valent les étrennes. Il ne faut pas le leur reprocher !
Vous sentez bien que l'on n'a plus ici que l'em-
barras du choix , et que les magasins regorgent des plus
■ '., "*-' j^- élégantes et des plus brillantes nouveautés. Je ne sau-
^^•M» • rais vous dire ce qu'il y a de séduisantes choses chez
Mme Ferrières-Penona : c'est un étourdissement de
belles dentelles, des plus beaux points d'Alençon, de
mantelets, de pelisses, de manteaux qui en sont déli-
cieusement ornés, de jolis et frais bonnets si bien
montés, si bien enlacés de coquets rubans; puis de
niaguitiqucs robes en moire brochée, en velours, avec trois volans de points
d'Alençon, de trois hauteurs différentes, et les dessins de chaque volant créés
tout exprès pour sa hauteur. Ceci est une recherche qu'on ne connaissait point
encore; elle est due au talent inventif de Mme Penona, qui obtient chaque jour
plus de succès.
Puisque je parle de succès, je dois vous signaler, comme grandissant sans
contestation, celui de Constantin, le fleuriste, recherché par le bon goût aristo-
cratique des femmes les plus élégantes de Paris. Dans ce moment où les bals
commencent à s'ouvrir, Constantin a créé les plus ravissantes parures de fleurs
qu'il soit possible de voir ; ses charmans boudoirs sont un véritable jardin où
chaque jour les plus belles mains vont cueillir le bouquet auquel le soir on devra
tant de succès, car les fleurs sont le complément indispensable de toules les toi-
.A SYLPHIDE
Jettes, surtout lorsque, ainsi que Constantin, on sait leur donner cette fraîcheur,
cette vérité, qui n'est habituellement due qu'à la nature. A propos de la nature
qui offre aux femmes les fleurs pour les embellir, il est un objet de toilette
qu'elle leur octroie également, non seulement pour les faire belles, mais encore
pour leur faire ressentir cette douce et chaude influence qui les préserve des at-
teintes rigoureuses de la saison ; vous avez déjà deviné que je veux parler des
fourrures, car les fourrures sont la providence des femmes, elles ornent admi-
rablement leurs costumes et garantissent leurs blanches épaules. C'est avec la
parfaite entente de tous ces avantages que Bougenaux-Lolley et Auprêtre-Pelle—
vrault ont obtenu les brillaus succès qu'ils recueillent cette année. Leurs magni-
fiques fourrures qui, soit martre, soit chinchilla, renard bleu ou hermine, ne
laissent rien à désirer, ne leur ont pas moins amené la plus fashionable clientèle
que leur ravissante invention des manchons aérifères, dont la vogue va toujours
croissant.
Je vousai déjà, il me semble, parlé de l'adoption qu'ont faite quelques hommes
des manchons , selon l'usage du dix-septième siècle ; cette mode, encore dans
son enfance cet hiver, sera générale l'année prochaine, et il ne pouvait en être
autrement lorsque l'on a vu la première apparition de la coupe des douillettes
d'autrefois, qu'accompagnaient toujours les manchons. Carie paletot n'est que
la douillette accommodéo au goût du jour, plus étroite, plus courte , partant
plus élégante, sinon plus confortable. Cependant le paletot se perfectionne cha-
que jour, et Blay-Laffitte, dont le talent ne reste jamais oisif , en compose d'un
genre qui obtient le plus grand succès : c'est le paletot arrivé à l'apogée de
l'élégance, sans cesser d'être le plus commode et le plus chaud des vêtemens.
Au reste, tous les habits confectionnés par Blay-Laffitte obtiennent l'assentiment
des hommes distingués qui tiennent à être vêtus avec grâce.
Je viens de voir une expédition d'objets d'étrennes fort remarquable, faite par
la maison de commission Giraud ; cette maison, qui se distingue par son exacti-
tude et son bon goût, ne s'adresse qu'aux notabilités commerçantes de la capi-
tale, aussi est-on sûr, en s'adressant à elle, d'avoir toujours ce qui paraît de plus
nouveau et de plus distingué, avantage immense pour les personnes éloignées de
Paris, et qui ne peuvent juger par leurs yeux de l'actualité de la mode. Laho-
che-Boin avait contribué dans cet envoi à tout ce qui concerne les cristaux et
les porcelaines , unis aux plus beaux bronzes et aux plus riches dorures ; j'ai
remarqué des porte-bouquets en porcelaine, montés sur des socles d'or guillo-
ché , entourés de guirlandes de fleurs ; d'autres représentant une corne d'abon-
dance en porcelaine ou en cristaux de couleur , dont le pied repose dans des
touffes de feuilles ou de roseaux ; des porte-cigarres, des vases céladon , toscan,
vénitien , enfin mille fantaisies que l'on nomme des riens, mais qui font de /' Es-
calier de cristal, une des maisons les plus en réputation de Paris.
Une ample provision avait aussi été faite chez Giroux, dont le nom devenu
européen , nous dispense do tout éloge. Jamais, plus que cette année , Giroux
n'a rassemblé de belles et jolies choses, et l'on s'étonne qu'au milieu de cet
innombrable choix de ravissans objets, il s'en trouve une si grande quantité
pouvant convenir aux fortunes médiocres ; mais Giroux est un homme doué
d'autant d'habileté que de goût, et s'il sait attirer dans ses salons une riche et
noble clientèle, il ne dédaigne pas de s'occuper de ce qui peut convenir aux
gens désireui d'offrir des étrennes tout en conservant l'économie que leur impose
une position médiocre; on ne saurait Irop remercier M. (iiroux de savoir placer
sur le même rang, le luxe et la simplicité. L'album de ia Sylphide n'est pas un
des moins beaux parmi ceux qui se trouvent dans les maisons Giroux et Susse :
avec ses magnifiques reliures or et velours, c'est sans conlredit le pics gracieux
présent que l'on puisse donner en étrennes à une jolie femme. Si nous aimons a
lire dans l'avenir , nous n'aimons pas moins à revenir sur le passé ; l'album de
la Sylphide qui nous offre les costumes avec lesquels nous fûmes belles, en remet-
tant bous nos yeux les jolies nouvelles qui nous firent sourire ou pleurer , nous
ramène a une vie de souvenir qui souvent a plus de charmes que le présent!
Baronne mauik i>k i
LE JEU D'UNE COQUETTE .
N était au mois d'août, a ce mois ou Paris de-
vient triste, morne et silencieux. — On ne
voyait çà et là que des agens de change qui
couraient à la Bourse , des avocats qui cou-
raient au palais, et le long des boutiques quel-
ques oisifs échappés à leurs bureaux ou aux
postes de la garde nationale. — Plus un seul
visage auquel on puisse donner un nom ami,
plus rien de ce Paris brillant et parfumé, élé-
gant et jeune qui fait les joies et l'orgueil de
l'hiver. — Celui qui ne fuit pas loin, bien
loin de ce palais abandonné, sans même dé-
tourner la tête comme les habitans de Sodôme, la ville embrasée, doit se soumettre
a tout ce que le présent a de plus sombre, à tout ce que les souvenirs ont de plus.
" Cet article étant la propriété .le la Sylphide, ne pourra être reprmhnt.
tll l.A SVLl'UlBli.
cuisant; il doit se résigner à ne rencontrer sur son chemin que tii^s omnibus, des
fiacres de toutes dimensions et par fois des Urbaines : — qu'il les accepte donc , si tel
- ' son bon plaisir.
Aussi, sur les boulevarts, à peu près en face du Jockey-club, deux jeunes gens l'urenl-
ils fort étonnés de se rencontrer; ils allèrent avec une sorte d'enthousiasme l'un à l'air
ire comme iraient deux voyageurs dans un désert. — L'un d'eux, le comte Léon de
Malleville, était un élégant fort enchanté de l'être, un lion enfin comme il est convenu
de dire à présent; sa vie presque entière se passait de la rue Lepcllelier à la rue Gran-
ge-Batelière , c'est-à-dire de l'Opéra au Jockey-club; il était toujours et sans cesse
pommadé, frisé, verni , adonisê sur toutes les. coutures, ce qui peut être une qualité,
je n'en sais rien, mais ce qui à coup sûr n'est pas un délaut. — L'autre, Rodolphe de
Beaufort était un jeune homme de vingt-trois ans, dont les cheveux d'un chàtain-clair ,
coupés assez courts, cachaient les tempes, et se soulevaient parfois un peu au souffle
irrégulier du vent; il était resté jeune, même à vingt-trois ans, presque naïf, h peu près
confiant , et n'avait peut-être jamais adressé la parole à une fille d'Opéra. — Selon les
uns c'était un jeune homme charmant , et selon les autres un jeune homme manqué;
mais certainement tout l'opposé du comte Léon de Malleville.
— Parbleu , dit celui-ci en allant à Rodolphe et lui tendant la main , voilà donc un
visage de connaissance; je devrais faire une croix, car par le mois qui court la chose
devient assez rare.
— De rencontrer le comte Léon de Malleville, l'élégant du Jockey-club et des
salons, oui; mais de rencontrer un indifférent comme moi , la chose n'est pas éton-
nante.
— Tu n'es pas allé hier à l'Opéra ?
— Je suis allé au Vaudeville.
— Il y a donc un théâtre qui s'appelle le Vaudeville ?
— Comme il y en a un qui s'appelle l'Opéra.
Les deux jeunes gens se prirent par le bras et marchèrent ensemble le long des
boulevarts.
— Ah ! ça, mon jeune ami , dit le comte de Malleville en prenant sa voix du sommet
Je la tète , vraiment tu n'es pas du siècle actuel ; je commence à désespérer de toi ; tu
repousses comme indignes et pernicieux tous les pauvres plaisirs de ce monde, tu fuis
la société de tes semblables de tout sexe , tu vis renfermé comme un cénobite ou
comme un sage surnuméraire ; en vérité tu me fais de la peine ; je veux opérer ta con-
version,— tu me remercieras plus tard.
— Mais je t'assure, mon cher Léon , que je ne suis ni à plaindre ni à convertir. Je ne
luis pas mes semblables le moins du monde, seulement je vois une autre espèce de sem-
blables que toi ; car il y en a de plusieurs espèces , c'est peut-être une particularité que
lu ignores ; et quant à être sage, je t'assure d'avance que je ne le suis pas... plus que toi.
— Seulement tu vas à droite, je vais à gauche, c'est pourquoi nous ne nous rencontrons
jamais.
— Alors, fais-moi le plaisir, par souvenir de notre amitié d'enfance, d'aller un peu a
droite. — Je suis sûr que tu caches dans quelque rue bien ignorée une blonde jeune fille
tu as toujours aimé les blondes) , à laquelle tu as donné ton cœur naïf et pur, et auprès
de laquelle tu rêves jour et nuit le ciel et les étoiles.
— Mon Dieu, non!
— Ou bien quelque vertu méconnue, calomniée, qui a versé ses larmes et ses
douleurs dans ton sein , qui t'a raconté ses malheurs et l'injustice des hommes.
— Ce tableau est fort touchant, mon cher Léon, dit Rodolphe , mais je n'ai, pour le
■ moment, ni blonde, ni vertu méconnue ; du reste, je t'avoue que cela me paraîtrait plus
agréable que quelques uns de vos rats, comme vous les appelez, qui ressemblent beau-
coup au lierre : « Je meurs où je m'attache. »
I.A NM.riIIDB. , 1
— Que veux-tu? c'est leur état, elles le font en conscience; c'est au moins un
mérite.
— Elles en ont le droit, reprit Rodolphe en souriant, mais je n'ai jamais aimé le
lierre. Cetle plante n'est pas de mon goût : elle s'attache à tout.
— Parhleu, mon cher, s'écria tout-à-coup le jeune comte de Malleville, comme s'il
venait de lui arriver une idée lumineuse, viens donc avec moi passer une semaine ou
deux chez ce brave marquis de Rayval ; sa femme, d'abord, est charmante, ce qui ne
gâte rien : et il y a, en outre, tous les étés, au château du marquis, la plus adorable so-
ciété que l'on puisse voir. — Ça ne te fera pas de mal, je crois que tu en as besoin, et
pour moi, ça me changera un peu.
— Je n'ai nulle envie d'y aller.
— Ni moi non plus, tout à l'heure; les idées les meilleures sont celles qui vous arrivent
tout d'un coup; — quinze jours, c'est une partie charmante, — qui sait? tu y trouveras
peut-être le placement de ton coeur, si pur et si tendre, et en bonne et haute compagnie
encore. Deux avantages pour un. Nous chasserons, nous monterons à cheval et nous en-
graisserons, moi du moins, c'est ma formelle intention.
— Je t'assure que...
— C'est décidé, la chose est convenue, demain après le déjeûner, à onze heures, ma
voiture est à ta porte. — Dix lieues, c'est une promenade. Allons, à demain, adieu; j'a-
perçois quelqu'un à qui il fautque je parle, je serai exact, — à demain.
— A demain, à demain ! répéta Rodolphe en regardant son ami s'éloigner; il en parle
bien à son aise, je m'ennuierai fort à ce château du marquis.
El il rentra chez lui avec l'intention bien arrêtée de ne pas v aller.
Cependant le lendemain, le comte Léon de Malleville arriva chez Rodolphe; il n'était
que d'une heure en relard sur l'heure qu'il avait indiquée; ce n'était pas trop pour un
élégant; — il fit tant, il démontra si clairement à son ami, qu'il ne pouvait se dispen-
ser de l'accompagner sans de graves inconvénieus, que le trop faible Rodolphe se laissa
persuader, et ils partirent pour le château du marquis de Rayval.
Il y avait, comme l'avait prévu le comte Léon de Malleville, belle et brillante société de
jeunes et jolies femmes, avec de charmans visages et de douces paroles ; certes, celui
qui eût aimé ce que l'on est convenu d'appeler la vie de Paris, qui voltige surtout sans
s'arrêter à rien, qui papillonne de droite et de gauche libre, indépendant et lanlasque,
qui ne cherche que le présent, jamais l'avenir ; celui qui eût aimé ces causeries qui
effleurent le cœur, ces manèges de coquetterie féminine, de mots à double entente,
jetés comme au hasard et qui atteignent un but, ces demi-sourires, ces regards voilés
devant lesquels on se sent tout ému ; celui-là eût appelé le château du marquis un véri-
table Eden peuplé dedivinités enchanteresses, celui-là eûtaccepté, sans arrière-pensée,
comme le fit Léon de Malleville, toute cette agitatoin de chaque minute de la vie pré-
sente, sans conserver le lendemain, un regret ou un souvenir, celui-là eût donné,
comme lui, la réplique à cette divertissante comédie de chaque jour et y eût trouvé un
délicieux passe-temps.
Mais tel n'était pas Rodolphe de Reaufort, il ne s'était pas, comme son ami, habitué à
ce guerroiement continuel qui peut blesser au cœur si l'on n'est pas assez fort pour se
défendre, ou assez adroit pour parer le coup; il n'avait pas fait une étude sérieuse,
journalière et approfondie de ces charades du grand monde, dont le mot échappaità son
intelligence, mais lui qui n'avait pas donné un masque à son visage, un voile à sa pen-
sée, il trouva cela moins divertissant, et il ne voulut pas, ou n'osa pas s'engager dans
cette partie ou l'on avait l'air de jouer si gros jeu.
Le peu que nous avons dit sur son caractère au commencement de ce récit, fera peut-
être comprendre facilement combien il se trouva, pour ainsi dire, étranger à cette so-
ciété dont il redoutait les fatales habitudes; comme son ami, il ne changeait pas trois
fois de toilette par jour, il ne roucoulait pas sur tous les tons près de celle-ci ou de celle-là
LA SYLPHIDE.
avec une égale liberté de cœur et d'esprit, il ne pouvait pas, enfin, rendre la monnaie de
cette pièce qu'il fallait changer presque à chaque minute, — aussi se prit-il à maudire
de toutes ses forces la malencontreuse idée de sou ami Léon, et il se retirade la mêlée.
— Pour ne pas accepter au moins quelque peu de ce qui courait ça et là à ses côtés, il
y avait peut-être autre chose que la naïveté de son cœur et la trop candide pureté de
son imagination ; mais il se le cachait à lui-même, et il le cachait aux autres avec une
persévérance bien suspecte.
Il s'isola complètement ; — le premier jour on y fit attention ; la marquise de Reyval
même par cette esquisse délicatesse d'une maîtresse de maison, se crut obligée de venir
partager quelque peu l'isolement de Rodolphe et de servir d'égide à son excessive timi-
dité ; — le second jour, on se demanda s'il était venu en pèlerinage pour accomplir un
vœu de solitude et de continuel silence; le troisième jour, on parla bien encore un peu
de lui commed'uneétrangeté curieuse; et le quatrième jour on passa à côté de lui sans le
voir, sans y faire la moindre attention, comme on eût passé à côté d'un arbre dans une
forêt. Léon seul crut de son devoir d'avertir Rodolphe qu'il n'était ni convenable, ni spi-
rituel, ni divertissant de faire ainsi bande à part, qu'il se perdait dans le monde d'une
manière irréparable et ridicule. — Rodolphe fut inébranlable. — Chacun prend son plai-
sir où il le trouve, lui répondait-il imperturbablement; va jouer et chasser aux papillons
si cela t'amuse ; et si l'on te demande ce que je fais, dis que j e compose une comédie de
mœurs, et que j'étudie, t
Un jour toutes les jeunes dames qui habitaient le château étaient réunies dans
le salon , attendant l'heure d'une pèche qui devait être miraculeuse ; le comte
Léon de Halleville était allé visiter les barques et s'assurer que toutes les dispositions
avaient été régulièrement prises ainsi qu'elles avaient été ordonnées. — Les femmes
font attendre, mais n'aiment pas à attendre; aussi elles commençaient visiblement
à s'impatienter et laissaient-elles prendre à leurs visages une petite moue de mauvaise
humeur nullement équivoque ; lorsque l'une d'elles, lady Alicia, jeune anglaise, veuve
à l'âge où l'on commence ordinairement à penser à se marier, se leva, et baissant la
voix comme si elle eût craint d'être entendue par d'autres personnes que celles qui
étaient présentes.
— Je trouve, dit-elle en souriant d'un de ces sourires de jeune femme qui portent
avec eux tout à la fois un cachet d'orgueil et de capricieux dédain ; que nous devrions,
comme femmes, être profondément humiliées de la tranquillité de ce jeune homme,
l'ami du comte de Malle ville.
— M. Rodolphe de Beaufort ? dit une jeune dame, il compose des vers et des élégies
sur l'air pur des champs, les rayons du soleil et la fraîche verdure des bois.
— Oui, reprit Alicia d'un ton de folle gaîté et de malicieuse coquetterie; mais c'est un
vol évident que l'on nous fait, un vol manifeste ; on admire les champs, le soleil et les
bois.... quand on est seul. Mais ici M. de Beaufort nous appartient de droit, il est notre
propriété. — Regardez plutôt M. de Malleville, est-ce qu'il ne va pas tout seul, est-ce
qu'il ne va pas fort bien ? vous en avez fait, mesdames, un cavalier servant accompli, et
je dis qu'il nous faut, de gré ou de force, faire la conquête de son ami.
— Lady Alicia a toujours des idées étranges et folles, dit la comtesse do Soleure,
pourquoi ne pas laisser ce jeune homme se livrer tranquillement selon son désir à ses
goûts de contemplation et d'herborisation ?
— Parce qu'il nous serait nécessaire pour mille petits soins charmans, et qu'enfin il
nous brave, ce qui ne devrait pas être permis.
— Au fait Alicia a raison, dit une autre jeune dame en souriant malicieusement; il
«erait piquant d'amener à nos pieds ce sévère anachorète.
— De troubler l'onde pure dans laquelle il se désaltère si paisiblement, interrompit
Micia en cherchant à donner à sa voix un ton emphatique.
LA SYLPHIDE. 43
— C'est cela!... c'est cela!... dirent à la fois toutes les jeunes dames, ligue offensée
contre le coupable, il périra!
Le grelot était attaché à toutes ces tètes si folles, elles le secouaient en riant aux éclats.
Toutes finirent par trouver l'idée charmante, etse dirent que c'était une distraction bien
naturelle à la campagne; — aussi elles se levèrent avec enthousiasme, («allant toutes
ensemble et faisant mille observations. Chacune donnait ses idées sur l'attaque de cette
place importante, et se livrait à des appréciations plus ou moins fines sur le cœur
humain.
— Il faut l'engager, toutes à la fois, à aller à cette partie de pèche, disait l'une, il
n'osera pas nous refuser.
— Ce serait une grande faute, répliquait l'autre, à moins d'être bien niais il se dou-
tera tout de suite de notre plan.
— Il faut charger le comte de Halle-ville de nous l'amener, disait une troisième.
— Les hommes se soutiennent, le comte nous trahirait.
— Il faut herboriser avec lui.
— Il faut le prendre par la mélancolie.
— Composer avec lui des élégies pastorales.
— L'attaquer de front.
Toutes ces paroles se succédaient avec une rapidité incroyable.
— Il faut avant tout nous entendre, dit Alieia, si nous voulons arriver à bonne fin; or
donc, je vous propose un moyen. — Écoutez bien : — nous allons écrire nos noms sur des
morceaux de papier, les mettre tous dans mou chapeau, et le nom qui sortira désignera
celle d'entre nous chargée de cette mission délicate.
— L'idée est parfaite, s'écrièrent toutes les dames; accepté à l'unanimité !
— Ce n'est pas tout, reprit Alieia d'une voix doctorale et solennelle, celle que le sort
aura désignée sera tenue de venir rendre compte du résultat de ses démarches ,
dont le comité appréciera la valeur et l'importance; si pendant trois jours ses plans
d'attaque ont été déjoués par l'ennemi sans qu'elle ait pu triompher de sa résistance
ou de son courage, elle sera déclarée vaincue et mise hors de combat ; et une autre éga-
lement désignée par le sort ira prendre sa place.
— Accepté!... accepté!... répétèrent encore toutes les voix.
— Silence, dit Alieia, voici le comte de Malleville qui monte le perron, et surtout
que personne ne trahisse ce secret.
— Non ! non! personne!!
— Celle qui parlera, ajouta Alieia d'une voix grave et sévère, sera déclarée traître à a
patrie.
— Traître à la patrie ! répétèrent toutes les jeunes femmes avec un sang-froid imper-
turbable et en élevant au dessus de leurs tètes leurs mains fines et gantées.
Presqu'aussitot la porte s'ouvrit et le comte Léon de Malleville entra dans le plus
élégant costume du matin qui se puisse imaginer.
— Mesdames, dit-il, les barques sont prêtes et pavoisées, et les poissons attendent
avec impatience le moment de tomber à vos pieds.
— Ils sont bien aimables, dit la comtesse de Sauleure, et nous leur en ferons tous nos
remercîmens.
Alieia s'était approchée d'une table et avait écrit cin [ noms; elle plia les papiers,
les mit dans son chapeau, et s'avançant vers le comte de Malleville :
— M. de Malleville, lui dit-elle, vous arrivez fort à propos, car nous étions dans
le feu d'une grande discussion.
— Puis-je être admis à cette grande discussion? dit le comte.
— Il s'agissait de savoir quelle est celle de nous qui jetera , la première , le filet à
ces poissons si aimables et si gracieux.
— La question est en effet très grave, et qu'avez-vous décidé, mesdames?
,, LA SYLPHIDB.
— Nousavons décidé que le sort en déciderait. Les cinq noms sont dans mon chapeau,
et c'est vous, M. de Malleville, qui allez choisir.
Le comte s'inclina en souriant aimablement. — Je suis tout le vôtre, dit-il; et pendant
qu'il mettait la main dans le chapeau d'Alicia, en tournant discrètement la tête, celle-ci
fit à ses compagnes un signe d'intelligence. — Les jeunes femmes s'avancèrent et for-
mèrent un cercle autour du comte, attendant avec impatience le nom qu'il allait pronon-
cer. — Le comte déroula lentement le papier, et lut: Alicla.
— Bravo!... bravo!... s'écrièrent toutes les jeunes dames à la fois. — C'est Alicia qui
jetera le filet.
— Je lejeterai en conscience, dit Alicia en faisant une révérence pleine de coquette-
rie et de malice.
— Prenez garde, lady Alicia, que le poisson ne vous échappe, dit la comtesse de Sau-
leureen souriant, etellese mita fredonner:
« Mène ta barque avec prudence,
» Pêcheur. Parle bas. »
Le comte, qui était bien loin de comprendre le sens caché de cette scène, mais qui ,
sans s'en douter, donnait parfaitement la réplique, se mit à son tour à chanter le dernier
vers de la romance :
« Le roi des mers ne t'échappera pas. •
— Je l'espère ainsi , dit Alicia, quoique je n'aie jamais jeté de filets, je vous le
déclare.
Tant mieux, dit le comte de Malleville ; aux innocentes les mains pleines. Partons.
— Et votre jeune ami, M. de Malleville, reprit Alicia, n'est-il pas de la fête?
— Certainement non ; je viens de l'apercevoir à l'autre extrémité du parc avec toute
une bibliothèque sous les bras.
— Il a peut-être peur de l'eau.
— Ou de vous, mesdames, ce qui serait plus croyable.
— Nous sommes donc bien effrayantes?
— Non, répondit le comte en prenant sa voix la plus mielleuse, mais bien à craindre;
le plus brave peut avoir peur.
Ce dialogue entre tout le monde servit supérieurement Alicia, car il détourna d'elle
l'attention du comte, et lui donna le temps de réfléchir à ce qu'elle devait faire. — Dans
les momens extrêmes, il fautse servir de tout; aussi ne fit-elle pas la difficile, et comme
les vieux moyens sont quelquefois les meilleurs, elle se prit le front à deux mains et
s'écria d'une voix douloureuse :
— Ah! mon Dieu! quelle migraine affreuse vient de me prendre à l'instant !...
— Oh ! oh ! fit la comtesse de Soleure à voix basse en s'approchant, je ne crois plus à
la migraine.
Moi, non plus, répondit Alicia sur le même ton, mais je m'en sers.
— Lady Alicia, reprit la comtesse de Sauleure, qui je crois avaitdans le fond du cœur
quelque jalousie de ce que le sort ne l'avait pas désignée ; vous reculez déjà devant le
■ J'avance, au contraire, répondit Alicia, en faisant un petit hochement de tète plein
d'espièglerie et en soulevant légèrement ses deux mains qui laissèrent voir le visage le
plus frais et le plus rosé qui se puisse rencontrer jamais.
Le comte continuait à prendre la scène au sérieux (triste position pour un raffiné
du dix-neuvième siècle).
— Quel fâcheux contre-temps, dit-il à son tour, en s'élançant vers Alicia ; cette mi-
graine vous a prise bien subitement ;le grand air la calmera, j'en suis certain.
— C'est affreux, dit Alicia... je souffre le martyre.... Non...., non...., je connais mes
I. V si 1.1'illIIK.
migraines....; elles rne durent toute m [ci elle essaya de se soulever un peu
Je vous en prie, mesdames, parlez sans moi, que je n'arrête pas votre pêche : ji
places la comtesse de Sauleure.... Oh! je regrette bien de ne pouvoir vous accom-
pagner.
— Comment , dit une des jeunes femmes qui ne saisissait pas Lien encore le but de 1 1
migraine; lady Alicia, vous ue venez pas avec nous?
— Non, répondit Ali. la en se penchant à son 01 eille, je vais me promener dans le pan .
— A ce soir dix heures, chez moi, première réunion du comité secret.
Aussitôt que lady Alicia \it, des Pénètres du salon, les barques qui s'éloignaient . elle
prit un livre, et, descendant dans le paie, i du côté où le comte deMalle-
ville avait aperçu son ami Rodolphe de Beaufort. — Elle ne tarda pas a le rencontrer; il
était assis sur un banedans une allée de tilleuls fort cou\ lil lire très atten-
tivement, ce qui permit à la jeune femme de s'avancer très près de lui sans être vue :
cependant, quelque léger que tut le bruit de ce pas sur le sable, le jeune homme leva
la tête, et, tout étonné d'être surpris ainsi à ['improviste dans la solitude, il rougit et ferma
son livre.
— Ne vons dérangez pas, monsieur, lui dit aussitôt Alicia de sa voix la plus <;
'avoir interrompu vos rêveries par mon indiscrète promenade.
— Dites ma lecture, madame, interrompit le jeune homme en montrant le livre qu'il
louait à la main. — Il semblait avoir peur qu'on ue l'accusai de rêver à qudqu
La jeun savait de quelle manière commencer l'entretien qu'elle avait tant
à cœur de provoquer et qui devait être son premierfait d'armes; elle était au bout de
l'allée, traçant des dessins sans suite sur le sable avec le bout de son ombrelle.
— Comment, dit-elle enfin, n'étes-vous pas avec ces dames et ces messieurs à eeit
grande partie de pêche qui doit être si merveilleuse ?
— Je vous avoue, madame, que j'aime peu la pêche.
— Ah ! oui. c'est vrai, dit Alicia en souriant a moi lié, j'avais oublié, H. de Beaufort, que
tous les futiles plaisirs de ce monde sont indignes de vous, et que vous ne daignez pas
y jeter un regard.
Evidemment l'attaque était consommée, et la réponse du jeune homme devait amener
les hostililcs.
— Vous vous trompez, madame, dit-il fort tranquillement, tous ces plaisirs dont vous
parlez ne sont pas indignes de moi, et je suis loin de ressembler au portrait que vous
venez de tracer; peut-être est-ce moi qui suis indigne d'eux ?
— Ceci ressemble fort à de la modestie , reprit Alicia, en jetant sur lui un regard
adroitement combiné.
— Ou ado la crainte; ce que vous prenez pour du dédain peut être de la défiance.
— Prenez garde, M. de Beaufort, en pi u de mots on dit bien des choses.
— Moins peut-être que vous ne pensez.
— Voici encore de la défiance, interrompit-elle avec un air malicieux ; décidément je
vois que vous aviez raison ; c'est là une qualité ou un... défaut que vous possédez admi-
rablement.
— Use peut, reprit le jeune homme, que ce ne soit pas une qualité; je ne suis point
issez fat pour m'en supposer aucune, mais certainement ce n'est pas un défaut.
— Si nous voulions entamer une discussion sur ce chapitre, M. de Beaufort, je voua
rangerais, j'en suis sure, de mon avis.
— Pardon, madame, mais j'en doute; se défier d'un danger n'empêche pasledanger
d'arriver a vous quelquefois, mais empêche au moins qu'il vous prenne à l'improviste ;
se délier de la douleur n'empêche pas de souffrir, mais empêche peut-être que la dou-
leur ne vous écrase et ne vous tue.
— Voilà bien, dit Alicia, en s'efforçant de rire aux éclats pour décontenancer le pauvre
jeune homme qui resta en effet stupéfait et morfondu ; voilà bien les jeunes gens de la
I \ .1> l.l'llllli.
nouvelle école, ils tont sans s'en douter , dans le cours de leur vie privée , du roman
intime, et de la littérature moderne; ils ne peuvent pas vivre comme les autres hommes,
ce serait trop commun; la vie ordinaire ne peut suffire à leur ame de feu; dans tout ce
qui les approche, ils veulent absolument voir autre chose que ce qu'ils voient. Partout
il y a piège, désillusion, horrible désenchantement, partout il y a douleur de l'ame; dans
chaque parole un mensonge, dans chaque sourire une trahison, pour apprendre à se dé-
fier de tout, ils ne jouissent de rien, et dans les plaisirs les plus innocens ils veulent à
toute force découvrir des projets de perdition. Selon eux l'existence ne serait composée
que d'une lutte perpétuelle ; et pourquoi cela , s'il vous plaît? — Parce qu'il est bon
genre, c'est je crois l'expression dont on se sert, d'avoir l'air malheureux, lorsqu'on n'a
méinepaseu le temps d'essayer d'être heureux, d'avoir l'air désenchanté de toutes cho-
ses, sans savoir seulement ce que veut dire le mot désenchantement, et de jeter ainsi a
tout ce qui les entoure le triste voile de leurs cœurs flétris.
Alicia avait commencé cette tirade magnifique, d'abord avec une voix enjoué et rail-
leuse, et puis malgré elle et presque à son insu, son visage avait pris une expression sé-
rieuse en prononçant les derniers mots ; elle s'en aperçut sans doute, et comprit que
c'élait une faute d'user ainsi si vite ses munitions, car elle se tut, et jouant négligemment
avec les feuilles d'une fleur qu'elle avait cueillie, elle ajouta :
— Mais il me semble que tout en ne voulant pas entamer le chapitre du désenchante-
ment delà jeunesse, je commençais assez bien...
— Savez-vous, madame, reprit Rodolphe, après quelques minutes de silence que c'est
envelopper tout le monde d'une manière bien dure et bien injuste dans "la proscription
générale, je serais tenté, jusqu'à un certain point, d'être de votre avis; il y a la fatuité de
la douleur comme il y a la fatuité du bonheur; mais je vois qu'il faut que je me défende
et que je m'excuse si je ne veux pas être perdu de réputation; car je suis, n'est-ce pas, un
de ces jeunes gens du siècle cruellement désenchantés qui cherchent la solitude pour sou-
pirer en silence? Vous m'avez surpris tout à l'heure, madame , et vous pourrez rendre
bon compte de mes occupations, vous avez été témoin que je ne soupirais pas, mais que
je lisais tout simplement, ce qui a fort peu d'analogie avec les douleurs de l'ame, l'His-
toire de la Russie.
— Vous êtes un peu moins coupable alers, dit en souriant Alicia.
— Je ne sais, reprit Rodolphe, si pour ces dames et ces messieurs, la pèche a de grands
agrémens, mais quant à moi je vous déclare que je préfère de beaucoup les quelques
mots que vous avez été assez bonne pour échanger avec un coupable.
— Prenez garde, dit Alicia, voici de la galanterie et je vais me défier à mon tour.
— Vous me gardez toujours rancune pour ce mot-là.
— Non, mais vous m'avez donné une bonne idée, et j'essaierai de m'en servir.
— Laissez les armes à ceux qui ont besoin de se défendre; c'est une bien petite conso-
lation qu'il ne faut pas leur envier.
Tous deux marchaient à petits pas dans l'allée, lady Alicia comprit que la conversa-
tion si elle continuait sur ce pas allait tomber dans une fade sentit» entalerie, et qu'il
n'était pas temps encore d'user de ce moyen, aussi s'empressa-t-elle de la changer.
Le soir elle s'endormit parfaitement satisfaite, après avoir rendu au comité un compte
exact de la première rencontre. — C'est charmant, pensa-t-elle , d'avoir trouvé cette
occupation à la campagne.
Le lendemain de très bonne heure, contre son ordinaire, elle était éveillée ; elle pen-
sait avec une joie secrète à ce plaisir de coquetterie féminine qui l'avait jetée dans cette
étrange intrigue; elle calculait dans sa tète les moyens qui lui semblaient les plus in-
faillibles pour arriver à une entière réussite, sans calculer quelles pouvaient en être les
suites et les conséquences. — Cette journée cependant n'amena rien de nouveau; loin
de faire un pas en avant, Alicia recula plutôt, car Rodolphe de son côté, par ce sentiment
instinctif du cœur qui est presque toujour.-. le sentiment de la vérité, crut deviner sa
i. \ ^i riiitn . ,-
arçuetteriesans en comprendre néanmoins le motif ou le but; il se tint sévèrement sur
ses gardes, et fut beaucoup moins expansif qu'il ne l'avait été la première fois. Ce fut un
grand desappo.nlement pour la jeune Anglaise; elle avait cru cette conquête si facile
•1<> elle futctonnee d'abord, blessée ensuitede sa résistance ; elle oublia presque que ce
■i etaitqu un jeu de quelques jours, un complot lie plusieurs jeunes femmes entre elles,
-H elle appela a son aide toutes les ressources de sa tèteetde son cœur
Cette fois-là le S0irelle ne joua pas la comédie ; elle fiitsérieuse véritablement avec
un cachet involontaire de tristesse qui contrasta d'une manière visible avec la «aité des
autres. _ Elle seule était dans la confidence du véritable secret de cette tristesse pen
dant que toutes les jeunes femmes chuchotaient entre elles en se montrant l'air sérieas
d Ahc.u ; elles se disa.ent qu'elle jouait en conscience, et qu'a la prochaine reunion du
comité secret, ou lui voterait de j ustes remercimeiis.
Ainsi se passa la secoudejournée. — La troisième amènerait-elle un résultat?
Baron DE BAZAHCOOBT.
Im tuile nu prochain immfro.)
Théâtre*. — Concerts.
, s a repris, au Théâtre-Français, cette mauvaise tragédie de
Marie Stuart 'que Lebrun tailla jadis sur l'ample drame
de Schiller. M»< Rachel n'avait jamais subi une épreuve
aussi terrible : pleine de dignité hautaine devant ses geô-
liers, elle a été effrayante et sublime dans son entrevue
avec Elisabeth, simple et déchirante dans ses préparatifs de
mort; enfin, elle a tenu tout ce qu'on pouvait attendre de
ses qualités et de ses défauts. Ligier a parodié fort agréa-
blement le rôle de Leicester. Mous ignorons encore le nom
de la figurante qui représentait la reine d'Angleterre; Mail-
lard est décidément voue au bleu, depuis le succès obtenu par ses bas dans \C Terre d'eau
Maigre œtte dame et ces messieurs, Marie Stuart attirera tout Paris _ M- Cinti-
Damoreau vient de faire à elle seule le succès d'un ouvrage nouveau ; elle a daigné
prendre sous son patronage de haute et puissante cantatrice une petite partitionne
M. Adam, toute composée d'airs de galop, de médiocres effets, en style russe, de sou-
venirs de menuet, et de chansonnettes, comme le vin de dessert en'inspir-ait dans les
noces de nos b.saïeux. M. Adam, le maestro, MM. de Leuven et Dennery les auteurs
du poème de la liose de Péronne, ont disparu derrière celte vocalisation incomparable
ces feus d artifice de trilles et de cadencés. Enfin M- Damoreau a reçu assez d'applau -
dussemens pour en distribuer un peu autour d'elle sans s'appauvrir. _ Les autres théa
très redoublent d'efforts, afin de changer leur affiche tous les huit jours. Quand les vau
devdles, enrans-barbons, datent déjà d'une semaine: . Entevez~moi ces maqots-la ' ,
disent les directeurs , parodiant Louis XIV. Ainsi , dans ce steepk-chase des premières
représentations, nous avons vu se ruer sur le public un Chariot, espèce de benêt qui
veut faire fortune en courtisant des duchesses. H a été suivi immédiatement d'un' ioli
acte portant centre : Si nos femmes avaient , par M. E. Gonzales, jeune romande,
dont [étalent vigoureux s'est transformé pour aborder une carrière nouvelle -Tandis
que ceci se passait aux Variétés, le Vaudeville nous présentait un monsieur qui a une
autre époque, eût été le gentilhomme Joconde , don Juan , marquis de Marana, le 'cheva-
lier de Faublas, en un mot, un séducteur séduisant, mais qui , aujourd'hui, se trouve
ctre tout s.mplement un vulgaire commis-vovageur, l'homme de Varticle et de Vannons
iS LA SYLPHIDE.
Pouah ! Il a séduit une femme dans chaque département excepté dans celui de la
Seine. Est-ce croyable? et n'est-ce pas à Paris seulement qu'il faut chercher les jolies
femmes de la province, fleurs délicates transplantées sur le sol de la Chaussée-
d'Antin ? — Au Gymnase, rugit un I.ion Amoureux. Cet ani nal n'est pas méchant ; il
nous a même paru mâcher lort agréablement la prose de M. Scribe ; ses griffes ne pas-
sent pas à travers ses gants blancs. Il esta remarquer qu'on revient beaucoup, en ce mo-
ment, aux fables de la Fontaine : dernièrement encore s'est traduit en plein air l'apo-
logue de VAne portant (lez reliques. — Le Palais-Royal nous amusait jadis ; mais nos
rires changeront de nature, s'il persiste à nous donner des pièces historiques, à nous
montrer la robe rouge du cardinal Mazarin. Gare, Frétillon, ne touchez pas à ces
choses-là. — Aux boulevarls Saint-Martin et du Temple, on continue à se distribuer
de grands coups de poignards et à vider des coupes de poison : la foule applaudit,
et, avouons-le, nous avons fait quelquefois comme elle ; mais la rue Lepelletier a de
bien autres attraits pour nous, et la Favorite nous attire par la douce mélancolie de
son drame et de ses cantilènes, et par l'admirable ensemble des chanteurs. C'est un
succès d'autant plus incontestable que des journaux-docteurs en musique le nient avec
acharnement: M. Pille t ne dit pas que Donizetti lui a livré un chef-d'œuvre; mais il
répond aux juges trop sévères par ces paroles éloquentes: «Messieurs, ta salle est
pleine! » alf. d.-s.
C est une noble et ingénieuse pensée que d'appeler les arts au secours du malheur,
que de mettre la misère sous le patronage de la musique. A peine la nouvelle des inon-
dations du Midi était-elle connue, que tous nos virtuoses se sont empressés d'offrir aux
victimes du fléau le tribut de leur talent. Parmi ces concerts de charité, celui que
M. Louis Lacombe vient de donner doit être inscrit au premier rang. Encore chargé
des couronnes de l'Allemagne, ce grand pianiste s'est montré l'égal de tous les maîtres
connus. Autour de lui rayonnaient, comme les satellites d'un astre glorieux, des artistes
chers au public etavec lesquels M. Louis Lacombe a partagé les succès de la soirée.
Il appartient à la Sylphide de consacrer toutes les actualités, de butiner partout son
miel, tantôt au théâtre, tantôt dans le roman, tantôt dans les arts. Les sujets graves eux-
mêmes ne l'effraient pas lorsqu'ils peuvent offrir quelque intérêt à ses lecteurs. Ainsi,
au moment où la France est encore agitée par les émotions du 15 décembre, la Syl-
phide a cru devoir publier un souvenir de cette grande journée. Le dessin qui accom-
pagne cette livraison rappelle, avec une prodigieuse exactitude, la marche imposante
du cortège, et reproduit les mille détails de cette scène unique dans l'histoire. Nous ne
doutons pas qu'il ne soit accueilli avec plaisir par les abonnés de la Sylphide, et, eu
outre, acheté avec empressement au magasin d'Aubert.
Le Directeur DE YILLLMESSANT.
LA SYLPHIDE
1, CITE DES IT« LIENS.
LA Ml [ mi.i
* Madame
'.' janvier 1841.
ORSQUE vous recevrez cette lettre, madame, nous
aurons franchi le pas périlleux qui nous sépare de
l'année I8i0, dont l'avenir était si gros d'événe-
mens fâcheux. A bien peu de choses près, cette
année ressemble à tant d'autres, malgré certains
allarmistes qui , à chaque nouvelle catastrophe plus
ou moins saisissante, criaient à Xinfluenza! Que
Dieu fasse que nous ne tombions pas de Carybdr
enScylla , et que nous tirions encore aussi bien
^notre épingle du jeu pendant l'année qui vient,
que pendant celle qui s'est écoulée Au reslc
18i0 périt sous une pluie de fleurs et de plumes;
son linceul est brillant, transparent , diaphane :
le satin, le velours, la gaze, recouvrent sa tombe,
et son glas funèbre se chante au son des joyeux
orchestres et à la clarté des lustres et des candé-
labres !
Pour les visites du jour de l'an, les femmes de la haute société ont générale-
ment adopté les chapeaux résilles de Maurice-Beauvais, dont la vogue ne peut
que s accroître , tant ils sont jolis et élégans. Notre Sylphide d'aujourd'hui vous
en donne un charmant modèle, ainsi qu'une des coiffures moyen-âge du fameux
mod.ste dont le goût artistique est sans cesse à la recherche de ce qui sort de la'
route banale. Sa collection de coiffures est un vrai musée d'histoire où chaque
femme peut choisir un type particulier, et il n'est pas de femme qui ne comprenne
tout I avantage qu'elle peut retirer dune coiffure excentrique et avec laquelle, ou
ne la confondra pas avec une simple bourgeoise de la rue Saint-Denis. D'ailleurs
.A SYLPHIDE.
ne faut-il pas une coiffure à part, une coiffure du temps, avec ces belles étoffes
d'aujourd'hui qui viennent, dans les magasins de Thiébaud-Guichard, nous rap-
peler le luxe des cours de Louis XIV et Louis XV? Quelle harmonie pouvez -
vous établir entre un petit bonnet chiffonné et ces satins Pompadour, ces droguets
brillans, ces barrèges diamant es, ces crêpes jardinières qui sentent les belles récep-
tions de Versailles. A propos de Thiébaud-Guichard, nous dirons qu'il a dans
ce moment de charmantes pelisses bonne-femme, des douillettes des plus comfor-
tables et d'élégans burnous algériens qui sont remplis de grâce et qui drapent à
merveille ; celui que représente notre gravure a été acheté par la duchesse de
P , dont tout Paris connaît le goût si éminemment distingué,
La maison de commission Giraud expédiait la semaine dernière , pour un
mariage au château de B...., en Normandie , des caisses remplies des modes de
Maurice-Beauvais et des objets confectionnés de Thiébaud Guichard; il y avait
aussi des robes où se reconnaissait la coupe gracieuse de Mme Debuisieux , et les
magnifiques fourrures d'Auprêtre-Pellevrault etBougenaux-Lolley. La corbeille,
qui sortait des magasins de Giroux, mérite une mention toute particulière. Sa
forme était celle d'une conque marine , soutenue par des dauphins en or ciselé ,
la matière était de l'écaillé marquetterie. Deux syrènes formaient les anses , elles
tenaient des cornes d'abondance, versant, comme de coutume, une foule d'objets
divers. Outre les mille petits riens sortant de la maison Giroux , que contenait
cette élégante corbeille , et dont les objets de sorcellerie n'ont pas été les moins
goûtés au château de B il y avait encore, comme accessoires indispensables,
les mouchoirs deChapron, où le chiffre et les armes de la jeune mariée se trou-
vaient entrelacés de mille manières, sous les formes les plus variées. Les odeurs
de Guerlain , dignes compagnes et complément de ces beaux mouchoirs ; les
gants Mayer en profusion pour le négligé , pour le bal ; des papiers dentelles
de Marion , si jolis , si délicatement distingués. L'album musical de Michaeli
avait aussi trouvé sa place dans cette aristocratique corbeille ; il est allé recueillir
en province les applaudissemens que lui valent, dans toutes les soirées de la ca-
pitale , le charme irrésistible de ses six mélodies. Quoiqu'il soit un peu aven-
tureux d'amour-propre, de parler de soi ou de ceux que l'on préfère, je vous
dirai que je n'ai pas vu sans un vif plaisir six albums de la Sylphide, reliés en
velours de toutes nuances, qui s'étaient glissés coquettement dans les présens
destinés à la jolie mariée , qui doit , dit-on , les offrir à ses demoiselles de noces.
Il y a long-temps, il me semble, que nous n'avons causé modes; les yeux
sont tellement éblouis par la magnificence des magasins , qu'on se prend à ne
pouvoir parler d'autre chose, et qu'on oublie le fond pour la forme. Je vous dirai
en quelques mots que les robes de velours ou d'étoffes épaisses se font toutes à
corsage plat, avec nervures, à pointe, avec des lattes de dentelles, de blonde ou
de fourrures, lorsque la garniture de la robe est également en fourrures. Les
manches sont de plus en plus plates, courtes ou longues, excepté pour les douil-
lettes par dessus , dont la jupe doit être beaucoup plus courte et un peu moins
ample que celle de dessous . Il est une mode charmante que je veux vous signaler,
parce qu'elle est aussi gracieuse qu'élégante ; c'est une robe odalisque ; cette robe,
quoique parée, ne peut se porter qu'à une soirée, chez soi, une soirée où, assise
dans un fauteuil gothique do Monbro, on ne se lève que pour recevoir les arri-
vans. La robe doit être en velours de nuance foncée, gros bleu, gros vert, violet;
LA SYLPHIDE.
le corsage juste, montant des épaules comme celui d'une redingote, est très ou-
vert devant et ne se rejoint qu'à la ceinture, la jupe ouverte devant, avec les
coins arrondis; les manches serrées juste jusqu'à la moitié du haut du bras,
sont larges et ouvertes du bas comme les manches à la religieuse, quoique ce-
pendant moins amples et moins tombantes; toute la robe doublée de satin blanc
se rabattant d'un grand travers de main autour du corsage de la jupe et des
manches ouvertes, et sur cette bordure de satin une bande de passementerie ou-
vragée à jours de la môme nuance que la robe ; une jupe de dessous en satin
blanc et des manches de dessous pareilles demi larges et serrées au poignet par
quatre bracelets. Avec cette toilette, il faut une coiffure châtelaine de Maurice—
Beauvais en velours blanc et or.
On voit quelques robes en satin blanc avec des ornemens de velours orange.
Les dentelles sont toujours aussi en vogue, on en applique dans toutes les for-
mes, sur toutes les étoffes, et les vieux et les nouveaux points sont adoptés sans
distinction. Au bal, on voit beaucoup de robes en gaze brillante, crêpe, organdi
brodé, avec des petits corsets de velours noir ou de toute autre nuance, accompa-
gnés de cordons algériens de la nuance du corset. On fait de superbes manteaux
que l'on nomme manteaux royaux, en satin broché, doublé et bordé de fourrures,
avec un grand collet et un plus petit pardessus, également en fourrure; les ouver-
tures des bras sont bordées de fourrures et terminées par des glands arabes en
or. Au reste , ce qui se voit cette année de manteaux, pelisses , burnous, man-
telets de toutes sortes, de toutes formes est inimaginable ; les coupes les plus bi-
zarres paraissent les plus jolies, et la dernière invention a toujours le bon droit.
Il me reste quelques mots à vous dire, madame, des fleurs de M™' Lainné,
cette artiste presque sans égal qui semble, au fur et à mesure que les roses nous
quittent, les faire renaître plus embaumées et plus fraîches sous ses doigts. Mau-
rice-Beauvais compose peu de coiffures distinguées où il n'admette pas comme
un ornement pour ainsi dire indispensable les fleurs de MmC Lainné. — On peut
passer sans transition des fleurs à la musique et j'en profite, madame, pour vous
annoncer que la grande soirée musicale promise par la stlphide à ses abonnés,
aura irévocablement lieu dans la belle salle de Henri Herz, à la fin de ce mois.
D'ici-là, je vous ferai connaître le programme qui promet d'être magnifique.
Nous sommes un peu au dégel, je l'espère, et bien nous en prend, car les plai-
sirs s'en ressentaient, et tous les praticiens de la Faculté de médecine criaient
haro ! sur les bals et les soirées : — Vous vous couvrirez de rhumatismes, disait le
docteur G ; vous vous gâterez toutes les dents, disait le dentiste Hattute, et
quoique mon art soit merveilleux, j'aurai grand'peine à vous guérir ou à remé-
dier au mal. — On dansaitdevant le docteurG...'.. pourlui prouver que les join-
tures étaient encore souples; on souriait au dentiste en lui laissant voir de belles
dents, qui, grâce à ses soins et à son talent, pouvaient braver la froidure; et ce-
pendant malgré cette mutinerie, on gardait le coin du feu en murmurant contre
le ciel... qui enfin s'est laissé attendrir! Baronne marie de l*****.
LA SYLPHIDE.
LE JEU D'UNE COQUETTE .
ii.
licia rêva toute la nuit; l'échec de la veille lui avait
donné à réfléchir et lui avait ôté cette insouciante con-
fiance dont elle berçait sa coquetterie. — Elle était
engagée d'honneur à réussir; aussi, quand sunna l'heure à laquelle
elle était habituée de se rendre dans l'allée mystérieuse, elle entra
Rodolphe y était ; elle fit du bruit, parla haut afin
d'attirer son attention, passa près d'un quart d'heure à mettre son
peau de paille et à chercher son ombrelle dont elle n'avait nul
'besoin ; et sortit enfin, sûre de trouver Rodolphe quelques minutes après
dans la même allée.
Une demi-heure se passa, et la victime n'arrivait pas ; puis une heure,
puis une heure et demie. — Que faisait-il donc? — Certes, il avait bien eu la pensée de
la suivre et de partager sa promenade, mais il se fit violence, d'abord craignant que
cette visite en plein air ne devint indiscrète et importune, ensuite parce qu'il s'aper-
cevait que ses yeux se portaient plus souvent sur lady Alicia que sur toute autre
personne , que lorsqu'elle parlait, même des choses indifférente, il se surprenait à l'é-
couter attentivement, et que ces symptômes de prédilection marquée commençaient à
l'effrayer.
Lady Alicia resta près de deux heures dans l'allée, et son cœur battait à la fois de dé-
pit et d'impatience. — La cloche du dîner la rappela au château.
Elle trouva tout le inonde réuni dans le salon ; elle devint presque rouge de honte en
entrant, car elle aperçut la comtesse de Sauleure dont le visage avait une expression non
équivoque de mordante raillerie. — Elle devina facilement qu'elle avait connaissance
de ce second et terrible échec.
Ah ! vous voilà enfin, lady Alicia, dit-elle en souriant à moitié ; nous vous cher-
chions partout ; nous avons fait une promenade délicieuse avec M. de Beaufort qui a
bien voulu aujourd'hui être notre cavalier, faveur toute spéciale et dont nous sommes
fières et reconnaissantes.
Alicia voulut sourire, mais elle sentit le rouge qui lui montai t au front.
— J'étais dans le parc, dit-elle.
— Depuis quelques jours il vous a pris un goût effréné de solitude, reprit la comtesse.
— Je lisais, répondit Alicia, — et son regard rencontra celui de Rodolphe qui baissa les
yeux. — Un livre bien intéressant, sans doute, continua la comtesse qui était sans pitié.
Voir plus haul page 19.
LA SÏLIIIIDl. .
elfe rîvalllt" flail PaS,femme a servir io"^'^ de jouet a u,,c autre femme •
elle relu la tète et semblant ne pascomprendre l'intention malicieuse de M- de San '
leure el e fondit en jouant nonchalamment avec une boude pendante de s cheveu"
-Oui ce livre eum s, tntéressan. qu'il m'a la,, oui,!,,,, l'heure, el me perma de n
pas regretter votre charmante promenade. ' '
- Oh ! oui, reprit la comtesse, les livres sont très intéressans cette année • mais eue!
quefoisles denoùmens tournent mal. '""te, mais quel-
- C'est là, reprit fort tranquillement Alicia, ledéfàui des auteurs; ils ne comnren
Rodolphe écoutait cette conversation et ne comprenait rien au sens caché de ce dia
logue suintement étabh entre lady Alicia et la comtesse de Sauleure. -ilïé lm J
justement peut-être parce qu'il eût ardemment voulu le contraire, toute'son a , n'ion
l^rLZre^ AhC,a' " 'V-- -'SP'^- entendre les Wonsesdetr
Jamais aussi il faut le dire, la jeune anglaise n'avait été plus charmante, plus ado-
rable; le dépit secret qu'elle éprouvait, le sentiment intime de son amour-pronre
cruellement roisse avaient donné un incarnat plus vif au coloris de ses j s' Zl
ecla plus br.l lant a ses yeux; ,. semblait qu'elle eut compris tout le désespéré d .
. position et qu'elle eût appel, a elle toutes ses séductions, tous ses charmes
Rodolphe se sentit tressaillir; et quand lady Alicia alla s'asseoir dans un coin du salon
1 vint auprès d'elle; -la jeune femme le vit arriver et son cœur battit de joie- — elle
lu. répondit avec insouciance d'abord, puis avec une mordante moquerie qui stimulai
davantage encore l'esprit ardent de Rodolphe.
Alicia presqu'en tête à tète avec son faible adversaire prenait sa revanche de la mau-
vaise partie du matin, lorsque Léon de Malleville cria à son ami :- Rodolphe vfens
donc faire une partie de billard, il manque un quatrième '
poLTu ïi^' dU HOd°'Phe " faiSam U" Sig"e de mauvaise h~ 1- "'é^PP'
-Non non monsieur de Beaufort, reprit-elle en se levant à moitié; les amis
avant tout.- Et elle ajouta en souriant d'une manière charmante: nous reprendrons
plus tard cette conversation. ' u'u'1"
A peine Rodolphe se fut-il éloigné, qu'un domestique remit une lettre à lady Alicia
— Elle l'ouvrit et lut ce qui suit : y «»u».
. Lady Alicia voudra bien venir, à dix heures précises, à l'endroit convenu pour
» rendre compte au comité secret des résultats de l'importante mission qui lui a été
» confiée. _ . ; L
La Présidente,
Comtesse de SAULEURE. ■>
-C'est un tour de la comtesse, dit Alicia en repliant la lettre. — E y a un ouïr,
d heure cette lettre m'aurait piquée au sang. Mais à présent j'ai fait plus de chemin oue
vous ne croyez, mesdames. - A dix heures j'irai au comité secret
Lady Alicia se rendit, à l'heure prescrite, chez la comtesse de Sauleure, où toutes
les jeunes femmes étaient reun.es, - elles étaient toutes, sans se l'avouer, enchanta
que lady Ahcia n'eut pas réussi dans ses tentatives de séduction ; car il y a toujours dan
le cœur d une femme un sentiment de jalousie et de rivalité qui se glisse involontai
::;::" rasrpenséi; Lacorr de Sauieure' sunou^ - *-i3iï?E.
sujet, des ra.ller.es cruelles et abondantes. Mais quand lady Alicia entra, elle fi, tout
étonnée de sa tranquillité, et surtout de la hardiesse inconcevable de sa démarche
qu augmentait encore un sourire de contentement répandu sur tout son visage -
Celle-cu, attendit pas les parolesde lacomtesseet prit à tâche d'éviter toute expiation :
-Je v.eus, d.t-elle en entrant, réclamer les trois jours de sursis qu'il est convenu
5*
LA SYLPHIDE.
d'accorder, et je demande à ne donner aucun détail sur mes actions que le troisième
jour expiré.
La comtesse de Sauleure laissa échapper un mouvement de dépit et de mauvaise
humeur; car elle ne pouvait se refuser à la demande de lady Alicia, et elle voyait lui
échapper comme un songe, le plaisir qu'elle s'était promis pour toute la soirée.
Elle se leva et dit d'une voix grave :
— Le comité vous donne trois jours, mais ce délai est le dernier qui puisse vous
être accordé.
— C'est bien, répondit Alicia ; — je demande, en outre, comme acte de justice, que
des intrigues étrangères ne viennent pas ajouter d'autres difficultés à celles que j'ai
déjà à combattre.
— Expliquez-vous, dit la comtesse de Sauleure.
— Ce matin, M. de Beaufort a cédé à vos demandes, et a été votre cavalier pendant
une promenade qui a duré trois heures. — C'est pour moi un jour entier de perdu, et
vous devez penser qu'un jour est précieux lorsque l'on n'en a que trois à sa disposition .
— Le comité accède à voire demande, reprit solennellement la comtesse de Sau-
lure, et M. de Beaufort, pendant les trois jours qui vont suivre, restera entièrement
libre de ses actions ; toute suggestion étrangère encourrait un blâme sévère.
— Dans trois jours donc — dit lady Alicia en saluant respectueusement la comtesse
de Sauleure, et en lui lançant un de ces regards ironiques pleins de fatuité et de con-
tentement, propriété exclusive d'une jeune et jolie femme.
Elle rentra dans son appartement; et minuit sonnait, qu'assise près d'une table, le
front appuyé sur sa main, elle était encore plongée dans ses méditations. — Alors elle
sonna sa femme de chambre, se déshabilla et se coucha ; niais sa tète était trop agitée
pour qu'elle pût s'endormir. — C'est qu'il s'agissait pour elle de tout son avenir de
coquetterie féminine, de sa réputation, de sou orgueil, de son honneur; — c'est que
dans trois jours il lui fallait venir en face de ses cinq rivales avouer, à haute voix, sa
défaite, ou proclamer son triomphe ; — c'est que dans trois jours il lui fallait recevoir
les éloges ou les railleries, les sarcasmes ou les applaudissemens.
Dans trois jours il fallait que cet homme rebelle fût à ses pieds, et qu'elle le prît
ainsi respectueux et obéissant pour s'en parer comme d'un diadème. — Pour une
femme, cet amour-propre de vaniteuse coquetterie est toute sa vie, tout son bonheur,
elle lui sacrifierait son cœur et son ame ; et lady Alicia s'était trop imprudemment jetée
dans cette lutte terrible pour pouvoir s'arrêter. — Le premier jour elle en avait fait un
jeu , une plaisanterie , une distraction , et maintenant ce jeu , cette plaisanterie étaient
devenus l'action peut-être la plus importante de sa vie.
Toutes ces pensées agitaient le cœur et la tète de lady Alicia, et le sommeil fuyait
loin d'elle. — Elle se demandait, dans ses inquiètes prévisions, ce qui arriverait le
lendemain ; elle eût voulu percer le voile épais de cette nuit sombre , et avancer de
vingt-quatre heures sur sa vie. Elle répétait intérieurement son rôle , elle étudiait son
visage, elle se faisait à elle-même les réponses probables pour les combattre par des
argumens triomphans. Nouvelle Armide, elle appelait àson aide, en cet instant décisif,
tous les charmes de sa séduction.
Ainsi la trouvèrent les premiers rayons du jour; alors la fatigue l'emporta, sa tète
s'inclina doucement sur son épaule, ses yeux se fermèrent, et elle s'endormit. — Certes
si quelque fée bienveillante l'eût laissée entrevoir ainsi endormie par le chevalier re-
belle contre lequel elle devait combattre le lendemain à armes courtoises , ce chevalier,
fût-il plus sûr de lui-même que Scipion l'Africain, dont ou rapporte Vimmense trait
de continence , ou plus ferme dans ses principes et dans sa morale que Joseph s'échap-
pant des bras de Putiphar, il n'eût pu résister au charme ravissant de ce tableau déli-
cieux ,qui tenait plus des rêves du ciel que des réalités de la terre. — Ainsi endormie,
1. \ SYLPlmit
demi-repliée sur elle même, avec sa peau si blanche qu'on eût dit un lys entrouvert,
les boucles blondes et dorées de ses cheveux qui voilaient comme une gaze transpa-
rente une partie de son visage, elle ressemblait à l'ange du sommeil et de la pureté.
Le cœur le plus sec eut battu devant cette taille si élégamment souple dans sa pose .
si gracieuse dans son dessin ; la pensée la plus rebelle se fût émue avec recueillement.
l'ame dédaigneuse se fut inclinée avec amour. — Mais aucune fée bienveillante n'a-
mena Rodolphe de Beaufort pendant le sommeil de lady Alicia.
Dix heures étaient sonnées qu'Alicia dormait encore avec tranquillité. — La comtesse
de Sauleureen fut outrée de dépit. Ce calme était d'un mauvais augure pour ses mé-
dians désirs de rivalité , elle se mordit les lèvres bien plus encore lorsqu'elle vit entrer
lady Alicia dans le salon. Jamais elle n'avait été plus belle, plus fraîche , plus sédui-
sante. — Chacun eu lit l'observation. — Rodolphe la regarda long-temps, et dit tout
basàsou ami: — Ne trouves-tu pas qu'elle est charmante? — Adorable! avait répondu
Léon, en pirouettant sur ses talons, et je vais aller l'adorer.
Mais lady Alicia n'était pas femme à gâter ainsi une partie qui s'annonçait si belle ;
elle fut froide, réservée avec M. deMalleville, lui répondit à peine, et Rodolphe, sans
savoir pourquoi , l'en remercia du fond du cœur. — C'était de la faiblesse ; car avec
lui on ne pouvait compter sur rien, et les résolutions les plus étranges et les plus
fermes prenaient place à côté des faiblesses et des intimidations les plus grandes. Hais
pour lady Alicia, c'était beaucoup; car la confiance dans le combat est souvent le "a"e
le plus certain de la victoire.
Après le déjeuner, chacun s'apprêta à sortir. — M. de Malleville proposa une partie
de char-à-bancs qui fut acceptée avec enthousiasme. — Selon ce qu'il était convenu ce»
dames n'insistèrent pas auprès de Rodolphe qui en fut peut-être très enchanté ; et
quand on en parla à Alicia, elle prétexta plusieurs lettres importantes à écrire à
Londres, et qui devaient partir par le plus prochain courrier. Elle monta chez elle pour
la forme, et quand le char-à-bancs eut disparu à l'extrémité de la grande allée, elle
descendit dans le parc et prit, cette fois, un livre pour contenance.
Elle entrait dans l'allée où ils semblaient tous deux s'être donné tacitement rendez-
vous, lorsqu'elle aperçut Rodolphe de Beaufort qui marchait lentement devant elle, sa
tète était baissée sur sa poitrine, et ses deux bras croisés. Quand il eut atleint l'extré-
mité de l'allée, il s'apprêta à retourner sur ses pas et se trouva, par conséquent, eu
face de lady Alicia qui feignit d'être fort attentive à sa lecture. — Rodolphe s'arrêta ;
un instant il voulut retourner en arrière, mais un sentiment involontaire le poussait
en avant; d'ailleurs, lady Alicia l'avait vu, et cette retraite soudaine eut été un aveu
de sa faiblesse ou une malhonnêteté. — Il aima mieux affronter le danger en face; mais
malgré lui quelque chose qui ressemblait à une impression de froid parcourut subi-
tement tous ses membres.
La nuitqui venait de se passer n'avait pas été plus calme pour lui que pour lady Ali-
cia. En vain il avait appelé le sommeil à son aide, en vain il s'était raidi de toutes ses
forces et de toute sa volonté contre les pensées tumultueuses et agitées qui l'assié-
geaient; toujours le même souvenir venait à son cœur et à sa tète, toujours le même
nom à ses lèvres entr'ouvertes. — Il ne pouvait l'aimer cependant! — Depuis trois jours
seulement il la connaissait, mais il lui semblait qu'elle était moins légère, moins fri-
vole que toutes les autres : s'il y avait dans son sourire la coquetterie d'une femme, il y
avait dans ses paroles, et par fois aussi sur son visage, le reflet de pensées profondé-
ment senties. —Le pauvre Rodolphe subissait déjà à son insu l'influence fatale de ce
coupable et dangereux calcul : lui, qui avait fui le danger chaque fois qu'il l'avait seu-
lement pressenti, il n'avait pas cette fois, ou assez d'adresse pour le deviner, ou assez
de force pour se défendre contre lui.
Alicia vit-elle la couleur subite qui colora son front? Comprit-elle les palpitations
M-
56 IA SYLPHIDE.
de son cœur? On ne sait,., mais elle releva nonchalammentsa jolie têteblonde, et ferma
son livre. — Lui, la salua respectueusement et s'arrêtant en face d'elle :
— Savez-vous, madame, lui dit-il, que cette allée m'est bien favorable, puisque j'ai si
souvent l'honneur devons y rencontrer?
— Ceci, si je ne me trompe, répondit la jeune femme est un compliment, un véritable
compliment, M. de Beaufort, je vous en remercie. — Oui, c'est vrai, ajouta-t-elle en bais-
sant légèrement les yeux, le basard est une chose étrange, et puis cette allée est d'une
fraîcheur ravissante, le soleil y pénétre doucement à travers les feuilles des arbres.
C'est sans contredit l'endroit le plus agréable du parc.
— Pour moi surtout, madame, dit Rodolphe continuant sur le même ton.
Il v eut après ces mots un assez long intervalle de silence ; Alicia comprit qu'il était
important de ne pas trop laisser languir la conversation, elle alla s'asseoir sur un banc
qui se trouvait à quelque pas d'elle, et tournant gracieusement la tète du côté du jeune
homme: — Comment, lui dit-elle, n'ètes-vous pas de la promenade en char-à-bancs?
— Je ne sache pas, madame, que cette promenade en commun puisse être bien amusante.
La réponse valait l'interrogation; l'une et l'autre étaient également insignifiantes ;
mais lady Alicia était sur un meilleur terrain, car elle avait conservé tout son sang-froid,
et Rodolphe était loin d'être calme et maître de déployer une tactique habile. — Il se disait
à lui-même ce que l'on a bien soin de se dire en pareille occasion pour se donner une
excuse présentable contre un principe dont on s'était juré de ne s'écarter jamais. Pour-
quoi ne Paimerais-je pas? Pourquoi cet amour ne m'apporterait-il pas du bonheur?....
Lady Alicia est jeune, elle est belle..., et enhardi par cette pensée, il s'assit à l'extrémité
du banc, prenant dans ses mains le livre que la jeune anglaise avait placé à côté d'elle.
— Lady Alicia, dit-il, si nous continuions ici notre conversation d'hier soir si subite-
ment interrompue?... — Par une partie de billard, — reprit en riant Alicia, je ne de-
mande pas mieux, mais de quoi parlions-nous, s'il vous plaît? Je vous avoue franche-
ment que j'ai un peu oublié
R était aussi adroit à Alicia de faire cette question, qu'il était difficile à Rodolphe d'y
répondre nettement ; comment préciser ce qu'ils avaient dit et donner un sens exact à
des paroles, dont le but caché devait rester un mystère et presque un secret pour tous
deux. Rodolphe hésita un instant, puis répondit : —Je vous ai dit, madame, que j'étais
défiant par principe, et vous m'avez répondu que dans la vie cependant la confiance
devait être une bien bonne chose. — Hé! bien, vous ai-je rangé de mon côté, M. de
Beaufort, et voulez-vous continuer votre système de défense régulière?
Si c'était, comme vous le dites, madame, un système arrêté, et que j'y attachasse
une pensée d'infaillibilité et de sauve-garde, il me semble que je m'en écarte d'une
manière bien imprudente.
— Ah! c'est vrai, dit Alicia, vous avez servi hier de remplaçant à M. de Malleville.
— Et me voici dans cette allée que vous avez choisie pour but de promenade.
C'était là ce que voulait Alicia ; elle en était enfin arrivée à ce moment délicat où il lui
fallait positivement risquer un dénoûment, dût-elle essuyer une chute honteuse ; elle
n'avait plus le droit ni la possibilité de balancer, car l'occasion qui s'offrait à elle, si elle
la laissait échapper, pouvait et devait peut-être ne plus revenir. — Bien plus, son amour-
propre de femme avait été cruellement blessé, non seulement par la froideur de Ro-
dolphe de Beaufort qui jusque là avait résisté et combattu pied à pied sur ce terrain
glissant où tous deux s'étaient engagés, mais encore par les mordantes railleries de la
comtesse de Sauleure qui ne l'avait pas épargnée. — Quand bien même elle devrait être
la victime du piège qu'elle avait si imprudemment tendu, elle ne pouvait plus retourner
en arrière. Aussi elle déploya toutes ses forces et se prépara à une bataille en règle.
Baron de bazancoup.t.
(La suite au prochain numéro.)
I. \ Sï 1.1*11 1 II
C11ROM0IÎE DU (iRA\D MONDB.
out le monde est enfin de retour à Paris , le
grand rideau se lève pour les soirées de l'hi-
ver. Après la pompe funèbre à laquelle sont
accourus les Français de Paris , les Français
de la province , les Français de l'Amérique.
. après ce beau spectacle du 13 décembre qui a
été suivi par dix jours de procession où se
sont empressées plus de huit cent mille per-
sonnes qui ont fait le pèlerinage des Invalides;
les Parisiens et les étrangers reportent leur
curiosité sur les bazars et les magasins qui,
à l'approche du nouvel an, ont fait leur grande
toilette pour séduire , par leur coquetterie
les personnes qui veulent acheter et celles mêmes qui achètent sans pouvoir dépenser.
Ainsi, pendant ces quatre derniers jours, on lis-ail dans la rue de la Chaussée-d'Antiii, au
dessus du numéro 3 : l'ente polonnaise. C'est là, en effet, que la beauté, les grâces, les
grandes réputations parmi les femmes les plus connues et les plus fêtées de Paris se réunis-
sent pour vendre millegracieux objets au profit des Polonais malheureux. Les noms delà
princesse Czatorinska, cette belle protectrice de laPologne exilée, ceux de la marquise de
Dolomieu, de la comtesse Le Hon, de la duchesse d'Esclignac, de la comtesse de Mon talivet,
de la duchesse de Cazes, de M1»" de Rémusat, de M™" Victor Hugo, de Mme de la Roche fi-
gurent sur les affiches des marchandes. Le moyen de ne pas acheter dans les boutiques
présidées par de telles notabilités en tous genres ? Mais que trouve-t-on dans ces maga-
sins vers lesquels la foule est attirée par un double prestige*? Des ouvrages de mains
augustes, toujours prêtes à travailler pour ceux qui souffrent, des albums illustrés par
des femmes qui rivalisent de talent avec les premiers artistes, des tapisseries et des
broderies auxquelles ont travaillé les doigts délicats de jeunes et nobles personnes qui le
disputent aux ouvrières le* plus habiles lorsqu'il s'agit de soulager les pauvres ou les
iS I.A SYLPHIDE.
gens sans pairie. Courez, courez donc au bazar polonais, et achetez tant que vous pou-
vez, tant que votre cœur vous y engage, tant que votre sympathie vous y entraîne. D'ail-
leurs, ces femmes que vous avez admirées, remplies de zèle pour des œuvres charitables,
ces femmes que vous rencontrez dans les églises quêtant pour la misère, avouée ou
honteuse, vous les retrouvez aussi le soir dans les belles réunions qui animent et
parent la vie sociale de cette grande ville de Paris; Paris, centre de toutes les célé-
brités, de tous les amusemens, de tous les prestiges, de toutes les richesses morales,
Paris qui dominera toujours l'Europe en dépit des sarcasmes politiques et des ran-
cunes enfantées par la jalousie ou par la crainte.
Nos salons commencent donc à se faire remarquer par des réunions brillantes ;
il y a toujours foule les mardis et les jeudis à l'hôtel Wagram et au ministère de la guerre,
habité par M. le président du conseil. Les étrangers les plus notables qui composent le
corps diplomatique, et les voyageurs les plus distingués y accourent, sans parler de
tous les fonctionnaires de Paris et de la province qui se trouvent ici, et qui font un
cours de visites chaque jour de la semaine dans tous les ministères. Le salon de M. le
duc de Cazes, ouvert, à la société, le jeudi et le lundi, est fort remarquable ; le goût de
la maîtresse de la maison pour les arts, procure fréquemment aux invités les jouis-
sances de la meilleure musique. A l'hôtel de l'ambassadeur d'Angleterre on a joué, avec
un succès complet, une pièce anglaise, intitulée : Le Naufrage sur la Plage.
Cette espèce de mélodrame , qui, de même que toutes les pièces de ce genre , n'avait
rien de commun avec la bonne et véritable littérature, renferme des scènes dans les-
quelles miss Vrek et miss Ellis ont montré un talent rare pour des amateurs; l'ex-
pression , les poses , le naturel du langage , tout a été admirable dans ces deux nobles
actrices. Les hommes ont mérité les nombreux éloges de la réunion choisie qui formait
le parterre; le fils de lord Granville a été parfait dans son rôle d'un amant honnête,
mais très malheureux, ainsi que M. Plunkett, le Bouffé de la troupe; le jeu de M. Gré-
ville a été si beau et si vrai dans son rôle de forban, qu'on pourrait certainement lui
délivrer des lettres démarque si jamais les corsaires revenaient à la mode. Lord Auder
était magnifique, et le spectacle a enchanté tout le monde !
Le colonel Thorn a commencé ses charmantes réunions du dimanche: ce jour parait
être le jour privilégié des deux ambassades italiennes; il a été également choisi par Mme la
comtesse de Flau qui, quoique Anglaise, aime les réunions du dimanche; son hôtel, disposé
avec beaucoup de goût et d'élégance, est le rendez-vous des politiques et des quasi
politiques à la fin de la soirée. — L'ambassade d'Autriche, où l'on se rend avec l'empres-
sement le plus vif, reçoit jusqu'à présent le lundi, mais il parait qu'il y aura un chan-
gement dans les jours, ou pour mieux dire dans les soirées. — On dit qu'à l'hôtel du baron
Delmar, où tous les soirs se réunissent quelques clégans et quelques femmes des plus à
mode , il y aura de la musique lundi prochain. Ainsi , attendons-nous après le jour de
l'an , à une suite enchanteresse de réunions , de concerts et des bals. Nos lecteurs feront
connaissance avec tous ces personnages russes, qui sont venus en foule à Paris, pour
nous donner par leur présence des gages de sympathie, et nous prouver que le bon-
heur des jouissances sociales, l'emportent toujours sur certaines exigences d'une po-
litique mal comprise. — La réception solennelle de M. le comte Mole à l'Académie
française a eu lieu mercredi dernier 30 décembre. La rotonde de l'Institut ressemblait
ce jour-là à un salon du grand monde. Les femmes les plus belles et les mieux parées,
nobles par le blason autant que par la figure, avaient voulu ajouter un nouvel éclat,
par leur présence, à ce doux et tranquille triomphe de l'homme d'État illustre. M. Dupin
aîné a répondu à M. le comte Mole; son discours vivement applaudi par les uns, a été
non moins vivement critiqué par les autres. Cela pourrait tirer à conséquence, s'il
n'était convenu qu'en politique de même qu'en littérature, un talent impossible à ac-
quérir est celui de plaire à tout le monde. Comte de *****.
I. \ si l.l-m;>l
aris ne s'occupe plus guère de théâtre aujourd'hui ; le
carnaval domine toutes les préoccupations , et l'an-
née 1841 commencera dans un bal masqué de l'Opéra.
On se souvient de toutes les pompes déployées les an-
nées précédentes pour ces fêtes nocturnes; on dit
■lies qui se préparent seront plus splendides en-
| core. La salle de l'Académie-Royale nouvellement res-
taurée, décorée avec un luxe inouï, inondée de ses
I mille lumières, ne sera pas assez grande pour rece-
ifans du plaisir, les dominos discrets et les marquis
coureurs d'intrigues qui pendant deux mois s'y donneront rendez-vous
tous le» samedis, aux accords olympiques del'orclieslre de Musard, re-
venu tout exprès de Londres avec ses quadrilles les plus nouveaux et
ses galops les plus entraînans. — Le beau succès de la Favorite va
s'augmenter de la reprise des Noces de Gamuch*. — On parle des bals
masqués de l'Opéra-Comique, et il paraîtrait, d'après ce qui nous est re-
venu, que M. Crosnier est dans l'intention de ne pas permettre que l'on
danse chez lui. Nous ne savons trop si ce retour vers une mode défunte
est destiné à des résultats heureux, mais comme, au surplus, ce ne
sont encore là que des bruits de coulisses, et que M. Crosnier n'a pas pro-
noncé son derniermot, nous attendrons ce dernier mot pour dire le nuire.
La reprise de la Marie Stuart, de M. Lebrun, à la Comédie-Fraiiçaise ,
a presque fait une révolution ; la presse s'en est émjue : parmi les grands
feuilletons, c'est à qui s'est disputé le triste honneur de critiquer avec la
plus injuste acrimonie Mllc Rachel, cette noble jeune fille que le public,
les feuilletons et le théâtre sont trop heureux de posséder. Eu 1829,
on se querellait pour des drames nouveaux, pour I/ernani et Marion De-
lorme ; en 1840, nous allons nous prendre aux cheveux à propos d'une
vieille tragédie d'un poète qui possède tous les titres nécessaires pour qu'on
ne parle plus de lui , puisqu'il est pair de France. — SIM. les sociétaires
ont assisté ces jours derniers à la lecture d'une comédie de M. Alexandre
Dumas, qu'ils ont reçue avec acclamations. L'auteur de Mademoiselle de Belle- Isle mé-
rite bien les acclamations de MM. les comédiens ordinaires du roi. Il parait ce-
pendant qu'il est moins satisfait qu'eux de son œuvre, car il a écrit d'Italie, où il se
trouve , qu'il désirait que sa pièce ne fût pas mise en répétition avant qu'il l'eût
retouchée.
Le théâtre de la Renaissance , après un assez long deuil, va enfin rouvrir ses portes
et inaugurer son ère nouvelle paa un drame d'un de nos romanciers les plus habiles
et les plus habitués au succès. — L'administration va également reprendre la série
fructueuse de ses bals masqués que dirigera le cornet populaire de Dufresne. — Les Va-
riétés et le Palais-Royal ont profité des nombreuses préoccupations qui nous accablent
à la fin de l'année pour représenter deux petits actes sans aucune importance : Maca-
roni, par MM. Varin et Jules Cordier, et le Palais des Beaux-Arts, dont les auteurs
ont désiré garder l'anonyme. Nous n'enregistrons ces deux vaudevilles que pour nié-
LA SYLIIIISIE.
moire , réservant nos pages et nos éloges pour les succès que 1844 réserve au Palais-
Royal et aux Variétés.
Concerts.
P' ut-ètre sommes-nous dans l'erreur, mais il nous semble que le goût des concerts
publics commence à s'affaiblir. Les salons d'Ërard, de Pape et de Petzold restent dé-
serts, et la belle salle de M. Henri Herz est trop souvent inoccupée. — Quoi qu'il en
soit, nous avons assisté au second concert par abonnement de MM. H. Herz et Labarre.
Dans un grand quintetto et dans une fantaisie sur deux mélodies de Schubert, M. Henri
Herz a déployé toute celte grâce et cette finesse qu'on lui connaît ; un concerto de
Hummel pour la harpe, et un solo de Bœhm pour la flûte ont procuré à MM. Labarre
et Dorus l'occasion de se faire applaudir comme ils le méritent ; toutefois Mme Dorus-
Gras a été la reine de ce concert. M. Mecatti , nous sommes fâché de le dire , est un
chanteur italien qui ne vaut pas beaucoup de nos chanteurs français ; et, quant à
M. Puig , nous lui conseillons de se contenter de sa réputation de salon , et de ne pas
tenter les hasards du théâtre , qui pourrait lui faire payer cher ses innocens triomphes
du grand monde.
Ce qui peut-être cause un tort réel aux concerts publics, c'est le goût de plus en plus
répandu des matinées et des soirées d'artistes. Je demanderai , par exemple, s'il y a
beaucoup de concerts payans qui vaillent les soirées de M. Zimmermann, les mati-
nées de Mell« Clara Loveday et de Mme Girou de Buzareingues? — Nous avons entendu
à la dernière matinée musicale de M"e Loveday, Poultier, le tonnelier de Rouen dont
on a tant parlé il y a quelques mois, et nous devons dire qu'il justifie une partie au
moins de sa réputation , par un magnifique organe et de rares qualités de voix.
Mlle Clara Loveday a joué avec une vigueur et un éclat incroyables la dernière fantaisie
de Listz, sur le finale de Lucia, le plus difficile morceau de piano qui existe. —
Mme Girou de Buzareingues est aussi une de nos pianistes les plus distinguées; en
l'écoutant exécuter les variations de Henri Herz sur la Norma, on eut dit que l'auteur
lui-même était au piano. M"e Ernesta Grisi possède une très remarquable voix de
contralto, el M. Grard continue ses succès de salon de l'année dernière.
Nous citerons encore les concerts de MUe Aglaé. Masson et de M. Louis Lacombe, qui
avaient attiré de nombreux auditoires. — Il ne serait pas impossible que Théodore Hau-
inanii cédât aux propositions qui lui sont faites par l'administration des concerts
Vivienne, et nous aurions alors une soirée musicale dont le grand artiste ferait les
frais, et qui nous rendrait les émotions et les trépignemens de son beau concert au
profit des inondés du Rhône.— Sans compter Thalberg et Listz, qui s'apprêtent à re-
venir, des compatriotes de Théodore Hauman sont attendus à Paris: Servais, le prince
des viloncelistes , qui ferait pâlir l'étoile incertaine de M. Alexandre Batta, s'il pouvait se
décider à avoir un peu moins de modestie ; Vieuxtemps , le jeune violoniste de Ver-
viers, qui a atteint le sommet des plus hautes gloires, et qui a promené par toute
l'Europe, de Bruxelles à Saint-Pétersbourg, son instrument chéri et ses succès.
Pour ce qui est des Albums , notre collaborateur, M. Hector Berlioz, a fait leur orai-
son funèbre dans le Journal des Débats , sauf V Album dédié par Jean Michaëli à
Mrae Récamier, et qui est plutôt un recueil de six mélodies à la faconde Schubert,
bien peu de petites romances et de petits airs surnageront dans ce vaste naufrage de
la musique d'étrennes, qui vit hélas! ce que vivent les dragées de Marquis et les
joujoux de Berthelemot : l'espace d'une semaine !
(,. GUÊMOT-LECOISTE.
LA SYLPHIDE
't'^touO^c C,
7aiu5 cl C1")/ f '"//'''
1 CITE DES ITALIENS
I.A SM.I'lllllb
■yy- /- \ r :*>
9 janvier. %
.ans quel état d'esprit vous trouve cette nouvelle année, mada-
me".'Avez-vous fait, comme beaucoup de gens qui, au dernier
icoup de cloche sonnant la clôture du jour de Saint-Syl-
vestre, se touchaient la tète , les côtés, pour savoir si toutes
> choses étaient à leur place, et s'ils n'avaient point, au passage
)àe 18i0à 1841, laissé quelques lambeaux de leur personne? — Ne voilà-t-il
'pas que les almanachs prophétiques, les devins fameux, veulent jeter de
. nouveau l'épouvante dans nos âmes et nous effrayer au profit de l'année qui
s'ouvre et de celle qui doit suivre Arrière, et anathème ! surcesLens-
berg tronqués, sur ces sorciers en retard ; c'est bien assez d'avoir tremblé
pendant trois cent soixante-cinq jours et autant de nuits, sans prendre encore
l'alerte: faisons comme la perdrix, qui cache timidement sa tète sous son aile,
aQn de ne point voir le chasseur. Si le coup part , il sera temps de crier : grâce
et merci ! !
Quoi qu'il en soit, voulez-vous savoir ce que le nouvel an nous montre de joli !
Pour cela faire, que n'avez-vous pu, ainsi que moi, visiter en tous ses détails l'envoi
fait dans un des plus beaux châteaux de France, parla maison de commission
Girou de Gand ? Vous auriez admiré ce que la mode enfante de plus gracieux; vous
auriez admiré, dis-je, les nouveautés de toutes sortes qu'elle envoie à ses élus.
Au reste, je vois avec joie que dorénavant mes excursions seront bien simplifiées,
toutes mes fleurs vont se trouver ramassées dans un seul bouquet ! c'est-à-dire
que je trouverai réunis dans la maison Girou de Gand, les élémens qu'autrefois
j'allais chercher en mille endroits divers; cette maison, qui s'est tout de suite
placée au premier rang de sa spécialité, reçoit chaque jour des demandes de plus
en plus nombreuses , et bientôt ses salons deviendront le basar où sera mis en
dépôt un choix considérable d'objets confectionnés et fournis par les magasins
les plus en renom de la capitale.
LA SYLPHIDE.
Mais en attendant que je vous parle plus en détail de cette vente qui me pa-
rait appelée à un grand succès, revenons à l'envoi que je vous signalais au
commencement de cette lettre. Toutes les étoffes avaient été fournies par la
maison Gagelin-Opigez, qui, vous le savez, allie ce qui doit composer les plus
simples toilettes, avec le luxe destiné aux parures royales. Ainsi depuis la chaude
et bonne flanelle qui faitde si comfortables robes de chambres jusqu'aux tissus d'or
et de soie, Gagelin peut offrir une suite innombrable d'étoffes, toutes remarquables
dans leur genre. Le Coting palmé, Y Alpaga chiné avec ses petites palmettes de
toutes nuances ; les mérinos ombrés, chinés, brochés ; la Réveilla, étoffe de soie
croisée, avec ses nuances douces et ses délicats dessins ; l'Améthyste, jolie levan-
tine avec un fond violet parsemé d'un broché blanc ; VArachnée, taffetas au fond
noir ou foncé recouvert d'un réseau broché aux fils d'araignée de nuances di-
verses ; le jaspé de Paris, fond vert satiné, avec petites brochures ponceau ;
XÂlona, élégante soie au fond rose, violet, bleu, lilas, brochée en blanc, d'un
dessin à branchages. Ces étoffes font de charmantes robes de promenades ou de
visites. Puis pour toilettes plus habillées ou parées, il y a '• le brocard fleuri ,
le Pékin Nantory à lignes satinées sur un fond mat ; le tissu Dély aux fonds blancs
glacés, rose ou orange, brochés de bouquets de même nuance ; enfin que vous
dirai-je de la beauté des satins, des velours, des moires de la maison Gagelin ?
je ne puis la comparer qu'à celle de ses magnifiques cachemires français ou Je
l'Inde, qui mériteraient une page à part, si je voulais vous décrire leur beauté
si séduisante et pouvant satisfaire le goût le plus difficile; il faudrait aussi
un article entier pour dépeindre les objets confectionnés, choisis par M. Girou
de Gand dans les magasins Gagelin, et dont l'élégance ne laisse rien à désirer,
élégance que l'on retrouve également dans les corbeilles de mariage dont Gage-
lin fait une spécialité et dans les riches dessins des dentelles d'Angleterre dont
son dépôt nous montre les plus beaux points.
Toutes ces riches étoffes avaient été confiées à l'habile ciseau de Palmire et de
Mlle de Moismont, dont le talent a fait déjà une célébrité. Aucune couturière n'a
plus qu'elle l'art d'habiller avec grâce; et, dans la coupe de ses robes comme dans
leurs ornemens et leurs garnitures, il y a tout ce que le bon goût peut prêter de
charme à une parure. La gravure de la Sylpbide vous montrera bientôt le
modèle de deux coiffures qui faisaient partie de l'envoi, et qui ont été choisies
chez Mme lluguenet-Le-Jay : vous reconnaîtrez la bonne grâce, la distinction des
coiffures de cette modiste, que l'on remarquait encore ces jours-ci dans une créa-
tion appelée coiffure Agnès Sorcl, formée d'une passe en velours qui, traversant
le haut de la tète, vient tomber de chaque côté des joues avec des ornemens de
perles et un bouquet de marabouts. Mme Seguin avait fourni de ses ravissans pe-
tits bonnets, qui ne peuvent être faits que par elle, et pour lesquels elle sait em-
ployer avec un goût si exquis les barbes de dentelle, la blonde et les fleurs ; quel-
ques uns de ces bonnets pourraient presque, par leur forme, rappeler de superbes
turbans, tandis que d'autres ont une simplicité champêtre et villageoise qui les fait
choisir par les jeunes femmes aux frais et briilans visages. Au milieu de tout ce
rayonnement de soieries, de gaze, de fleurs, j'ai beaucoup admiré les burnous et
les manteaux Louis XIV, dus à la maison Ferrières-Penona ; rien de plus élégant
que ce mélange de velours, de satin , avec les riches points d'Alençon, dont
Mme Ferrières-Penona sait toujours faire l'emploi si à propos, et dont les dessins
LA SYLPHIDE.
ne se retrouvent nulle part , pas plus que l'on De trouve dans aucun magasin .1
Paris, les magnifiques robes de chambre et les riches gilets de bal de Richard-
Laurent, dont ces objets sonttout-à-fait la spécialité. Les inimitables mouchoirs
de Chapron, les fleurs , les coiffures de plumes, de rubans de Mme Lainnée, les
:^ants ornés de Mayer, contribuaient aussi pour leur part au luxe de l'envoi en
question, auquel venaient se joindre les objets d'étrennes de ['Escalier de crit-
tal, ses riens si séduisans qui font tant de plaisir aux femmes, et dont elles aiment
à couvrir leurs cheminées revêtues de velours , ou leurs consoles ; puis ces pen-
dules rococo si admirées par les amateurs: ces services, ces thés en porcelaine,
si riches de tons et de peintures; ces cristaux encadrés, montés de bronzes du-
res, dont les formes portent toujours le cachet du bon goût de Lahoche-Boin.
ine caisse qui a fixé mon attention, comme n'étant pas une des moins intéres-
santes , était celle qui contenait les mille et une fantaisies de la maison Giroux :
j'ai reconnu là des objets que j'avais admirés déjà dans les salons de la rue du
Coq , les ravissans jouets d'enfans , les jeux de physique , les sorcelleries , les
personnages à mécanismes , puis les corbeilles gracieuses . les albums , les objets
d'art , enfin tout ce qui a créé à Giroux sa réputation européenne. Je pensais à la
joie qu'allait causer ce riche envoi , aux émotions du déballage , je voyais les
\ eux ardens des enfans , les joues rougissantes des jeunes femmes qui de-
vaient se partager tout cet assemblage féerique, lorsque je vis que jr n'avais pas
tout vu. Qu'y avait-il encore ? me demanderez-vous. D'abord, plusieurs des plus
belles montres de Benoit , avec leurs boites d'or richement travaillées et suspen-
dues à de petites chaînes Spartacus du travail le plus fin et le plus délicat ; les
unes étaient bien dignes de se rattacher aux autres. Eh bien ! est-ce tout '? dites-
vous. Non , il me reste encore à vous décrire deux cannes de Verdier , deux
carmes chefs-d'oeuvre, et qui certes feront émeute en province, avec leurs pommes
si admirablement ciselées ; l'une d'elles est surmontée d'un superbe brillant , et
coûte 1,300 francs , ce qui nous prouve qu'en province on a tout aussi bon goût
qu'à Paris.
Encore un mot, madame ; puisqu'il est convenu que je ne dois vous entretenir
que des artistes de premier ordre, qui ont voué un culte spécial à la mode, c'est
bien le moins que je vous signale avec éloge la distinction et l'élégance de tou>
les articles de l'ancienne maison Batton. Toutes les femmes qui donnent le ton et
qui savent se mettre, ont depuis long-temps accordé leurs faveurs à cet habile
fleuriste qui a considérablement vendu pendant le mois dernier, et qui a encore
en ce moment des parures magnifiques. Rien ne pare mieux en effet que les
Heurs de Batton, qui joignent à tout l'éclat et la fraîcheur des fleurs naturelles,
l'avantage immense de ne se flétrir ïamais. Les bouquets P'énitien de Batton sont
jusqu'à nouvel ordre la nouveauté la plus en vogue.
Vous voyez que sans grands frais de promenade, voilà un bulletin bien rempli
Ne dois-je pas pour cela mille actions de grâces à la maison Girou de Gand qui
en reçoit déjà tant de l'élégante et aristocratique clientèle que son bon goût a
su lui créer. Le goût de M. Girou de Gand ne peut d'ailleurs que s'accroître soin
le patronage de l'aérienne et blanche Sylphide, qui, messagère fidèle, porte au
loin la renommée, et sait la fixer à l'abri de ses ailes.
LA SÏI.I'IIIIM-.
LE JEU D'UNE COQUETTE ,
m.
a réponse de Rodolphe avait commeiiçéle feu, la jeune
Anglaise riposta ayant bien soin de ne pas laisser
échapper l'occasion qui lui était offerte d'amener la
conversation sur le terrain des personnalités. — Et
réfutant avec un sourire malicieux les paroles du
jeune homme, elle répondit en jouant nonchalamment
avec un des rubans de son chapeau de paille :
— Moi... je ne suis pas à craindre.
Rodolphe la regarda quelques minutes sans répon-
dre, puis essayant de prendre un air enjoué, il reprit
^à son tour.
— Depuis long-temps on a dit qu'on ne se rendait
pas justice soi-même, et l'on a bien raison ; — vous
n'êtes pas à craindre, dites-vous; et cependant vous
êtes jeune, vous êtes belle, vous êtes aimable, vous
avez pour vous toutes les séductions, vos regards et
vos sourires pénètrent jusqu'à l'ame.
— Savez-vous, interrompit Alicia, que vous venez
de faire de moi un portrait bien flatteur ?
— Rien vrai et bien profondément senti surtout, reprit Rodolphe auquel cette obser-
vation avait échappé involontairement ; — et ses yeux ardens et enflammés étaient fixés
sur la jeune Anglaise.
Celle-ci comprit le difficile de la situation, et ne sachant , surtout ne voulant pas
répondre, elle chercha sou livre pour se donner une contenance.
Mais Rodolphe s'aperçut de ce mouvement; et plus il s'était raidi jusque là contre lui-
même, plus il s'était fait une loi de troideuret d'indifférence, plus cette glace factice se
rompit avec éclats, et plus il s'abandonna au courant deses pensées sans y réfléchir.
— Tenez, madame, dit-il, en saisissant une des mains d'Alicia, oui, vous avez raison,
la confiance est une bonne chose, elle fait du bien au cœur ; et dans la vie on a besoin
de croire pour être heureux. — Que serait-ce s'il fallait se méfier de tout , et voir une
trahison dans la main que vous tend un ami, ou un n ensonge dans ces paro-
Voir plus ImiiI page .
LA SYLPHIDE
les que l'on écoute avec recueillement. Oh! je vous remercie sincèrement, car vous m'a-
vez guéri ; mai.- vous ne savez pas pourquoi cette défiance s'était emparée de moi, pour-
quoi je voulais fermer les yeux à ce que je voyais, pourquoi je m'éloignais ainsi des
plaisirs el des fêtes, pourquoi j'avais peur enfin Oh! c'esl une histoire bien triste et
que je vous raconlerai un jour; mais je vous le répète, vous m'avez guéri, je suis bien
heureux!
Lady Alicia était triomphante, l'ennemi se rendait; il ne s'avouait pas encore com-
plètement vaincu , mais il touchai! d • bien près à la capitulation : aussi était-elle joyeuse
et fière, car elle vint à se souvenir de la comtesse de Sauleure, de sa rivale en coquet-
terie ; —et puis, la victoire avait été vivement disputée ; c'était une satisfaction et une
gloire de plus pour son amour-propre.
Elle fit un mouvement pour se lever.
Mais Rodolphe lui prit doucement la main pour l'empêcher de se lever.
— Pourquoi vous éloigner? dit-il ; maintenant je puis vous comprendre, nous parle-
rons la même langue.
— La conversation deviendrait fort difficile.
— C'est moi qui vous supplie, madame, de rester et de ne pas m'enlever aussitôt la
joie de vous voir et île vous entendre. Il y a dans le cœur des mystères inouis, des in-
quiétudes si grandes, des transports si fous.
— Vraiment, reprit Alicia.
— Si je vous disais, madame, continua Rodolphe, qu'il y a quelques jours, avant de
venir dans ce château, dans ce château même, j'étais calme, j'avais le coeur et l'esprit
libres, je pensais à mille choses, sans m'arrêtera une seule, et je ne croyais pas possible
qu'en si peu de temps, quatre jours au plus, j'éprouverais ce que je n'avais jamais
éprouvé; que ce calme se changerait en inquiétudes, en désirs, que mes nuits sans som-
meil seraient agitées avec une même pensée dans la tête et un même nom à la bouche ;
si je vous disais, madame, que jeune comme le suis, je m'abandonne avec joie, avec-
enthousiasme à ces nouvelles pensées, que je les révère comme une chose sainte, queje
les recueille comme un trésor, et que je prie, — que j'espère
Ici Rodolphe s'arrêta, car sa voix devenait si tremblante, son émotion si grande qu'il
eut peine à prononcer les dernières paroles. — Alicia était émue aussi malgré elle, de-
vant cette ame si confiante, si belle et si pure, qui venait ainsi se mettre à sa merci ; il y
avait tant de franchise, tant de loyauté, tant de véritable et sincère amour dans l'accent
avec lequel Rodolphe avait parlé, il y avait tant d'abandon complet, tant d'ignorance du
piège qu'une femme froide et indiftërente peut tendre au cœur loyal d'un homme,
qu'elle recula presque devant ce triomphe beaucoup plus complet, beaucoup plus ab-
solu qu'elle ne l'avait espéré; elle ne savait véritablement que répondre.
Rodolphe attendait, et, joignant presque les mains, — il ajouta:
— Si je venais à vous, madame, qui devez être aussi bonne que vous êtes belle, vous
dire ce que je viens de vous dire et vous demander un conseil.,..., que répondriez- vous?
Au même moment un bruit de voix se fit entendre à quelques pas de l'allée.
Alicia se leva vivement.
— On vient de ce côté, dit-elle , adieu, M. de Beaufort.
— Adieu, répéta tristement Rodolphe , vous reverrai-je?
Alicia le regarda en souriant : — Pourquoi, dit-elle ?
— Oh! demain, n'est-ce pas, demain, dans cette allée, à la même heure.
— Oui...., demain, dit faiblement Alicia en s'éloignant.
Et elle abandonna à Rodolphe sa main qu'il pressa sur ses lèvres brûlantes.
Est-il nécessaiiede dire à nos lecteurs que Rodolphe avait pris la plaisanterie au sé-
rieux, et qu'il s'était brûlé, imprudent qu'il était, à ce brasier sans cesse allumé devant
lui. — Lady Alicia avait si parfaitement joué son rôle en coquette accomplie et bien ins-
(ili LA SYLPU1DE.
truite, elle avait enlacé sa victime si étroitement qu'elle ne pouvait lui échapper. Car il
lui fallait sortir victorieuse de la lutte où son honneur de femme était engagé. — Elle
triomphait. — La première fois qu'elle vit Rodolphe à ses pieds, les mains jointes, le regard
levé vers elle comme vers un ange qui eut plané au dessus de lui, la première fois qu'elle
entendit ses paroles si confiantes et si douces qui étaient presque une prière, elle avait
tremblé, vous devez vous le rappeler, elle s'était sentie émue :carle sentiment véritable
dont l'expression se puise aux replis du cœur, exerce sa puissance même sur les âmes
les plus froides ; — la seconde fois, ce redevint un jeu ; elle écouta ce que lui disait Ro-
dolphe aussi tranquillement qu'elle eût écouté le récit d'une histoire qui ne l'eût point
intéressée personnellement : elle le laissa croire encore, croire toujours; elle retourna le
trait dans la blessure, elle la fit large et profonde, et saignante, pour qu'elle fût terrible
aux yeux de tous, pour que son triomphe fût plus complet et son ennemi plus abattu ;
elle n'eut pas un seul instant de conscience ou de bonne et saine réflexion.
Quanta Rodolphe, celui qui l'eût vu ou qui l'eût entendu, n'aurait certes pu le re-
connaître ; lui, quelques jours auparavant si calme, si froid, si méfiant de lui-même
et des autres, lui qui s'isolait de toutes les fêtes, de tous les plaisirs, de toutes les sé-
ductions ; maintenant, regardez-le , sa défiance est devenue une crédulité aveugle, il
semble un enfant qui s'abandonne tout entier au courant de ses premières pensées et
dont le cœur naïf et candide se fait une religion de chaque parole qu'il entend.
Le matin du troisième jour, il entra avant le déjeuner dans la chambre de Léon de
Malleville qui ayant en partage une félicité beaucoup plus tranquille, ne songeait pas à
se lever quoiqu'il fût près de dix heures.
— Ronjour, Léon, dit Rodolphe en entrant, d'une voix et d'un air qui étonnèrent fort
celui-ci.
— Ronjour, Rodolphe, répondit-il sur le même ton ; puis il ajouta: — Ah! ça, tu as sur
le visage je ne sais quelle expression de parfait contentement qui du reste ne te va pas
mal du tout.
— C'est que je suis heureux, Léon.
— Parbleu! ce n'est pas malheureux, reprit Léon en riant : il ne t'arnve pas tous les
jours de l'année de penser de la sorte ; tu as donc découvert une plante rare et inconnue
dont tu feras don au Jardin des Plantes.
— Eh ! non.
— Aurais-tu par hasard découvert enfin que M. Galilée, ce que je crois, n'était qu'un
intrigant, et que depuis déjà pas mal de temps, il nous induit dans la plus profonde
erreur, en nous faisant croire que la terre tourne.
— Je n'ai jamais plus pensé à Galilée que toi-même, et je te prie de m'écouter un
peu au lieu de te mettre à raisonner botanique et mappemonde.
— Voyons, assieds-toi sur le pied de mon lit, et déroule-moi ton bonheur ; je te pro-
mets de t'écouter sérieusement, si c'est possible.
Et Léon se croisa résolument les bras.
Rodolphe était resté debout devant le lit.
— J'aime, je suis aimé, lui dit-il.
— Ah! bah! tu aimes!.... tu es aimé! répéta Léon.
Rodolphe continua sans faire la moindre attention à cette interruption.
— Comprends-tu ma joie, mon bonheur? — elle m'aime; elle, si belle, que je n'eusse
jamais osé l'approcher même pour toucher du bout de mes doigts les plis de s>a robe !
— Parole d'honneur, interrompit une seconde fois Léon ; tu as encore de ces amours-
là, que nous appelons amours concentrées.
— Ne raille pas, Léon, je suis venu à toi, parce que j'ai besoin de parler d'elle et de
tous mes rêves d'avenir et d'amour, parce que tu es mon ami.
— Je le remercie ; tu as eu raison ; — mais d'abord de qui me fais-tu l'honneur de me
parler?
LA SYLPHIDE, C7
— Mais de lady Alicia.
— De lady Alicia!
— N'est-ce pas qu'elle est belle?
— Je suis de ton avis.
— Et que je suis bien heureux d'être aimé d'une semblable femme!
— Ecoute, Rodolphe, dit Léon en se levant sur son séant, je te ferais mon sincère
compliment de tout mon cœur, si cela était ; mais je t'avoue que je n'y crois pas.
— A mon amour.
— Oh! si!... à ton amour j'y crois très fort, mais au sien, beaucoup moins ; elle est
coquette, légère et frivole.
— Mon ami, que dis-tu là-?... elle si sérieuse, si sensible, si aimante.
— On parle toujours ainsi quand on aime ; mais, à ton tour, écoute, Rodolphe, tu n'as
pas besoin de m'en dire davantage, je te devine. — J'ai passé par là assez souvent, mais
autrefois; no prends pas au sérieux cette intrigue qui probablement, dans la pensée de
lady Alicia elle-même, n'est destinée à avoir aucune suite; n'ouvre pas ton cœur à des
croyances qui deviendraient bien vite des illusions, et à des espérances que quelquesjours
peut-être changeraient en désenchan:ement. Je suis tout ce que tu voudras, un homme-
atroce, qui ne croit plus à rien, qui rit de tout, je m'en confesse, c'est peut-être la meil-
leure manière d'y voir clair et de ne pas soudainement me heurter à quelque arme
tranchante dont la blessure ne se cicatrise pas même au bout de vingt années. Raisonnons
un peu, s'il te plaît ; voici dix jours à peu près que nous sommes ici ; et tu veux que dans
dix jours une femme, que tu ne connaissais pas, t'aime, t'aime sincèrement. — Que tu
l'aimes toi, que tu l'aimes beaucoup, que tu l'aimes même d'une façon extravagante, je
le conçois, mais heureusement je suis là. — Crois-moi, je ne raille plus, je ne plaisante
plus, je parle sérieusement , comme un ami d'abord, ensuite comme un homme passé
maître sur cette matière, et qui en a rencontré de toutes les formes et de toutes les cou-
leurs. Je ne veux pas que tu joues un rôle ridicule d'une part, et que tu sois malheureux
d'uneautre pour avoir trop tôt cru être heureux. — C'est moi qui t'ai amené ici, et je tiens
à honneur de te ramener à Paris intact et complet.
Léon s'était visiblement animé pendant cette tirade que lui avait soudainement ar-
rachée l'importance de la question, et Rodolphe l'avait écouté lesourire sur les lèvres.
— Merci, mon bon Léon, lui répondit-il en tendant la main à son ami , merci de toutes
tes craintes, elles me prouvent ton amitié; mais permets-moi de ne pas les partager.
Lady Alicia n'est pas ce que tu penses. — Quelle différence entre elle et une coquette !
entre elle et la comtesse de Sauleure, par exemple.
Et Rodolphe se mit à raconter tout au long à son ami ses différentes entrevues avec
lady Alicia, répétant presque une à une les paroles que tous deux avaient prononcées.
Il parla avec chaleur, avec passion, avec enthousiasme.
— Allons, je le veux bien, dit Léon; je ne demande pas mieux que lady Alicia t'aime,
t'adore et te le.... prouve ; mais je ne sais pas pourquoi je suis maintenant d'une na-
ture horriblement incrédule et furieusement méfiante.
— Tu as gagné cela à l'Opéra.
— Oh! non, à l'Opéra on perd plus qu'on ne gagne ; j'ai gagné cela, puisque c'est
l'expérience dont tu t'es servie , partout où j'ai rencontré des femmes , et chaque fois
qu'il m'a pris fantaisie de les aimer, et surtout de les croire. — Ah! tu te figures, toi, que
l'on a le droit de rester dans ta douce et tranquille limpidité et que l'on trouve sur son
chemin des modèles de vertu, d'ame et de perfection. Tu es un heureux préféré. Nous
autres, mon ami, nous sommes, auprès de toi, de pauvres surnuméraires : — ainsi
donc récapitulons, tu es aimé.
— Je ne puis en douter.
— Tu aimes.
— Comme un fou.
GS ' LA .SYLPHIDE.
— Jusqu'à épouser?
— Cela va sans dire, on n'aime jamais autrement.
— Et tu veux.... — Ali! diable!... Epouser! Mais tu vas droit ton chemin, — tu
veux épouser, c'est autre chose ; alors je me rétracte, s'il s'agit de mariage, il est pos-
sible qu'on l'aime.
— Lad y Alicia est veuve.
— - Et fort riche, ce qui ne gâte rien au veuvage ; mais les Anglaises sont bien capri-
cieuses.
— Pas elle! mon ami, s'écria Léon.
— C'est juste ! j'oubliais ; — pas elle.
— Quand tu la connaîtras, lu verras que c'est un ange.
— D'abord, je la connais, ce qui fait que je pense avec toi que c'est un ange, quant
à l'extérieur; ses cheveux blonds sont d'une nuance délicieuse, la peau de son visage est
plus blanche que le marbre des statues, ses regards sont pleins de poésie et d'amour,
sa taille est souple et légère, et ses pieds feraient envie à la pantoufle de Cendrillon ; tu
vois que nous nous entendons fort bien sur ce point. Mais je te trouve trop jeune; sais-tu
que tu auras bien long-temps à être mari. — C'est un état fatigant.
— Tu plaisantes de tout.
— C'est à-dire que je ne sais pas trop si je plaisante.
Eu ce moment la cloche du déjeuner se fit entendre. Léon fit un bond sur son lit et
sauta à terre.
— Voilà qui est fort gracieux, s'écria-t-il en se regardant dans la glace. On sonne le
déjeuner et tu vois la toilette dans laquelle je me trouve.
— Un peu légère, dit Rodolphe en souriant; mais ce n'est que le premier coup de
cloche.
— Alors va t'en ; je vais lâcher d'être prêt; si je suis en retard, tu diras que tu m'as
trouvé terminant une lettre fort importante.
Rodolphe sortit. — Dis que Léon fut seul ; au lieu de s'habiller, il alla fort tranquille-
ment s'asseoir sur une chaise et se prenant le menton dans la main, il se mit à réfléchir.
— La position de Rodolphe est inquiétante, dit-il après quelques minutes de profonde
méditation, l'accès est grave et la maladie a lait bien vite de grands progrès. — Où donc
avais-je les yeux, que je ne me sois aperçu de rien, absolument comme si j'étais un
écolier de sixième classe; si je l'avais su, je l'aurais empêché, quand j'aurais du
faire la cour à lady Alicia, et même une cour sérieuse ce qui est bien contre mes
habitudes; mais on se doit à ses amis.
Ici il s'arrêta, se mit de nouveau à réfléchir, et reprit :
— Pauvre Rodolphe!... c'est qu'il est tout feu, tout amour. — A son âge il y donnerait
tète baissée ; ce serait dommage. — Les hommes doivent se soutenir et se protéger. — Je
ne sais pas pourquoi, mais j'ai peur.
Il s'arrêta une seconde fois, et regardant sa position si tranquille et toujours aussi lé-
gère, il se précipita vers ses vètemens.
— Je m'admire beaucoup, dit -il tout en mettant ses bottes et son pantalon ; je converse
avec moi-même absolument comme si j'étais chez moi. — Bon voilà le second coup de
cloche qui sonne.
Tout en parlant ainsi, Léon s'habilla à la hùte. (Quelque promptitude qu'il mit, on
était déjà à table lorsqu'il arriva. — Au moment où il ouvrait la bouche pour s'excuser,
la marquise de Reyval lui dit fort gracieusement :
— M. de Beaufurt nous a dil que vous étiez occupé à terminer une lettre fort impor-
tante, vous êtes excusable et excusé, monsieur de Malleville. — Et elle ajouta en sou-
riant :
— Nous vous faisons assez souvent attendre pour que nous attendions une fois.
— Je suis trop heureux, répondit Léon, de me mettre toujours à vos ordres.
i a m r.iiiiiu: .
En sortant de table, Léon arrêta dans sa tète ton) un plan de campagne, et affichant
1 ur le plus léger et le plus insouciant, il ne perdit pas de vue lady Alicia, et espionna
ses regards, ses paroles, même jusqu'à ses pensées. La première partie de la journée
..amena aucune découverte: il avait affaire à forte partie; il vit bien Rodolphe aux
petits soins auprès cl'Alicia ; il surprit bien des paroles et des regards jetés a la déro-
bée; ma,s tout cela In, disait que Rodolphe était fort amoureux, ce dont il ne doutait
pas et que lady Ahc.a ne voyait pas ses hommages avec déplaisir, qu'elle les accepta,,
même avec un certain contentement et un laisser-aller de bonne grâce bien fu-
neste pour le cœur du pauvre Rodolphe. - Mais agissait-elle ainsi franchement , ou
par pure coquetterie de femme? Se jouait-elle de Rodolphe, ou l'aimail-elle réellement '
Pensait-elle avec son ame ou avec sa tête, parlait-elle avec son cœur ou avec ses lèvre."
C es ce qu .1 ne pouvait deviner, et, malgré sa vieille expérience des choses de ce monde'
il allait peut-être penser comme Rodolphe et se réjouir avec son ami de ce qu'il appe-
au un coup de maître, lorsque le hasard qui vient toujours en aide aux positions dé-
licates ou difficiles, le mit subitement sur la trace de la venté.
Voilà ce qui arriva ;— le temps paraissant ineertain,on avait projeté tout simplement
une promenade dans le parc en commun, et Léon assis au bas du perron, .levant le.
fenêtres du salon, attendait que ces dames eussent ajusté leurs chapeaux de paille plus
ou moins coquettement devant une glace, - ce qui est une occupation fort sérieuse
- t est ce soir, disait la comtesse de Sauleure à ladv Alicia, que vous nous initiez
aux secrets et aux mystères de votre superbe victoire.
-Oui, ma chère comtesse, reprit Alicia avec une petite voix traînante et fatiguée
et j en suis enchantée, d'autant plus que ça me peine véritablement de voir ce pauvre
jeune homme prendre notre plaisanterie au sérieux, et que je serai vraiment fâchée de
lui causer le moindre chagrin ; - c'est que vous ne savez pas qu'il me parle mariage
éternel amour... r °'
— Vraiment, interrompit la comtesse de Sauleure.
-Oh! ce n'est pas cela qui m'inquiète, je lui ferai, j'espère, facilement comprendre
que c était une distraction que nous devons oublier tous les deux en quittant ce chà-
teau Mais a ce soir, chez vous, chère comtesse.
Léon n'avait pas perdu une seule parole de cet entretien entre la comtesse et ladv
Alicia, les portes du salon étant restées entr'ouvertes.-Quand elles cessèrent de parler
il écoutait encore, et il fut anéanti de cette révélation , comme s'il se fût agi de lui-
même et de son amour. Il voulut douter, et tournant la tête il vit lady Alicia et lacom-
tessea côté l'une de l'autre. Son émotion était si grande qu'il craignit un instant qu'elle
ne vint a le trahir. M
-Pauvre Rodolphe!... dit-il en lui-même, voilà donc cette femme dont le cœur est
s, bon, I âmes, belle et si sensible ; voilà donc cette femme que tu aimais avec tant de
confiance et de crédulité : heureusement, je sais tout maintenant.- Lady Alicia vous
avez la première partie, mais j'espère bien que nous aurons la revanche
Au même instant, il aperçut Rodolphe qui descendait le perron, mais il était auprès
de lady Alicia, et la comtesse de Sauleure, ainsi que les autres dames composant la so-
ciété du marquis de Reyval, les accompagnait. Il s'approcha de Rodolphe, saisissant un
moment ou lady Alicia était un peu éloignée il se pencha à son oreille, et lui dit tout
bas:
— J'ai à te parler, avant le dîner, monte dans ma chambre.
— Qu'as-tu donc à me dire? reprit Rodolphe tout étonné.
Mais Léon lui fit signe de se taire, et offrit son bras à la comtesse de Sauleure.— Il
avait bien son but eu agissant ainsi, car il espérait, par une adroite conversation, ame-
ner la comtesse à lui découvrir, sans s'en apercevoir, l'autre moitié du secret que le
hasard avait mis dans ses mains. La position était fort difficile : car si d'un côté il cher-
70 LA SYLPHIDE.
chait à faire parler imprudemment la comtesse; d'un autre côté, il ne fallait pas que
celle-ci pût se douter qu'il avait pénétré le mystère de leur complot. Aussi le colloque
fut insignifiant ; les questions de Léon étaient trop détournées , trop générales pour
amener des réponses à peu près positives. — Ce qu'il savait, c'était que l'entretien com-
mencé au salon et qu'il avait entendu, devait se terminer le soir dans l'appartement
de la comtesse de Sauleure, et que cet entretien ne pouvait être qu'une mystification
pour son ami. — Voyant qu'il ne parviendrait à rien tirer de la comtesse elle-même, il
chercha d'autres moyens d'arriver au but qu'il s'était proposé. Au détour d'une allée
il resta quelques pas en arrière, comme s'il cherchait quelque chose tombé à terre, et
disparut tout-à-coup dans le taillis.
Il revint en toute hâte au château. — Tout le monde était sorti. Il sonna son valet
de chambre.
— François, lui dit-il, souviens-toi que dans une heure tu ne devras plus te rappeler
un seul mot de ce que je vais te dire.
— C'est mon habitude, monsieur le comte.
— Tu saison est l'appartement de la comtesse de Sauleure.
— Oui, monsieur le comte.
— Eh! bien, tu vas aller voir s'il n'y a pas du côté de la chambre à coucher une pièce
séparée par une cloison dans laquelle on pourrait facilement entendre ce qui serait dit
danscette chambre ; tu t'arrangeras de manière à me donner la clé de cette pièce ou à
me procurer les moyens d'y entrer d'une façon quelconque.
— Oui, monsieur le comte, il y a à côté de la chambre de madame la comtesse de
Sauleure un salon, mais je ne sais s'il en est séparé par un mur ou par une simple
cloison.
— Va t'en assurer, et dépêche -toi.
Lorsque le comte de Malleville fut seul, il se mit à marcher en long et en large dans
sa chambre, donnant un libre cours à sa mauvaise humeur et à toute son indignation.
— C'est une infamie!... s'écria-t-il, toujours quelque méchanceté cachée sous le sou-
rire ou sous le regard d'une femme; et s'adresser à ce pauvre Rodolphe parce qu'il est
jeune, crédule et confiant, parce qu'il ne craint rien, ne voit rien, ne se méfie de rien ! —
Ah ! si vous vous étiez adresséà moi, mesdames, que j'aurais eu de plaisir!...
Il s'arrêta tout court, et se frappant le front il ajouta:
— Je me serais probablement laissé prendre an piège comme Rodolphe, j'aurais été
aussi bête Oh! il y a dans la coquetterie d'une femme tout le parfum d'une fleur et
tout le poison du serpent.
Le domestique rentra.
— Monsieurle comte, dit-il en présentant à son maître une clé qu'il tenait à la main,
voici la clé du salon qui donne dans la chambre de la comtesse de Sauleure.
— Comment l'as-lu eue?
— Je suis lié avec le domestique du marquis de Reyval qui est chargé du service des
chambres.
De là pourrais-je entendre? — Il y aune porte de communication. — Bien.
Le domestique s'approcha et ajouta d'un air qu'il essaya de rendre malin : — Comme je
passais dans le corridor, j'ai aperçu la femme de chambre de madame la comtesse, qui
faisait l'appartement de sa maîtresse ; je suis lié avec la femme de chambre, alors je suis
entré pour causer un brin, et sansavoir l'air, j'ai ouvert les deux verroux qui fermaient la
porte de communication.
— Cela me servira au besoin, dit le comte ; souviens-loi, François, que la moindre
indiscrétion Prends deux louis sur ma cheminée.
François prit deux louis, s'inclina fort respectueusement et sortit.
Baron de bazaîicourt .
{/m tuile au prochain numéro.}
iEu deréceptions ont étéaussi brillantes quecellesqui onl eu lieu a ,a
Lout a l'occasion du nouvel an. Los Russes présens à Paris se son) abs
tenus de venir au Château; mais en revanche, tout ce que la société an
glaise comptede plus distingué et de plusnoble a tenu à honneur de d.
[flT poser son hommage au pied du trône. Les grands prophètes delà politiqu,
«' n'ont pas manqué de voir dans ce double événement une preuve de la
<| constante inimitié do la Russie, et un symptôme de la reconstituti le
, 1 alliance anglaise.
Les derniers jours de 1840 ont été phisgais que ne l'avait prédit Nostradamus I .-
jeudi, 51, une grande réunion avait lieu chez le duc De Cazes ; chez le présidenl d,
se.l, une armée d uniformes sY.a„ donnée rendez-vous ; les femmes des ambassadeurs
et administres étrangers, en petit nombre, il est vrai, ne sortai de l, ,■,,„,„„_,„ d,..
Tuileries que pour assister aux soirées du donner jpur de décembre, dans tout le rayon-
nement de leur parure qui ne gâtait rien à leur amabilité.- On dansait le mêm,
chez la comtesse de Flahaut : W° de Flanaut, ravissante de jeunesse et de beauté, faisait
amerverde les honneurs du bal. De l'hôtel de Flahaut, la plus grande partie de la société
s est rendue chez la comtesse de Kisseloff, née Potoska, où il y avait une réunion nom-
breuse d étrangers , mais presque pas de Français ; on est restéchez M» de Kisseloff tort
tard, afin de saluer en bonne compagnie le commencement de l'année 1841 qui s'inau
gure sous les meilleurs auspices, si ce n'esta l'égard du temps, au moins pour' ce qui
concerne les plaisirs. '
Le baron de Delmar a donné lundi une soirée des plus remarquables, et qu'on n'ou-
bliera pas aisément, car on y a joui pendant trois heures de la plus ravissante musique
qui se puisse entendre : les chefs-d'œuvre des deux grands maîtres allemands Mozart
et Haydn, le Requiem et la Création, ont été exécutés par un orchestre de 60 ins-
trument et par les premiers chanteurs et virtuosi des Italiens, dans la grande rotonde
au plafond doré du baron de Delmar. L'effet a été magnifique. Quelques beaux esprits
comme i s en glisse partout disaient bien tout bas : -Un Requiem dans un salon '
quelle .dee? Nous ne sommes pas ici aux Invalides... - Mais ces murmures étaient
couverts par les voix qui répétaient :_ Que nous aimons cette sublime musique -
comblen ces melodtes sont douces! combien harmonieux sont ces accords'- Tou-
tefois pendant 1 exécution de cet admirable poème, qu'Haydn ncmme la Création les
beaux esprits se turent, et les chœurs, chantés par de belles voix de contralto firent
rêver a cette harmonie céleste dont le maître allemand nous révèle si bien le langage
Le choix des personnes qui assistaient à cette soirée d'émotions et d'art était irrépro-
chable : la on ne pouva.t pas dire ce que l'on répète souvent dans d'autres maisons ■
• Il y avait peu de Français. » Les notabilités parisiennes, mêlées à l'élite des étrangers'
formaient le parterre de cette représentation imposante.
L'hôtel du baron de Delmar, d'un goût sérieux, rappelant ces beaux palais de Gènes
a grandes et belles proportions , sans colifichets, et sans encombrement de meubles se'
prêtait on ne peut mieux à ce magique spectacle. Quoi qu'il en soit, les jeunes personnes
et les jeunes mariées attendent les bals avec impatience ; le mouvement leur est indisl
pensable ; le besoin de folâtrer et de sourire est impérieux chez elles; ne leur en faisons
pas un reproche. Prenez patience, mes jeunes filles et mes jeunes femmes, qui ne mourre
Uns Ï rC°T ,S JeUn,eS femmeS 6t 'eSJeUneS fi"eS de V]Ctor HuSO ; attendez que les
«Ions de 1 ambassade anglaise, le vendredi, et ceux de l'ambassade d'Autriche, le lundi
deviennent temples préférés de Terpsichore, et nous vous promettons, nymphes dé
la déesse païenne, de couronner de fleurs vos fronts charmans. Comte de •«•*
-A SYLPHIDE.
Début lie m a lie in ni si- lie Ileinefettei .
'il nous est permis de manifester notre opinion sur le premier dé-
but de M11'1 Catinka Heinefetter, nous dirons que la jeune canta-
trice a toute l'inexpérience d'une femme qui met pour la première
fois le pied sur la scène, et presque toutes les qualités d'une artiste
destinée à être un jour supérieure. Mlle Heinefetter est belle de cette
beauté longue, régulière et pâle des filles de l'antique Allemagne. On
dirait une de ces merveilleuses statues des cathédrales de Nuremberg ou de
Prague , une de cesfemmes mélancoliques et reposées de Rembrandt ou d'Al-
bert Durer ; et assurément au dernier acte de la Juive, il y avait un prestige
infini dans ces cheveux d'ébène si onduleux et si fins, dans ces grands yeux
noirs, qui brillent et pleurent sous le double arc de sourcils espagnols.
Comme comédienne , Mlle Heinefetter a beaucoup à apprendre ; abandonnée dans le
rôle de Rachel à ses propres impressions, elle est quelquefois arrivée à la vérité et au
drame en interrogeant son cœur ; mais à la scène ce n'est pas le cœur seul qui agit , il
y a encore une douleur et un lyrisme de convention que les maîtres seuls enseignent
etMlle Heinefetter fera bien de les consulter; ils lui diront comment il faut corriger ses
gestes saccadés, souvent brusques ou interrompus, ses poses quelquefois viriles, et
l'expression de son visage qui ne doit jamais être ni en deçà ni au delà du sentiment
qu'elle exprime.
La voix de M11' Heinefetter est d'une étendue rare : partant du sol bas, elle s'é-
lève sans etfort jusqu'au do et même jusqu'au ré, c'est-à-dire qu'elle embrasse l'espace
d'environ deux octaves et demi ; pleine et forte dans les notes basses, assurée et vi-
brante dans l'octave moyen, elle est dans le haut timbrée et argentine. Mlle Heine-
fetter, qui a une propension à chanter un peu trop haut que nous lui conseillons de
combattre de toutes ses forces, nous a paru être plutôt un soprano qu'un contralto;
nous avons bien entendu dire autour de nous par de prétendus connaisseurs en mu-
sique que c'était un contralto que les maîtres avaient commis la sottise de jeter dans
les registres du soprano. Nous ne déciderons pas celte question litigieuse; l'avenir s'en
chargera pour nous.
Au résumé ce premier débnt de M"e Catinka Heinefetter a été un très beau début
et qui laisse concevoir de magnifiques espérances de ce jeune talent, surtout si, à force
d'adulations et de bravos, on ne l'étiolé pas dans sa fleur. — En effet, que manque-t-il
à M11" Heinefetter? Elle est belle, le remarquable portrait de Legrand qui accompagne
cet article, le prouve assez. — Elle adel'ame et même tropd'ame. Elle a de la voix plus
qu'une autre débutante. Il ne s'agit que de faire un choix dans cette précieuse exubé-
rance de qualités, et l'emploi des cantatrices dramatiques vacant, hélas! depuis la dou-
loureuse retraite de Cornélie Falcon, sera rempli.
Concerts et bals.
jflle Pauline Dupont, dont le talent sur le piano a déjà fait d'excellens élèves, donnera
mardi prochain, dans ses salons de la rue des Bons-Enfants, un concert vocal et instru-
mental, où l'on entendra entre autres artistes chantans, M"c Nau et Mllc Drouart. —
L'opéra a magnifiquement inauguré la série de ses bals. La salle restaurée et étincelante
de lumières, était à peine assez vaste pour contenir la foule. Jamais l'orchestre de Musard
n'avait déployé plus d'harmonie et de verve. — Les bals masqués de la Renaissance
auront le même succès que ceux de l'année dernière. — Pellerin à la salle Vivienne, et
Tolbecque aux concerts Saint-Honoré, font fureur.
le Directeur DE VILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE
M* 2Wfwk# ^IciTi^-tUr
Royale de Musique j
. V S M. PU lui.
!6 janvier.
p< oct le monde n'est pas philosophe, ma-
^^ dame, et quand on a vingt ans, le désir
de plaire et de beaux yeux que l'ennui al-
tère, que faire au coin du feu? Il faut bien,
jusqu'à l'heure du bal, tuer ce vilain el
i triste temps. C'était, sans doute, à la suite
de ce raisonnement spécieux , que l'on
voyait aujourd'hui de si élégans équipages
arrêtés devant les magasins Sainte-Anne.
Il est vrai de dire que Delisle a dans ce
moment tout ce qu'il faut pour attirer la
e.2£gé&: :£3fœ£S5fâZt?^ foule- Pour demi-toilettes, rien n'est plus
séduisant que la serge damassée, la dauphine, les satins phrygiens, les crêpes
Hachel; puis costumes de Cour ou de soirées : la royale renaissance, royale guir-
I ande, royale broché couleurs, le droguet pompadour, lesatin d'Orient bouquetsde
couleurs, satin couleurs surcouleurs, satin renaissance avec guirlande; pour jeune>
personnes, le foulard papillon ; pourrobesdechambre, lesatin argus; pour douil-
lettes, de charmantes marcelines quadrillées. Puis au milieu de ces riches étoffes,
d'autres de moindre prix : soie façonnée, satins unis de ià 5 francs, dont la belle
qualité est surprenante. Puis, pour achever la séduction , Delisle nous montre
d irrésistibles châles de cachemire, dont les magnifiques dessins se détachent sui-
des fonds vert , noir , orange , blanc et bleu de ciel. La jolie gravure de la Syl-
phide vous montre ces charmantes étoffes de Delisle dans deux toilettes expé-
diées par la maison de commission Giroud-de-Gand , et auxquelles la célèbre
Palmire a prêté son habile ciseau ; rien n'est plus gracieux que cette tunique
blanc et or, cette riche robe de velours sur laquelle se déploie le luxe des fourru-
res de Gon, dont les pelleteries en tout genre ont tant de succès cet hiver. Vous
LA SYLPHIDE.
reconnaîtrez le goût exquis de M. Giroud-de-Gand, dans les coiffures qui accom-
pagnent les toilettes, et qui sont dues au talent de Mme Huguenet-Le-Jay. L'or et
le blanc, le velours et les perles s'harmonient délicieusement autour du visage,
et il est à remarquer avec quel art Mme Le-Jay a placé l'élégante touffe de plu-
mes blanches qui orne sa coiffure en velours moyen-âge, de manière à ce qu'elle
atténue la crudité du velours et vienne éclairer les figures. Les gants et l'éven-
tail qui complètent ces parures ne pouvaient, vous le pensez bien, être pris
ailleurs que chez Mayer et Clamorgam. Puis vous devinerez , à voir avec quelle
bonne grâce les plis des jupes retombent moelleux et souples , que le jupon de
dessous sort des maisons Oudinot et Delannoy; et que sous ces corsages , aux-
quels la critique ne peut reprocher un seul défaut, sont les corsets Josselin. Il
n'est point de femmes de la société, aujourd'hui, qui n'aient adopté ces corsets
que l'on peut qualifier d'uniques, puisqu'ils réunissent, outre l'avantage d'embel-
lir la taille, celui de n'imprimer aucune gène et de faciliter les mouvemens.
sans qu'on perde cette élégance qui distingue une femme de la bonne com-
pagnie.
Une maison de Paris, où viennent aussi affluer les femmes qui donnent habi-
tuellement la mode , est la maison Richard-Potier. Les étoffes qui y sont re-
marquablement belles s'y transforment, grâce aux soins habiles de Mme Potier,
en robes élégantes et parées, en manteaux, burnous, châles, et tout ce que l'art
d'une bonne couturière peut créer. Le reps impérial, l'orientineà reflets glacés,
les tissus de Smyrne et d'Irlande, qui remplacent si élégamment les mousselines
de laine; le tissu zéila, l'athénienne argentée, le velouté Fontanges , le satin
d'Aboukir, les velours écossais en toutes nuances , et nombre d'autres étoffes
qu'il serait trop long de vousénumérer ici, sont autant de succès pour la maison
Richard-Potier. Ce mot succès nous rappelle celui qu'obtiennent chaque jour les
magasins du Sablier pour la spécialité des deuilset généralement de tout ce qui est
étoffes noires ou grises. M. Dufresne a su réunir dans ce genre une variété vrai-
ment étonnante; ses étoffes de laine pour grand deuil ont une supériorité incon-
testable ; ses soieries, velours, barèges,sont aussi beaux de qualité que de variété,
et ses modes ou objets confectionnés ont le cachet le plus distingué et le plus
coquet. Parlons un peu coiffure , madame , et à ce propos, je veux vous citer
une charmante coiffure dont vous pressentirez toute la grâce lorsque vous saurez
que l'inventeur est Mme Dasse , la modiste de bonne et excellente compagnie;
cette coiffure Christine est en rubans mauresques, qui forme touffe d'un côté,
tandis que de l'autre s'échappe une gerbe de fleurs, le tout ravissant d'élégance
et bien digne de figurer à coté de la coiffure Hélène, de la coiffure Olympe ou
de la coiffure Isabelle, créations qui font toutes tant d'honneur à leur auteur.
Malgré le nombre des châles, mantelets, capes, pèlerines que l'on a porté cet
hiver, les cachemires sont restés inébranlables dans leur sphère aristocratique, et
rien ne peut les détrôner. Aussi convenons que, malgré l'élégance des soieries ,
des velours, des dentelles consacrés aux châles de fantaisie, rien n'est plus riche-
ment somptueux qu'un de ces beaux cachemires de Rosset, dont les nuances, le
tissu et la composition viennent donner le dernier éclat à une toilette. En citant,
au commencement de cette lettre, le nom de Mayer, j'ai omis de vous parler des
déplorables imitations auxquelles son succès a donné naissance ; mais jusqu'à
I-A SALPHUlE.
présenties efforts de la contrefaçon ont été infructueux ; la coupe de Mas,,
STïïl'0- ?** m?K\ d" camp d1, ,a laslii' ' à Paris ■ ~ «•'
a ïn L„ ' U"n ? eS°Ut qUi P-»—^Tfaomper. D'ailleurs, lesfenunes
savent trop ce quelles ont à gagner à être gantées par Ma ver. pour se laisse,
éblouir par de feux semblans.
Il se fait ici quelques mariages : les noces donnant ordinairement lieu à des fêtes
p US.eurs personnes choisissent cette saison où tout le monde est réuni à Paris'
parai, que dans les villes de province, on fait a peu prés de même ; car je vo h
la ma.son de commission Giroud-de-Gand , fort occupée d'envois de corbeilles
oui ou re . es objets de fondation, contiennent des riens de toutes sortes £
éventails, des Paroissiens, des bourses et beaucoup de merveilles de Giroux que
I mode entremêle cette année à tous les présens ; aussi est-il vrai de dire qu'ï-
pnonse Giroux a multiplié d'une manière prodigieuse la variété de ses collcc-
sîtions ^ Se" tr°UVe P°"r t0US 'eS àg6S' l°US leS g0,'ts et toutes lesP°-
Que nètes-vous ici, madame, pour assister au brillant concert qu'offrira àses
,1:1 Tt ■ m *YLrm0E • V,TS la fin " ce mois ? Vous >— «^
n « „ ga, ' mmeS S° S0Dt dùjà donné rendez-vous dans cette belle
aile de M. Herz, bien faite pour réunir l'élite da la société parisienne, et où pré-
sidera a gracieuse messagère. Vous voyez, madame, que fidèle à ses promesses
btlvitrrE' ai"; de ncigc' a ,a tunique de gaze- réPand sur nous ^ i,.;
bienfaits de son poét.que cortège; si elle couronne votre tète de roses, si elle pare
votre personne avec luxe et élégance, elle dérobe au ciel qu'elle habite des flots
a harmonie pour charmer votre ame.
Et puisque je viens de causer musique, c'est bien le cas de vous parler de la
matmee donnée mercredi dernier par la France Musicale à ses abonnés. Cette
fête a été tort brillante et surtout fort nombreuse. Les toilettes étaient ravissantes
Dans la partie chantante, Mme Damoreau, Mlle Chérie Courrau et M.Just Ge-
raldy; dans la partie instrumentale, Artot, Gallay, Ravina, Rignault, Dorus et
d autres encore ont excité de, applaudissemens unanimes. - Le troisième con-
cert de MM. Henri Herz et Labarre aura lieu le jeudi 28 janvier, à huit heures du
soir. On y entendra Mme Viardot-Garcia avant son départ pour l'Angleterre et
rTd;,ÎT Gera1^' Li,0,ff' Lab— Outre 'ces nombres
MM. 1 . Herz et Labarre ont ajouté un attrait de plus à leurs beaux concerts en
s attachant un excellent orchestre qui sera dirigé par M. Va.entino. Toutoïï
fashion parisienne se donnera ce soir-là rendez-vous à la Chaussée-d' Antin
Si la place ne me manquait pas, je vous entretiendrais encore , madame de l'O-
péra et des Bouffes et de quelques matinées et soirées particulières chez
Mme Loveday , chez Mme Girou de Buzareingues et chez M. Zimmermann. Tous
ces salons sont renommés pour l'excellente musique et la haute société ; la mode
isrzzzr- et ,a mode a bien raiT at de ^s jo,is droits en aussi
1 = La baronne Marie de L****
i.a si î.i'jiim;.
LE JEU D'UNE COQUETTE
IV.
N ouvrit brusquement la porte, lorsque le do-
' mestique venait à peine de sortir ; — c'éta il
Rodolphe de Beaufort.
— Qu'as-tu donc de si sérieux et de si
important à m'apprendre? dit-il à son ami.
— Ah! c'est loi, dit Léon en se levant et en
serrant les deux mains de Rodolphe; mon
pauvre garçon, j'avais bien raison de ne pas
croire à tout ce que tu me disais ce matin et
de douter de la réalité de cet amour si pro-
fond que tu croyais avoir inspiré.
— Comment cela ? interrompit Rodol-
phe, en palissant malgré lui; que veux-tu dire?
— Je veux dire que tu as été joué, que tu es joué encore comme un enfant ; que
celte femme ne t'aime pas, qu'elle ne t'a jamais aimé, et qu'elle s'est servie de toi
comme d'une distraction et d'un hochet.
— Léon!.... Léon!...., répéta deux fois Rodolphe, ne me dis pas de semblables
choses; — tu es mon ami, et c'est pour cette raison que tu parles ainsi; mais, je t'en
supplie, n'accuse pas ainsi légèrement et sans preuves une femme que j'aime de toute
mon aine, et qui ne m'as pas donné le droit de douter d'elle.
— Tu veux des preuves, si j'en ai.
Rodolphe regarda son ami en face, ses lèvres tremblaient ; — il resta un instant sans
parler, et tout-à-coup il posa ses deux mains sur son cœur comme pour comprimer une
douleur violente, et dit :
— Tu as des preuves.... que lady Alicia me trompe; que lady Alicia.... a fait de
moi un jouet ; — je ne le crois pas, Léon, je ne le crois pas, Léon; celui qui t'a dit
cela a menti ;... c'est impossible !
Voir plus haut page G4.
I.A SYLPHIDE.
77
-Personne ne me l'a dit; je l'ai fort bien entendu, et ,1e la bouche de lad y Alicia
elle-même.
Ce qui se passa sur le visage de Rodolphe est impossibleà définir; il se laissa tomber
sur une chaise, et se prit le front à deux mains.
— Parle.... parle...., s'écria-t-il d'une voix étouffée.
Léon s'approcha lentement de lui.
-Pauvre Rodolphe, dit-il tout bas, en le regardant ainsi courbé sous le poids de
cette douleur inattendue ; comme il aime cette femme, comme il souffre' J\lllr„.
du peut-être me taire ; et cependant, pour lui, il vaut mieux qu'il sache tout à présent
il y a peut-être .in remède au mal et surtout une revanche à prendre
- Rodolphe, dit-il ensuite tout haut en posant une de ses mains sur la tète inclinée
de son ami, ne te laisse donc pas ainsi abattre par le premier coup qui te frappe par la
première douleur qui vient à toi ; aie du courage et de la force, de l'énergie dans la
résignation. Il ne faut pas qu'elle sache au moins que tu souffres et que tu plJures - Si
elle s'est joué de toi, ne lui donne pas la joie d'un double triomphe et ne t'attache pas à
son char comme une victime abattue.
- Mais c'est que tu ne sais pas combien je l'aime !.... dit Rodolphe en relevant la tête
et en fixant sur son ami ses yeux mouillés de larmes qu'il ne cherchait pas à retenir- tu
ne sais pas que c'est la première fois que j'aime ainsi, et que cet amour, le seul que
j aie éprouve, le seul qui me soit entré si profondément dans le cœur, me tuera
— Ah ! bah! dit Léon, on le croit toujours; moi aussi, dans le temps, je l'ai cru et
jai du mourir au moins six fois; tu vois que je ne m'en porte pas plus mal pou,
cela. -Pardleu, tu es trompé aujourd'hui, tu tromperas demain. -Cela fait du mal
je ne dis pas; mais on se prend le cœur avec force, or. le comprime, on le fait petit et
hypocrite, comme celui des autres, et on va son chemin dans la vie
-Non!.... non!.... répéta Rodolphe avec une douleur toujours croissante, il v a de
ces douleurs dont on ne se relève pas, de ces blessures qui sont mortelles • -mais lu
ne m'as encore rien dit?
-Ce ne sera ni long ni difficile ; -ce matin, quand tu m'as quitté, j'ai réfléchi à ton
bonheur, a to, a lady Ahca, à cet amour étrange survenu en cinq jours dans le cœur
d une femme. Mais, comme tu es jeune, peu méfiant, très crédule, je me suis dit que
j allais me méfier pour toi, et qu'il faudrait qu'elle fût bien sur ses gardes pour oue
je ne susse pas sous deux jours la complète vérité; dans le fond de mon cœur ie la
souha,ta,s heureuse et favorable pour toi ; - après le déjeûner, je descendis devant lé
perron et m assis sur le banc ; j'attendais que ces dames fussent prêtes pour la prome-
nade; es fenêtres du salon étaient ouvertes : c'est le hasard qui l'a voulu, - merci au
hasard -mais je n'en savais rien. Lady Alicia et la comtesse de Sauleure étaient
ensemble ; elles se croyaient seules et elles parlaient. C'est comme cela, mon pauvre
ami que j a, appris de la bouche même de celle en qui tu avais tant de confiance
qu e le s est amusée de toi pendant quelques jours pour se distraire, et que maintenant
qu elle était arrivée a ses fins, elle allait chercher un autre jeu
-Tu as entendu cela!... s'écria Rodolphe qui jusque là avait écouté en silence les
paroles de son ami. =>"enu; ies
-Aussi clairement que je te le dis, et comme toi j'ai poussé une exclamation, ma,s
inteneure; -quoique j'eusse parfaitement reconnu la voix de lady Alicia, j'ai voulu
douter; j'ai regardé, et j'ai vu. ' '
— Oh! mon Dieu!.... Oh! mon Dieu!.... dit Rodolphe.
-Ah ça! voyons, dit Léon, ne vas-tu pas gémir comme un enfant?-il faut du cou-
rage, chasse donc de ta pensée cet indigne amour. D'abord, tu représentes ici tous les
hommes, humilies et joués dans ta personne: il fautte venger et les venger. - Puis
que, D>eu soit loue! j'ai découvert àtemps ce complot infernal, profites-en pour conse -
LA SYLPIUM.
ver ta dignité et donner une leçon profitable à cette coquette. — Entends-tu ce que je
te dis, tu as l'air de ne pas plus m'écouter que si je ne te parlais pas
— Si!.... si!.... je l'entends, dit Rodolphe d'une voix basse; mais que veux-tu? je
souffre horriblement, et je n'ai pas d'autre pensée....
— Que celle de souffrir, n'est-ce pas, interrompit Léon ; — tu es fou.
— Oh! oui!... je suis fou, bien fou, bien insensé d'avoir cru à l'amour de cette
femme, et de lui avoir donné toutes mes croyances, toutes mes illusions ; oui, lu as
raison, je suis bien fou de n'avoir pas deviné sous ce visage si beau la perfidie du ser-
pent; mais elle est venue à moi, mon ami, à moi qui ne la connaissais pas, à moi qui ne
l'avait jamais vue; elle m'a parlé avec sa voix qui est si douce; elle m'a regardé avec
son regard qui est si pénétrant. — Je ne sais pas ce qui s'est passé en moi;... un ver-
tige, une folie; j'ai été entraîné par une puissance irrésistible toi-même, toi, Léon,
si tu avais été à ma place, tu n'aurais pu résister
— Et je m'en serais bien gardé ; certes, je n'aurais pas résisté ; mais je n'aurais pas
cru. — Il est probable que nous eussions joué le même jeu. Au plus fin la partie.
— J'aime mieux ma défaite que sa victoire, dit Rodolphe d'une voix douloureuse et
basse.
— Chacun son goût; mais il ne s'agit pas ici de ce que tu aimes ou de ce que tu
n'aimes pas. Il s'agit de ne pas être dupe plus long-temps, de ne pas te désoler ainsi,
de profiter de ce que la vengeance s'offre à toi pour la rendre belle et éclatante; car
tout n'est pas fini, mon ami; il y a encore un côté mystérieux que nous dévoilerons, je
t'assure.
— Un côté mystérieux?
— Oui ; ce soir, Lady Alicia et ces dames, doivent se rendre dans la chambre de la
comtesse de Sauleure; — c'est une mystification publique ; on a trouvé que tu faisais
une jolie poupée, et on s'est amusé de toi; mais, grâce à Dieu, mon ami, si tu as un
peu de caractère, tu eu sortiras avec les honneurs de la guerre.
— C'est infâme!... s'écria Rodolphe; et que m'importe à moi?
— Il m'importe, à moi, que tu ne sois pas mystifié , et qu'il ne soit pas dit
que nous sommes arrivés de Paris tout exprés pour servir de jouets à cet essaim de
coquettes. — Le cas serait humiliant. — Toutes mes mesures sont prises; cette clé que
voici ouvre une pièce qui donne dans la chambre de la comtesse de Sauleure. Que dis-
tu de ce petit trésor? En écoutant à la porte de communication, nous entendrons par-
faitement tout ce qui s'y dira, et nous agirons en conséquence ; elle ne sera pas, jeté
l'assure, assez ferme sur ses arçons pour que nous ne la renversions pasànotre tour, je
ne sais si tu te sens la force nécessaire pour agir, mais pour moi j'ai la fièvre de la colère ,
le courage de l'humiliation. Je passerais par des chemins incroyables, je suis sûr que
je ferais des choses surprenantes. — Donner ainsi dans le pannau les bras croisés, les
veux ouverts. — Tu ne sais pas ce que c'est que ces choses-là?
— Une blessure bien cruelle, dit Rodolphe d'une voix profondément malheureuse.
— Si ce n'était qu'une blessure , par Dieu ! on la guérirait et ce serait fini ; je me
chargerais, moi , de t'appliquer le système de l'homéopathie. — Une femme par une
femme. — Mais c'est bien plus qu'une blessure ; c'est une tache pour la vie ; et je ne
veux pas que tu sois taché, mon ami.
Rodolphe ne faisait pas la moindre attention aux paroles de Léon; il aurait bien pu
parler des heures entières sans en être, pour cela, plus avancé; aussi comme il s'aper-
çut de l'inutilité bien évidente de sa rélhorique, il secoua Rodolphe par le bras.
— Allons, allons, lui dit-il; voici le premier coup de cloche du dîner qui vient de
sonner, tu n'as plus qu'une demi-heure, pour reprendre un visage calme et content ,
songes que si tu te présentes à table avec cette figure décomposée , nous sommes per-
dus, devinés du premier coup, et adieu à tous nos projets de ce soir; — les femmes ont
pour tout ce qui les regarde un flaire si délicat!
I. Y SI l.lllllll.
Rodolphe se leva machinalement; après avoir passé les deux mains sur soi, vi^.ij, .■■
t'ait quelques pas dans la chambre, il dit ù Léon : — .le ne pourrai jamais!...
— Tu pourras, parbleu, tu pourras; d'abord je le veui ; quand je devrais tu portei
sur mes épaules et te l'aire parler comme on fait manger un enfant d'un an!
— Tu es impitoyable, Léon, dit Rodolphe, tu ne nie laisses pas un seul instant poui
souffrir avec calme, tu m'apprends tout d'un coup que mes espérances de bonheur et
d'amour sont détruites, que je ne suis pas aimé; et lu veux que je ne sois pas terrifié ,
anéanti; tu ne veux pas que j'aie la mort dans l'ame, et que ma douleur s'échappe mal-
gré moi en sanglots et en larmes. — Oh! mon ami je souffre, je souffre horriblement!....
— Je le vois bien, dit Léon d'une voix toute triste, et je souffrirais avec toi si nous
avions le temps; sois tranquille, nous recommencerons un peu plus tard, aussi long-
temps que tu voudras.
Et les deux amis se tinrent serrés dans les bras l'un de l'autre, sans prononcer d'au-
tres paroles; — ils restèrent long-temps ainsi sans doute, car le second coup de clochi
Ht tressaillir Léon de Malleville d'étounement et de crainte.
— Voilà le moment décisif, dit-il tout bas; et entraînant son ami à la fenêtre, il
l'examina attentivement en hochant la tète avec un mouvement de violent méconten-
tement.
— Nous ne brillons pas par la mine, reprit-il ensuite. — Ah! ça, voyons, te sens-tu
le courage d'avoir faim?
— Oh! non!... dit Rodolphe en retombant affaissé sur une chaise aussitôt que son
ami l'eut lâché.
— Eh bien ! tant mieux, j'aime mieux cela, tout est convenu, tu es malade, lu n'as
pas faim, tu m'as excuse ce matin, je te rendrai le même service ce soir ; mais par
crainte de quelque coup de tète de ta façon, tu me permettras de t'enfermer à double
tour en te rappelant que ma chambre est au second, et que dans ce grand diable de
château, un second peut bien compter pour un troisième, avec entresol encore. — Adieu,
mon pauvre Rodolphe.
Puis Léon de Malleville, après avoir serré la main de son ami, sortit en avant bien
soin de fermer la porte à double tour.
L'absence de Rodolphe de Reaufort, motivée par une maladie subite qu'eut soin d'é
tablir de la manière la plus convenable Léon de Malleville, n'éveilla point les soup-
çons, et la soirée se passa assez gaîment. — Personne ne devina qu'à l'étage supérieur,
dans une chambre qu'éclairait seulement la clarté indécise de la lune, un homme souf-
frait et pleurait, le cœur déchiré, l'ame brisée sous les angoisses de la douleur la plus
profonde ; et que cet homme, jeune d'âge etde coeur, était, quelques jours auparavant,
riche d'illusions, joyeux d'espérances ; qu'il avait en partage pour sa vie tout le bonbeui
auquel on croit, et qu'une fantaisie de femme est venue lui ravir tout cela pour se dis-
traire en un jour d'eunui. — Non, personne n'eût deviné cette souffrance qui se cachait
dans l'ombre, pas même lady Alicia, dont le cœur s'était fait à cette existence de co-
quetterie, qui ne comprend pas le mal qu'elle peut faire, et passe en souriant devant
celui qu'elle a fait. — Si le nom de Rodolphe se trouva jeté dans la conversation, ce
fut indifféremment, sans que personne y fit attention, sans qu'il y eut un écho de
l'ame que ce nom fit palpiter ou tressaillir. — Oh! si Léon n'avait pas fait, sur cette
matière, des études approfondies et catégoriques, si ses principes d'imperturbable in-
crédulité et de froide indifférence n'avaient pas été parfaitement établis, cette soirée
lui fût restée gravée au cœur, et l'aurait prémuni à jamais contre toute atteinte de
même genre. — Comment l'ame la plus belle, la plus confiante, la plus naïve, la plus
innocente du mal, la plus crédule du bien, ne se fût-elle pas aigrie tout d'abord au
contact désolant de cette société, qui s'est fait des vices et des vertus à sa guise? Com-
ment la nature la meilleure ne se gâterai t-elle pas en un jour, en une heure?
Sfl , LA STLPHIDE.
Lorsque la pendule du salon marqua dix heures moins un quarl, Léon de Malle-
ville remonta à sa chambre pour rendre la liberté à son prisonnier. — Il commença
d'abord par allumer une bougie , car celui-ci était resté dans la plus profonde obscu-
rité sans seulement s'en apercevoir; ce qui était mauvais signe. — Rodolphe avait
évidemment été assis toute le soirée à la même place, plongé dans ses pensées et ses
douleurs. Léon secoua la tète, et alla à lui.
— Eh bien! mon garçon, lui dit-il, cela va-t-il mieux? Voilà le moment décisif qui
approche, j'espère que tu t'es fait un cœur de glace, une ame acérée ; avec ces deux
qualités, je le réponds que nous irons fort loin.
— Ecoute , Léon , dit Rodolphe, j'ai bien réfléchi , j'ai bien pensé ; mais je crois que
nous avons tort.
— Alors tu aurais mieux fait de ne pas réfléchir et de ne pas penser du tout.
— On a toujours tort en face d'une femme.
— C'est-à-dire qu'elles ont toujours raison selon toi ; et c'est ce qu'il ne faut pas.
— Mais que lui dirais-je qui ne rende pas ma position plus ridicule, plus douloureuse
encore?
— Ah ! cela, je n'en sais rien ; mais nous le saurons tout à l'heure. Ce qu'il y a de
plus important, c'est que nous apprenions ce que lady Alicia a de si mystérieux à ra-
conter à la comtesse de Sauleure.
— Fais de moi ce que tu voudras, dit Rodolphe en allant s'appuyer à la cheminée.
Au même moment dix heures sonnèrent. Tous deux écoutèrent attentivement ré-
sonner les dix coups dans le silence de la nuit. — Léon tira sa montre et la posa sur la
cheminée.
— Les dix minutes de grâce que la politesse exige, mesdames, dit-il à demi-voix ;
puis après en route.
Ces dix minutes se passèrent dans le plus morne silence. Rodolphe était abattu, Léon
réfléchissait; pour l'un c'était une affaire de cœur, pour l'autre une affaire d'esprit et
d'amour-propre, pour tous deux choses sérieuses ou du moins très importantes, selon les
différens caractères des deux personnages. — Puis Léon prit un bougeoir, la clé que
lui avait remise son domestique, et faisant signe à Rodolphe de le suivre, tous deux
descendirent à pas de loup l'escalier qui conduisait au corridor du premier où se
trouvait l'appartement de la comtesse de Sauleure.
Baron de bazancoup.t.
( La fin à la livraison prochaine. )
LA S\ l.l'llllll..
j
CHROMOHE DU GR.UD MOME.
llezoù vous voudrez : àSaint-PétersbourgouàNaples, àCons-
lautinople ou à Madrid ; partout vous trouverez , pendant
l'hiver, des bals où l'on étouffe, où l'on entre avec joie et d'où
l'on sort avec ravissement, car rien ne fatigue aussi vite qu'un
bal de cinq cents personnes ; et pourtant il y a une classe
d'individus qui ne vit heureuse que de l'idée d'aller à tous
les bals; l'uniformité des plaisirs a donc aussi sa poésie? Pour
les femmes qui dansent, un bal est toujours un moyen de faire
de nouvelles conquêtes sur l'admiration des spectateurs;
pour les personnes qui ne dansent pas, c'est un beau spectacle ;
on se rencontre avec plaisir, on aime à regarder les jolies tigu-
, res, les toilettes recherchées, on devine le besoin de briller
chez les uns, le désir de plaire chez les autres, et il n'y a pas jusqu'aux philosophes
que n'intéresse ce contraste des plaisirs futiles avec les choses sérieuses de la vie. A
Paris donc, plus que partout ailleurs, un bal est une véritable affaire. Demandez à une
jeune personne quel succès elle préfère, entre être admirée dans un cercle graveoù l'on
cause, dans un concert où l'on chante, ou dans un salon où l'on danse? Elle sera tou-
jours pour le dernier triomphe ; que voulez-vous ? Plaire est plus qu'être admirée
pour cette jeunesse qui se sait toute puissante de beauté et de grâces.
Trois bals, dont deux étaient magnifiques et le troisième fort gai, ont été donnés à
la haute société parisienne. Le 8 janvier, l'hôtel de l'ambassade d'Angleterre était res- -
plendissant de lumières; un monde paré remplissait les salons de ce bel hôtel où jadis
se réunissaient les sommités galantes de l'Empire, pour offrir leurs hommages à la sœur
de celui qui dominait le continent. Dans le long corridor qui conduit aux différens ap-
partemens, on voyait briller une foule de jolies tètes, ornées de guirlandes de roses qui
paraissaient cueillies dans ce même lieu, tout parfumé de fleurs et d'arbustes
comme au milieu de l'été; ces parures flottantes, ces jolis visages encadrés dans des
LA ■-'.! l 'llllil
diadèmes de diamans produisaient un effet magique. Eu contemplant cette joie géné-
rale, on se demandait comment Méhémet-Ali avait pu troubler, un instant, le bonheur
qu'éprouvent la France et l'Angleterre à se donner la main et à former ensemble des
quadrilles. Le salon du souper, qui faisait contraste à celui où régnaient la musique et
la danse, ressemblait à un de ces jardins de la côte de Gènes, remplis d'orangers et de
camélias ; on admirait, à l'hôtel de l'ambassade anglaise, le luxe et les richesses du
nord, les fleurs et les parfums du midi, les beautés de tous les pays, et par dessus tout
la gracieuse affabilité du noble lord Gran ville et de sa famille.
Le lendemain, la comtesse Le Hon recevait dans son joli hôtel, enrichi des étoffes
de Perse et des meubles les plus élégans et les plus recherchés ; les salons de Mme la com-
tesse Le Hon plaisent surtout aux jeunes personnes qui, dans des espaces plus restreints,
trouvent facilement à se faire valoir et à charmer davantage. Le bal de la comtesse Le Hon
avait emprunté toutes les grâces de celle qui le présidait. La plupart de ces jeunes filles,
moins parées que la veille à l'ambassade d'Angleterre, brillaient d'un plus vif éclat.
Boileau a bien eu raison de dire :
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
A peine avait-on eu le temps de se reposer le dimanche, que le lundi au soir il fallait
se faire conduire à l'hôtel de la rue Grenelle ! Que fera-t-on à l'ambassade d'Autriche ?
On dansera encore, on dansera toujours. Toutes les notabilités et tous les caractères
sont là pèle-mèle : les jeunes personnes et leurs mères , les hommes sérieux et les
hommes politiques; les financiers qui se donnent de l'importance et les vieux militaires
qui attendent; les gens de lettres qui cherchent du nouveau, et les gens désœuvrés qui
ne cherchent rien. Le bal de l'ambassade d'Autriche a été d'une élégance parfaite , les
toilettes étaient d'une recherche et d'une fraîcheur ravissantes. Soit que les salons
fraîchement dorés reflétassent d'une manière plus étincelante les lumières qui se mul-
tipliaient à l'infini, soit que ce soir-là on fut plus disposé à s'amuser, soit que celte jeu-
nesse heureuse, qui fait si bien les honneurs des fêtes, fût plus belle encore que d'habi-
tude, le bal de Mmela comtesse d'Appony, qui restera comme une des plus magnifiques
fêtes de la saison, fit presque oublier les pompes de l'ambassade anglaise et les féeries
de la légation belge. On a dansé jusqu'à cinq heures du matin. La belle fille de la com-
tesse d'Appony attirait tous les regards. Au souper magnifique, servi dans les apparte-
nions du premier, il n'y avait pas un couvert vacant.
Maintenant n'allez pas me demander les noms des femmes les plus jolies , les plus
belles, les plus élégantes qu'on rencontrait chez lady Granville , chez Mme la comtesse
d'Appony et chez Mme la comtesse Le Hon. Le nombre en était tel qu'il serait fort embar-
rassant d'en faire l'énumération; je puis vous dire seulement qu'on y remarquait l'ab-
sence de la jolie comtesse Marescalchi, de la duchesse de Vallombrosa et de la duchesse
de Valençay; beautés en grand renom dans la haute société. La duchesse de Dino vient
de faire son apparition, à la grande joie de tous ses admirateurs; Paris compte encore une
hôte charmante de plus dans la personne de l'ambassadrice de Naples ; lady Francis
Goudon plait beaucoup, ainsi que la comtesse Bhorg, dame russe. Lady Henriette Dorset
est toujours très belle , autant que Mme de Dassonville, et la marquise de Salvo,
dont nous avons souvent parlé l'année dernière, occupe dans tous les salons une place
modeste, mais ne danse jamais. La jeune comtesse d'Appony est remarquablement
distinguée, et sa toilette est toujours d'une élégance parfaite. Mmc Gieler, Mme de
l'Aigle, la duchesse de Plaisance , la princesse de Beaufremont , la comtesse Pozzo di
Borgo, sont toujours des modèles d'amabilité et de perfection. Mais les Anglaises et
les Busses, comment les nommer ? Il faudrait une liste à part pour ces notabilités de la
beauté aristocratique. Je vous dirai pourtant que M1I|S de Flahaut , d'Appony, Jenny
Thorn, Bekendorff, la jeune princesse de Shwarzemberg, M11» de Castellane, Mllc Gal-
loway, Mss Smith, Mlles de Girardin, deNoailles, de Brignole, de Saint-Aulaire , et bien
d'autres, répandent plus que jamais dans le grand monde le parfum de leurs grâces et
de leur beauté ! Comte alfred dis r*****.
.A SYI.PIimi..
THEATRES.— CONCERTS.
ONSOLONS-KOUS de la politique et des livres nouveaux
avec le théâtre. — M»--- Heinefetter poursuit ses dé-
buts à l'Opéra, en s'efforçant de justifier par de nou-
\ veaux succès les espérances que l'on fonde sur son
I jeune talent : chaque soir met en relief ses qualités et
i amoindrit ses défauts; mercredi dernier, au reste,
elle a été parfaitement secondée par Marié, qui n'avait
jamais aussi bien chanté, peut-être , et par Demis
qui a fait sa rentrée dans le rôle du cardinal , au
s bruit d'applaudissemens nombreux. — L'anniver-
\ saire de la naissance de Molière porte bonheur à la
^Comédie-Française : elle a retrouvé Monrose, qu'elle
J croyait perdu ; M"« Mars n'attend plus que le dernier
jour de sa convalescence pour rentrer, et, peut-être, pour prendre un rôle dans le Ri
chelieu promis de M. Hugo. Le père de M«« Rachel ne demande plus que cent mille
francs par an pour sa fille !
A propos de ce qui vient de se passer à la Renaissance, pour le drame de M Léon
Gozhu,, on nous permettra de dire que nous n'avons jamais cru que la censure arrêtât
es pièces dans le but d'entendre récriminer contre elle; nous admettrions mêm-
es motifs fournis par le Monteur à l'appui du veto ministériel qu. empêche la représen-
totnnde II etatt me fois un roi et un, reine, s, dans ce moment même la France n'était
objet des stupides jovalités du théâtre anglais. Nous ne concevons pas, en vente une
la France, outragée à Londres par de grossiers saltimbanques, puisse condescendre à
être généreuse et courtoise aussi bien envers ceux qu, l'insultent, qu'envers ceux qui la
laissent insulter. _ La pièce nouvelle du Vaudeville, le Tailleur de la Cite justifie en
tous points la devise de l'administration, du directeur et du public : neuxhabiis' vieux
galons!— L'Abbé galant, au Gymnase, est une jolie pièce de MM. Clairville et Lau
rencin qu. aura beaucoup de succès. Le Gymnase en a besoin, car pour lui, une foi, n'est
pas coutume -M»* Bois^Gontier, la grisette en s. haute réputation au boulevart a dé-
bute sur le théâtre des Variétés, dans une petite pièce d'assez peu d'importance oui a
pour titre l'Hospitalité. Nous attendrons, pour juger cette dame, un ouvrage et un dé-
84 l-A SYLPHIDE.
but plus complets. — Le Cirque-Olympique est plein maintenant tous les soirs depuis
[a première représentation de sa grande pièce nationale, le Dernier f'œu de V Empereur;
le départ de Sainte-Hélène, le voyage du Havre à Paris, les pompes des funérailles, jus-
qu'à la chapelle ardente des Invalides ont été réproduits avec une fidélité magnifique
par MM. Philastre et Cambon.
Un jeune violoniste, M. Henri Vieuxtemps de Verviers, que nous avions déjà entendu,
il y a quelques années en Belgique, a joué un concerto de sa composition au Concert du
Conservatoire de dimanche dernier; et à ce sujet M. Louis Viardot a publié dans le
Siècle un article d'une exagération incroyable.
En fait de métaphore en voici une qui peut servir de modèle : — « On pouvait
» croire qu'après Viotti, Kreutzer, Rodde, Paganini avait dit le dernier mot du violon.
» Eh ! bien, je suis convaincu, pour mou compte, que déjà à vingt-un ans, Henri Vieux-
» temps le surpasse. » — Voilà donc Paganini surpassé; il est vrai que c'est au
compte de M. Louis Viardot, et que dans un cas pareil, les mauvais comptes font les
bons amis. Toutefois M. Louis Viardot ajoute : — a Entendons-nous sur ce point. » Vous
imaginez que c'est pour apporter des restrictions à l'éloge. Lisez : — o Je lui crois
» un talent plus réel ( que celui de Paganini, toujours ), plus vrai , d'un effet plus
» solide et plus durable. Vieux temps n'a pas la figure d'un spectre et ne s'est pas fait
» précéder d'une biographie fantastique. (Comment M. Viardot trouve-t-il la sienne?)
» C'est un jeune homme simple et modeste, qui se présente au public en essuyant
» sa main avec son mouchoir, et en frottant son archet de colophane. Vieux temps
» n'exécute pas avec des grimaces et des contorsions, certains tours de force étonnans
» sans doute, mais qui tombaient souvent dans l'enfantillage et jusque dans la pas-
» quinade quelquefois. » — M. Louis Viardot était probablement plongé dans le dé-
lire lorsqu'il a écrit ces lignes fantastiques où la pensée est au niveau du style, ou bien
il faut chercher dans les saintes affections de la famille l'extravagance de son enthou-
siame. Vieuxtemps est l'élève de Bériot, tout l'encens qu'on lui brûle remonte natu-
rellement jusqu'au maître ; de plus M. Viardot a épousé M"c Pauline Garcia parente,
par alliance , de M. de Bériot. On ne se brise pas plus maladroitement l'encensoir au
milieu du visage.
il. Vieuxtemps, il faut le dire, brille par toutes les qualités de son mailre : un fini d'exé-
cution rare, une grande pureté, mais une froideur non moins grande ; il étonne quel-
quefois, il n'émeut jamais, c'est en tout point le style et les traditions du Conservatoire.
Selon nous, le talent d'exécution de Vieuxtemps n'est en rien comparable à son mérite
comme compositeur. Son concerto est admirable à ce point que les plus grands
maîtres n'ont peut-être pas mieux fait, et que nous avons entendu dire à des artistes
supérieurs dont nous aimons le caractère et la conscience, que s'ils étaient capables
d'écrire de pareille musique, ils renonceraient à leur instrument.
Il y a trois ans environ, Vieuxtemps joua devant n6us, en Belgique, un air varié de sa
composition; l'exécution était déjà remarquable, mais l'air ressemblait à tous les airs
variés connus. Depuis, M. Henri Vieuxtemps a parcouru l'Allemagne et la Russie ; il en
est revenu avec des chefs-d'œuvre ; cette transformation si rapide et si merveilleuse
est pour nous un mystère.
Mercredi dernier Théodore Ilauman s'est fait entendre dans la salle Vivienne ; ce
jeune et célèbre violoniste, qui possède si bien le talent d'impressionner et d'émouvoir,
a été, comme toujours^ admirable. Sa fantaisie sur la Fiancée, qu'il jouait pour la pre-
mière fois, a été pour lui l'occasion d'un éclatant triomphe, que la fantaisie surVElisir
d'Amore, et celle sur la Lucie, où Théodore Ilauman se montre tour à tour si entraî-
nant et si mélancolique, ont confirmé à deux reprises. g. guëxot-lecointe.
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE
DIRECTION 1 CITE DES ITALIENS.
I \ 51 [ l-llll.l
r^->
• - v
1 Madame
23 janvier.
&>
aris, qui semblait enseveli sous une espèce de
i,\T\"^ vaPeur* agite aujourd'hui ses membres engourdis ,
et de toutes parts on entend l'appel au plaisir.
Voilà , madame , le moment des regrets pour vous ; aussi vais-je
mettre plus d'empressement que jamais à vous tenir au courant
des phases que parcourt la mode , afin que vous assistiez , sinon en
personne, du moins en esprit, à ces joies brillantes dont le sort
vous tient éloignée. Vous savez depuis long-temps que tous les bul-
jtins que vous porte la Sylphide sont puisés aux sources les plus
pures: point n'est donc besoin de vous énumérer les qualités de tous
les artistiques fournisseurs qui veulent bien m'admettre dans le sanctus sancto-
fim où sont renfermées leurs richesses; j'aime mieux. aujourd'hui détailler et
généraliser un peu ce qui se porte, en vous indiquant simplement le nom du bon
faiseur auquel je dois mes modèles.
Je commencerai ma revue par les beaux salons de .Maurice-Beauvais , qui offre
à cette époque une série de coiffures plus remarquables les unes que les autres.
D'abord pour promenade : les chapeaux de velours, violet, grenat, vert-éme-
raude ou noir, ornés d'une touffe de plumes dites oreille de caniche; ce nom vous
indique assez le genre de ces plumes. — Pour les promenades en voiture : cha-
peaux de velours épingle, blanc , rose , bleu, paille, ornés de plumes frimatées
ou d'un oiseau teint. Pour les spectacles et les grands dîners , toujours le cha-
peau résille , cette charmante création de Maurice-Beauvais , soit blanc , bleu ,
paille ou rose, orné d'un saule marabout assorti à la nuance du chapeau. Pour
les grandes soirées et les représentations de l'Opéra et des Italiens , les coiffures
suivantes : petits bords de velours violet , vert-émeraude, groseilles ou noir, orné
d'écharpes de résille d'or et d'argent, bleu et or, violet et argent, ou des lacets
I. A SI LPHIDE.
et glands d'or. Sôus la passe, une touffe de trois petites tètes de plumes. —Turban
asiatique, assyrien , macédonien, très dégagés du front et ornés de perles et de
bandelettes d'or à jours.
Turbans de tarlatane, bordé de chefs de résille d'or, avec glands bysantins.
— Bonnets à la financière , à la Marion-Delorme , à la Sévigné , à la Pompa-
dour. — Petits bonnets à la Bernoise , à l'Alsacienne , à la Normande , ornés de
bruyères et de roses panachées. — Coiffures de cour, en velours violet, gro-
seille , vert ou ponceau, encadrés de rubans d'or , avec fond résille d'or. — Une
Concini eu velours pensée, ornée de feuillage et fleurs d'or. — Une Margtierite
île Provence en velours noir, avec fond quadrille d'or. — Une Cléopâtrc en blonde-
dentelle d'argent, ornée de quatre barbes. — Une Didon en blonde, enrichie de
touffes de fleurs bleues et feuillage d'argent, fleurs de Batton. — Une Beauhar-
nais, ravissante coiffure impériale, avec guirlande de roses de Batton. — En voyant
toutes ces créations de Maurice-Beauvais, dont les noms ne sont pas pris au
hasard, mais sont le fruit de recherches historiques , je déplorais la négligence
et le laisser-aller de la plus grande partie des femmes pour ce qui concerne leurs
coiffures. On compte les grandes réunions, et le nombre est fort minime de celles
où les femmes songent vraiment à mettre de l'ensemble et du style dans leur
toilette. C'est un tort ; les femmes empruntent beaucoup à ce qui ressemble à un
costume de caractère; aujourd'hui, la coupe des robes prêtant à ce genre de
toilette , on devrait en profiter pour adopter ces parures complètes dont l'har-
monie a donné tant de renom au luxe des anciennes toilettes de cour. La mode
et l'art y gagneraient infiniment, et on aurait bien moins de misère à déplorer
parmi les ouvriers de Lyon et de Paris. C'est à la cour et aux grands du jour à
donner l'élan du luxe et de la recherche ; leur exemple serait bientôt suivi ! Mais
où vais-je me fourrer , madame? Me voilà bien loin du sujet de ma lettre. Be-
venons-y, car ma digression, toute philantropique soit-elle, me paraît hors de
saison. Après avoir parlé des coiffures, parlons un peu des étoffes. Sans efforts
de recherches, le nom de Gagelin-Opigez se trouve naturellement sous ma plume,
comme l'une de nos premières célébrités en ce genre. Bien de plus beau que les
velours et satins royaux, pour faire les robes ouvertes si en vogue aujourd'hui ;
puis , pour robes de bals, si vous voyez quelle multiplicité de crêpes, de gazes
brillantes, argentées, bFodées d'or , si jolies en tuniques avec des garnitures de
franges de cheville, de plumes , ou de légères guirlandes de fleurs! Les riches
cachemires de Gagelin , pour robes ou châles , sont on ne peut plus recherchés ;
il en est de même de ses dentelles et de toutes les nouveautés de ses magasins
dont l'aristocratique réputation est faite depuis long-temps.
Je m'aperçois que je n'ai point procédé par ordre, et que j'ai quitté le chapitre
des coiffures avant qu'il en fût temps; je devais encore vous parler de Lcmonnier-
Pelvey, élégant modiste, qui a grand'peine dans ce moment à suffire aux deman-
des de coiffures de soirées qui lui sont faites. Outre le velours, Lemonnier emploie,
avec un goût exquis, dans ses coiffures et ses turbans, les étoffes transparentes, si
gracieuses, mélangées aux plumes et aux ornemens d'or et d'argent ; rien n'est
plus joli que ces'petits bonnets de spectacle entremêlés de blonde, de dentelles etde
Heurs, et qui ontun cachetde distinction incontestable. M»"-Leclèresait donner un
ton coquet et séduisant à toutes ses modes : au milieu de fort élégantes coiffures,
j'ai particulièrement remarqué un turban gaze en or avec franges d'or mélangées
I- \ SYLPHIDE.
de petits marabouts ombrés et qui devait coilTer à ravir. Mais ce n'est pas chez
les mod.stes seulement que Ion doit chercher de gracieuses coiffures : il en est
pour la jeunesse que rien no pourra jamais détrôner, ce sont les fleurs simples
ornemens pleinsde fraîcheur, comme les visages quelles entourent ; aussi Cons-
tantin a-t-il une variété ingénieuse de roses aux feuillages de velours, de bruyè-
res de camélias et de toutes les fleurs dont l'effet est si prestigieux dans de blon-
des boucles ou sur des bandeaux d'un noir de jais. Pour les ornemens des robes
Constantin a des dispositions de branches de bouquets d'une élégance parfaite et
qui , peuvent satisfaire les exigences du moment, car cet hiver on porte beaucoup
de fleurs, mélangées à des épis de diamans ou de pierres de couleur.-Chapnm a
toujours le monopole des mouchoirs pour tous les genres de toilettes • soit que le
matin on veuille la simple et délicate vignette ; soit que le soir on désire ajouter
au luxe de sa parure un mouchoir de 1 ,500 fr„ sur lequel, entre les quatre ran-
gées des plus belles dentelles, brille le blason dune antique maison
Il ne faut point penser qu'à soi en ce monde, madame, aussi vais-je vous dire
un mot des modes masculines, auxquelles la saison des bals redonne de l'existence
La gravure que vous envoie aujourd'hui la Sylphide vous montrera un modèle
pris dans les ateliers de Roolf, tailleur à la mode, dont j'ai déjà eu occasion de
vous parler. Vous y verrez un charmant manteau pour sortie de bal qui a été
expédie dans un château par la maison de commission Giroud-de-Gand et Comp
Roolf fait aussi des gilets de bal qui sont charmans, et cet objet de toilette est à
considérer, aujourd'hui que c'est presque le seul accessoire du costume masculin
auquel on puisse imprimer du luxe. Les pardessus les plus élégans se doublent en
fourrures. Les habits noirs sont les seuls adoptés pour les bals et les grandes
réun.ons; pour visites et petites soirées, les habits bronze, vert foncé gros bleu
se portent avec des boutons ciselés ; les formes de ces habits de fantaisie ou celles
des habits noirs parés sont les mêmes ; les basques fort larges et peu découpées
sur les hanches. Les redingotes demi-habillées ont deux rangs de boutons et la
jupe légèrement froncée. Les gilets de piqué, de velours noir, de satin ont des
boutons d or ciselés en couleur; quelques élégans portent sur les gilets de velours
ou salin blanc des boutons en corail , c'est d'un effet riche et distingué. On voit
un petit nombre de jabots en dentelle, mais ceux en très Gne batiste sont encore
plus usités. B.jet est, comme chapelier, choisi par toute la fashion parisienne •
cela se comprend , puisque Bijet a su donner à la coiffure masculine toute là
grâce qu elle est susceptible de recevoir ; les chapeaux de Bijet et ses claques de
bai sont certainement ce qu'il y a de mieux dans ce genre. Nous voilà à l'époque
des bals costumés particuliers, et de ceux de l'Opéra , où depuis quelques an-
nées on voit autant de travestissemens que de dominos ; nul doute que c'est à
cette mode que l'on doit la plus grande variété des costumes confectionnés par
Bab.n, qui, pour cette spécialité, a, sans contredit , la première maison de Pa-
ns. Vous comprendrez facilement que, sous les costumes marquises, duchesses de
1 ancien régime, les sous-jupes bouffantes d'Oudinot aient une vogue extrême-
elles remplacent les paniers et donnent infiniment plus de grâce à la tournure Ce
même soutien, cette même bonne grâce se retrouvent aussi dans les sous-jupes
uelannoy, qu., pour satisfaire plus facilement aux nombreuses demandes qui lui
sont laites, est venu s'établir rue Laffitte, 1.
Après les plaisirs, la raison, madame; on n'est pas toujours en humeur de
SS LA SYLPHIDE.
s'amuser ; le chagrin , la souffrance peuvent retenir les plus jolies danseuses, les
pieds sur les chenets; les plus élégantes femmes restent souvent enveloppées de
robes de chambre dans leur vaste fauteuil! À celles-là il faut des romans nou-
veaux ou quelque gracieux travail ; pour cette dernière distraction, je recom-
mande, à nos belles lectrices, la maison du Père de Famille ; Tachy, qui com-
prend tous les désirs, toutes les positions, toutes les exigences, leur donnera
à faire les plus jolis ouvrages ; il n'est pas de travailleuse qui n'admire avec quel
art Tachy entre dans toutes les minuties, et toujours avec élégance, de ce qui
est nécessaire pour broderies, tapisseries, applications, façons de bourses et tous
ces petits riens que les femmes savent si bien apprécier.
La forme des robes ne subit aucuns changemens notables ; pour bal, les man-
ches courtes, justes, recouvertes delà petite manche-voile, sont les plus jolies; on
les relève par un petit chou, une fleur, ou une agraffe de pierreries. On voit des
éebarpes en tulle brodées or ou argent, dont on peut composer un turban ou les
jeter sur ses épaules. On porte beaucoup de robes en dentelles noires, sur des
dessous de couleur ; les ornemens, soit en fleurs, soit en rubans, doivent être
alors de la nuance du transparent. Les coiffures en cheveux n'ont point de style
arrêté quant à l'arrangement des cheveux de devant ; par derrière, le chignon
doit être placé fort bas, sans exception. Voici quelques modèles dus au talent de
Paris, et dont je vous garantis la distinction : les cheveux de devant frisés à l'an-
glaise, ceux de derrière arrangés en coques; sur le front, un bandeau de pierre-
ries.— Une autre avec des berih.es devant, enroulées de perles d'or, derrière le
chou natté, assez large, et tourné avec de plus grosses perles en or. Les jeunes
tilles portent plutôt les cheveux en bandeaux que frisés ou nattés. Les fleurs sont
habituellement montées en guirlande et posées sur le front à Vlphigcnie. Une
coiffure, composée de bandeaux bouffans, dans l'intérieur d'un des bandeaux,
une branche de petites roses blanches à feuillages de velours, qui pend jusqu'au
bas de la joue, les cheveux de derrière noués à la Vénus- Médias et traversés par
deux épingles en diamans ; cette coiffure est d'un fort joli effet. — La maison de
commission Giroud-de-Gand et compagnie continue ses succès : placée sous le
patronage de la Sylphide, cette maison se distingue par son bon goût, et elle
adopte toutes les spécialités. Ainsi en lui faisant connaître l'étendue de votre voix,
en lui disant le degré de force que vous avez atteint sur un instrument quelconque,
elle vous enverra le morceau de musique le plus susceptible de s'adapter à votre
talent. Située au centre des affaires, rue Laffitte, la maison Giroud-de— Gand est
plus à même que toute autre de remplir le but qu'elle s'est imposée. Faites comme
beaucoup d'autres, madame essayez de cette providence des provinces et de
l'étranger.
Voilà une lettre bigarrée comme l'habit d'Arlequin, il s'y trouve un peu de
tout! Du reste, la comparaison est de saison, ne sommes-nous pas en plein car-
naval ! Baronne marie de l'"***'
Ij^'
1.1 Ml nui !..
LE JEU D'UNE COQUETTE ,
laissons un instant les deux jeunes gens se glisser furtive-
ment dans le salon qui touche à la chambre à coucher de
f, la comtesse de Sauleure et s'installer derrière la porte de
, communication, afin de tout entendre. Pour nous, qui n'a-
k| vons pas besoin de prendre les mêmes ménagemens, péné-
trons dans l'appartement de la comtesse de Sauleure.
Quatre jeunes femmes étaient gravement assises dans la
[chambre de la comtesse ; — au milieu d'elles était celle-ci,
^silencieuse et calme ainsi que le président d'une assemblée,
qui aurait eu à décider une question de vie ou de mort. — La porte s'ouvrit, et lady Alicia
parut : sa démarche était aussi sévèrement maniérée que le silence et l'immobilité des
autres: elle s'était fait un visage d'une austérité incroyable.
— Je me rends, dit-elle, aux ordres du comité.
Elle alla ensuite se placer vis-à-vis de la comtesse de Sauleure. — Celle-ci se leva,
conservant sur son visage un caractère inaltérable de gravité.
— Le comité vous a mandé, lady Alicia, dit-elle, pour que vous ayez à lui rendre
un compte exact de la haute mission qui vous a été confiée et pour laquelle vous avez
demandé trois jours de sursis. Comme présidente de l'assemblée, je vous adresse cette
question ; levez la main droite.
Lady Alicia leva la main ; la présidente continua :
— Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
— Je le jure, dit Alicia d'une voix ferme.
— Vous avez la parole.
Lady Alicia sembla se recueillir, un instant, elle inclina la tète sur sa main, puis re-
leva doucement le front et commença ainsi :
— o Je ne cacherai point à l'honorable assemblée que je m'étais gravement trompée
au premier abord sur la mission que j'avais acceptée, et que j'ai rencontré des diffi-
cultés et des entraves auxquelles j'étais loin de m'attendre. Ce jeune homme avait de
la tête, du bon sens, ce qui est terrible, et de la méfiance dans le caractère. Aussi mes
premières attaques ont-elles été infructueuses, j'ai employé toutes les premières ma-
nœuvres dont on se sert habituellement, me réservant toutefois les moyens extrêmes
* Voir plus haut page '(>.
LA SYLPIIIIIE.
pour les cas urgens. — J'ai cru un inslant (et elle laissa tomber sur la comtesse de
Sauleure un regard froidement dédaigneux) que je déposerais mes armes dans des
mains plus heureuses, lorsque la victoire s'est déclarée en ma faveur; — le jeune homme
par un changement subit vint de lui-même, et....
Lady Alicia s'arrêta.
— Il me semble, dit-elle, avoir entendu du bruit.
Rodolphe avait fait un mouvement derrière la porte.
— Ce n'est rien, dit la comtesse de Sauleure, le vent sans doute qui siffle dans la che-
minée ou frappe le long des fenêtres.
Après un instant de silence lady Alicia reprit:
— Ce jeune homme fut d'une complaisance sans égale, et presque sans me laisser le
temps de le lui demander, il m'ouvrit son cœur. C'était bien le cœur le plus candide,
le plus naïf, le plus tendre qui se soit jamais rencontré.
— Pauvre jeune homme! dit une voix (celte exclamation fit généralement sourire).
— Je vous avoue, continua Alicia, que le voyant ainsi près de moi, si à découvert,
j'eus presque honte de lire sur ce livre qu'il venait si bénévolement ouvrir sur mes
genoux ; la chose devenait trop facile ; une écolière n'y aurait même pas fait un faux
pas. Vous devez comprendre ce qu'il me dit, il me parla de son amede jeune homme,
toute de feu, qui n'avait pas encore aimé et qui venait à moi, avec foi, avec religion;
je l'ai mis, le pauvre garçon, en pleine confiance par des réponses adroites auxquelles
il pouvait à son gré donner un sens positif; — il était vraiment fort amusant. (Ici Alicia
s'arrêta une seconde fois.) — Je vous assure, dit-elle, que j'ai entendu du bruit.
— Le vent est très fort ce soir, dit une de ces dames.
— C'est le remords qui torture déjà le cœur du coupable, ajouta en souriant la com-
tesse de Sauleure.
— Pourquoi donc des remords? reprit lady Alicia. — Quel grand mal ai-je donc com-
mis?— Aucun, et même je vous propose de vous rendre toutes témoins demain d'une
scène qui aura son côté original et peut-être, qui sait, intéressant. — Vers deux heures
après midi rendez- vous toutes parditférens chemins sous l'allée des Tilleuls à la hau-
teur du troisième banc. — Vous y verrez ma... notre victime, et je vous la livrerai en-
suite pieds et poings liés pour en faire ce que bon vous semblera. — Un amoureux de
l'une de vous, mesdames, si cela vous convient.
— Bravo !... bravo ! dirent toutes les voix, cela sera charmant.
— Vous voulez nous donner la fête complète, dit la comtesse de Sauleure à Alicia;
c'est d'un goût osquis et d'une magnificence de grand seigneur.
— Je demande qu'il soit voté des éloges et des remercîmens à l'heureux charge
d'affaires.
La comtesse de Sauleure n'était pas aussi contente qu'elle en avait l'air ; mais
enfin, il fallait bien se résigner et faire au moins bonne contenance.
— Lady Alicia, dit-elle, au nom du comité assemblé, je vous vote des remercîmens
et des éloges pour la manière brillante dont vous vous êtes acquittée de
Mais au même moment un bruit soudain se fit entendre dans la chambre voisine. La
porte s'ouvrit violemment, et Rodolphe et Léon parurent tous deux dans la chambre se
tenant par la main.
Toutes les femmes poussèrent à la fois un cri aigu et perçant, et se levèrent.
— N'ayez aucune crainte, dit Rodolphe en étendant la main; vous voyez bien, mes-
dames, que ce ne sont pas des voleurs; mais il faut que les deux parties soient entendues
pourrendre bonneet saine justice, — lady Alicia a parlé tout à l'heure, c'est à mon tour,
maintenant ; et me voici.
Il y avait sur son visage une expression étrange de calme, et un sourire presque im-
perceptible de dédain ou de mépris, soulevait légèrement les deux coins de sa bouche ;
mais il était très pâle, — quanta Léon, il paraissait parfaitement enchanté de la tournure
I \ SYLPHIDE
'1"" PJena" '" scune> el appuyé dans l'embrasure de la fenêtre, il s'était croisé les bras
pour écouler plusàson aise.— Rodolphe s'avança a ilieu de la chambre et s'arrêta
seulement lorsqu'il fut à deux pas d'AliciS qui n'avail pas proféré une parole, tant elle
avait été saisie de cette soudaine apparition.
— Vousnejouezpas malcejeu-là, madame, <ln-il en s'inclinant légèremenl el vous
êtes secondée, il faul l'avouer, par d'excellentes dispositions. Mais dans toute pa.nr ,
il y a deux joueurs, et c'esi grand dommage; on gagne moins facilement... \l.' pardon'
mesdames, mais je ne vous tiens pas quitte non plus. — comment? —vous m'aviez fait
l'honneur d'un complot, d'une parti, en règle* .^ et cela sans m'averlir, c'est un peu
tricher au jeu, savez-VOUS?
Il se retourna en souriant vers la.lv Al.eia :
— Vous vousètesbien pressée, madame, de crier échecauRùi.— Il n'est pas »w*eucore
-Mais il va supérieurement, se dit Léon. Mo, qui m'en pique je n'aura, pas
mieux dit. '
Et il avait grand'peine a s'empêcher de ne pas rire aux éclats, en voyant la mine
décontenancée de l'assemblée féminine, surprise cm secret el en séance extraordinaire
Rodolphe continua :
— N'est-ce pas que c'est étrange , et ,1e bien mauvaise compagnie de venir ainsi
vous disputer le terrain pied à pied, el enlèvera,, triomphateur les palmes de la victoire
-Mais que voulez-vous? a la campagne il faut se distraire ; et je me suis dit que cette
distraction en vala.t bien une autre; faire croire à une jeune femme qu'on l'aime
qu'où l'adore, qu'on en est fou : cela m'a paru charmant; -et puis, il faut s'entretenir
le cœur pour n'être pas pris au dépourvu.
Tout en parlant ainsi Rodolphe essuyaitun sueur brûlante qui tombait, à larges -ouï-
tes le long de ses tempes, et celui qui lui eût touché les mains s'y serait brûlé comme
à un tison ardent.
^ —Non... non, rassurez-vous, dit-il en regardant Alicia, avec un de ces regards dont
l'expression est indéfinissable. — Ce pauvre jeune homme n'a pas le cœur aussi tendre,
aussi candide, si naïf, que vous êtes assez bonne de le penser; il vous aurait fait trop beau'
jeu en venantainsi le mettre sur vos genoux , avec confiance, avec crédulité. — Non
non..., son amede feu ne s'enflamme pas si vite... Oh! pauvre garçon! il a bien joué
la comédie, n'est-ce pas? Il a été bien timide, bien tremblant, il baisait bien les plis de
votre robe et le bout de vos doigts, il vous disait bien , ces mille extravagances... hon-
teuses que le cœur seul invente?-N'est-ce pas qu'à l'entendre on aurait cru qu'il parlait
franchement, on n'aurait pas dit qu'il jouait avec les mots et avec les pensées. —Ah !...
ah!... la bonne distraction !... C'est comme cela qu'il faut être avec les femmes,— leur
parler un jour, les croire une heure, les aimer jamais ! — Ah!... ah!... comment, vous
avez pris la plaisanterie au sérieux? —C'est charmant!
Rodolphe se mit à rire d'une manière extravagante , et à travers ses rires forcés l'on
voyait ses dents convulsivement serrées qui claquaient l'une contre l'autre.
La comtesse de Sauleure triomphait de toute sa jalousie de femme ; elle était au fond
fort enchantée de ce qui arrivait. — Quant à Alicia elle était consternée , abattue , non
seulement dans son amour-propre qu'on foulait aux pieds, dans sa coquetterie qu'on
macérait à pleines dents, mais aussi dans son cœur qui se serrait, malgré elle, doulou-
reusement à chaque parole de Rodolphe; et immobile ainsi qu'une statue elle écoutait.
C'était un tableau piquant et varié, et dont un peintre habile aurait pu tirer un ma-
gnifique parti.
— Lady Alicia, dit la comtesse qui avait repris un ton de parfaite assurance, voilà
qui change bien l'état des choses , et votre victoire me paraît dans ce moment grave-
ment compromise. — Avez-vous quelque chose à répondre?
— La comtesse estdécidément une personne charmante, dit Léon tout bas à Rodolphe,
elle a l'air d'être de moitié dans notre jeu.
'■'- i.a sv I.PHIDE.
— J'étouffe... du Rodolphe.
— Allons donc, du courage, reprit Léon , tu vas comme un César ; encore quelques
brassées elle Rubicon est passé, — tuas eu des inomens magnifiques.
— Regarde Alicia... elle semble bien souffrir.
— C'est l'agonie d'une coquette aux abois.
Ce petit colloque entre les deux amis avait duré beaucoup moins de temps à dire que
nous n'en mettons à le raconter, et s'était tenu à voix basse à l'une des extrémités de la
chambre.
Alicia avait relevé doucement la tète et s'adressant à la comtesse de Sauleure, dont le
visage savait mal comprimer sa joie ironique.
— Une scène de ce genre, dit-elle, à onze heures du soir dans votre chambre, vous
m'avouerez que c'est du plus mauvaisgoùt qui se puisse voir; et si elle se passait chez
moi, madame la comtesse, il y a long-temps que j'y aurais mis fin.
— J'avoue, dit la comtesse, que l'entrée a été un peu brusque, mais elle a été d'un
effet admirable.
— Et d'un dramatique, digne de la Porte-Saint-Martin, ajouta Léon en riant
aux éclats.
— Entre gens qui savent ce jeu-là comme nous, mesdames, reprit Rodolphe, il n'y a
rieu à craindre, et la plaisanterie est fort divertissante. — Mais, croyez-moi, ne vous y
fiez pas, ni vous comtesse, ni vous Alicia, ni personne de vous, mesdames. Ce jeu
peut avoir des suites terribles , et comme toutes vous avez au fond du coeur quelque
bonté, ce serait peut-être un remords pour toute votre vie. — Vous êtes tombées sur
moi qui ai... ri, qui me suis... amusé de la chose comme vous. — Bravo!... Mais si à
ma place, vous étiez tombée sur ce jeune homme dont parlait tout à l'heure lady Alicia,
sur ee cœur candide et naïf, sur celte ame confiante et crédule, dont en un jour de
coquetterie vous auriez brisé tout le bonheur, si vous aviez rencontré ce pauvre jeune
homme si simple, si bon, ayant tant besoin d'aimer et de s'attacher à quelque chose,
et que vous l'eussiez vu s'éloigner le coeur gonflé de larmes; — vous l'eussiez plaint... —
Oh ! tenez, ne jouez pas ce jeu-là, il est horrible; il y a au bout toujours de la douleur,
il pourrait y avoir du sang. — C'est un conseil que je vous donne.
Toutes les jeunes dames silencieuses et immobiles écoutaient les paroles de Rodolphe
la tète baissée, et toutes comme contrites et consternées de ce qui aurait pu si facile-
ment devenir une mauvaise action. — Car la coquetterie ne s'attaque jamais qu'à la
superficie du cœur d'une femme , et si on avait le temps de parler à son cœur assez
long-temps pour que les premiers mouvemens qui surviennent n'effacent pas l'em-
preinte des paroles, on aurait vraiment bon marché d'elles, et on verrait qu'elles valent
mieux et plus qu'on ne le pense. — Tout à l'heure elles riaient entre elles, d'un petit
manège qui les amusait, d'une distraction qu'elles avaient prise en jouant ; maintenant
elles en étaient presque honteuses , et je crois que si l'on avait voulu elles eu eussent
demandé pardon.
Léon ne parut pas satisfait de son coté de la sortie pathétique de son ami ; car il le
voyait lancé dans le sentiment, et sur le point de détruire en deux minutes l'effet de la
scène précédente. — Aussi il le tira par son habit.
— Je crois que tu en as dit assez, lui dit-il à voix basse, et pour peu que tu conti-
nues tu en diras trop.
Mais Rodolphe ne l'écoutait, ni ne l'entendait; il s'était retourné vers lady Alicia qui
un instant avait essayé de soutenir son regard :
— Tenez, madame, lui dit-il, vous me demandiez hier pourquoi j'avais de la mé-
fiance dans l'ame, je ne vous ai pas répondu. — Hé bien! voulez-vous, aujourd'hui,
que je vous dise pourquoi. — C'est que j'avais... un ami d'enfance, presque un frère,
avec lequel j'avais oassé les premières années de mavie ; sa joie était la mienne, comme
I. \ s-. 1 l'MlIll
-ii tristesse la mienne aussi; nous .'nous du même âge. Il rencontra une femme qu'il
trouva belle, qu'il se mit ;'i adorer à genoux, les mains jointes comme un ange; celle
femme laissa tomber sur lui un regard de bonté ; il fut heureux ; — sa vie tout entière
se concentra dans une seule pensée, — cette femme, — il ne voyait qu'elle, ne vivais
que par elle. Il crut être aimé, et alors ce lut un bonheur que je n'essaierai pas de vou.s
dépeindre ; je crois le voir encore, lorsqu'il vint à moi et qu'il me dit tout ce que lui
inspirait son bonheur et son amour. — Pauvre ami !... hélas!... l'illusion fut bien
courte.... — Un jour il apprit que celle Femme ne l'ai mail pas, qu'elle s'était servi de
lui pour éloigner les soupçons d'un amour véritable. Ce fut affreux ! ce fut horrible! il
en perdit la raison. — Et maintenant quand vous rentrerez dans Paris joyeuses et in-
souciantes, près la barrière, du côté de Chaillot, vous verre/ une maison de santé' el
s'il vous prend fantaisie d'entrer dans cette maison, on vous montrera au fond d'un jar-
din, assis sur un banc, seul, triste et pâle, les joues creusées, le regard terne, un pau-
vre jeune homme... fou par amour, qui est venu dansée dernier asile attendre la mon
et souffrir; si vous reste/ quelques instans auprès de lui, vous l'entendrez sauglolter
et gémir, et sur ses lèvres desséchées il n'y aura pas une plainte, pas un murmure,
il y aura un nom, le sien... celui de Nathalie. — Oh ! je vous le répète, ne jouez pas
ce jeu-là, il est terrible, il est effrayant !
Puis se précipitant vers son ami. — Sortons, Léon, lui dit-il, j'étouffe... je souffre
horriblement.
Lorsque Rodolphe avait prononcé le nom de Nathalie, la comtesse de Sauleure avait
tressailli, el deux larmes involontaires avaient roulé le long de ses cils et s'étaient
échappées de ses yeux. Léon de Malieville avait remarqué cet attendrissement subit et
il dit à Rodolphe en s'éloignant :
— Dieu me damne si la comtesse de Sauleure n'a pas Ion ami de Chaillot sur la cons-
cience.
Le lendemain matin,, tout était prêt pour le départ de Rodolphe de Reaufort et du
comte Léon de Malieville, — ils devaient quitter le château après le déjeuner; carie
courage aurait bien pu abandonner Rodolphe s'il lui avait fallu subir une seconde
épreuve, et Léon avait à coeur ce qu'il appelait le triomphe de son ami. — Il craignait
beaucoup le déjeuner et avait résolu de s'opposer ouvertement à tout rapprochement
entre les deux parties.
Pour cela, il s'était posté dans le salon dès le premier coup de cloche, et attendait de
pied ferme le bataillon ennemi, riant d'avance en lui-même de la contenance embar-
rassée que ces dames allaient avoir pour la première entrevue. — Depuis un quart
d'heure à peine il était dans le salon lorsque lady Alicia entra; elle était pâle — Evi-
demment elle avait mal dormi, si elle avait dormi. — Malieville en fut enchanté, il se
contemplait dans son ouvrage, — l'insomnie d'un ennemi réjouit le cœur.
— Ah! c'est vous, M. de Malieville, dit-elle aussitôt qu'elle l'aperçut, je vous cherchais.
— Vous êtes bien bonne, madame, dit celui-ci en s'inclinant fort respectueusement
et en souriant malgré lui.
— M. de Malieville, c'est vous qui avez annoncé hier M. de Reaufort chez la comtesse
de Sauleure.
— Il est assez grand pour avoir pu y aller tout seul, reprit celui-ci; mais je ne nie pas
l'y avoir un peu poussé.
— Oh! c'est mal, monsieur.
— Du tout, c'est bien.
— C'est vous qui lui avez dicté les paroles qu'il a dites.
— Quelques unes.
— Il ne les pensait pas.
— Je vous demande pardon, reprit Léon, il les pensait beaucoup.
,1 i I.A SYLPHIDE.
Croyez - vous, interrompit Alicia , que je n'aie pas deviné sa pensée véritable ;
croyez-vous que, sous le sourire, je n'aie pas compris les larmes, et derrière ce visage
insouciant le cœur qui saignait ?
— Du tout, du tout, s'écria Malleville, le cœur de mon ami ne saignait pas, je puis
vous assurer; il était très franchement gai, — je m'y connais, moi.
— M. de Malleville, dit Alicia, nous ne nous comprenons pas; vous coutinuez ce
matin la scène d'hier au soir pour compléter la victoire de votre ami.
— Je n'en ai pas besoin, dit Léon en se frottant les mains, sa victoire a été suffi-
samment grandiose à ce cher Rodolphe ; il a eu de la verve, de l'entrainement....
Lady Alicia baissa la tête; — évidemment il y avait sur ses lèvres quelques paroles
qu'elle n'osait pas prononcer et qui étaient prêtes à lui échapper malgré elle ; si M. de
Malleville l'eût regardée un peu attentivement, il eût vu que ses yeux étaient gonflés
de larmes; mais il se carrait majestueusement dans son personnage, et pour ne pas
commettre la plus légère faute dont la partie adverse aurait pu profiter, il observait
son dialogue comme un écolier qui eût récité une leçon.
La jeune anglaise se laissa tomber dans un fauteuil, et joignant ses deux mains sur
son visage :
— Oh! oui, dit-elle, c'était une mauvaise action!
Cette exclamation si inattendue fit tourner la tète à Malleville :
— Pour cela, dit-il, nous sommes parfaitement d'accord.
C'est une affreuse chose que la coquetterie, reprit Alicia; elle glace le cœur, elle
rend aveugle, insensible. Oh ! tenez, monsieur de Malleville, ne soyez pas ainsi froid cl
dur devant moi ; ce n'est plus la même femme qui vous parle ; vous voyez bien que je
souffre et que je ne mets même aucun amour-propre à vous le cacher. — Oh! oui, c'est
bien mal à vous d'avoir amené M. de Beaufort chez la comtesse de Sauleure, et d'avoir
donné un sens méchant et coupable à une plaisanterie sans conséquence entre jeunes
femmes.
Le fait est, interrompit Malleville, que noire entrée a légèrement dérangé vos pro-
jets et compromis votre triomphe.
La jeune Anglaise continua sans paraître avoir entendu l'interruption de M. de
Malleville.
— Dans la coquetterie d'une femme, il y a de la légèreté, de l'insouciance ; mais il ne
faut pas la mettre en face d'une douleur véritable et lui montrer les larmes qu'elle a fait
verser sans les comprendre. — Pauvre jeune homme ! comme il doit me haïr, moi qui ai
joué avec son cœur sans deviner que je le brisais ; — moi qui détruis peut-être sa plus
belle illusion, sa plus chère croyance ; — moi qui l'ai pris crédule et confiant comme il
l'était, pour faire entrer dans son ame la méfiance et le désenchantement... Oh! oui, il
doit me haïr autant qu'il souffrait; — car voyez-vous, monsieur de Malleville, je vous le
répète, ici ce n'est plus lady Alicia que vous avez vue hier si folle, si légère et qui sem-
blai l si insouciante du bien comme du mal, c'est une femme qui a honte et peur à la fois
de ce qu'elle a fait, et qui ne se le pardonnera jamais, car cette femme, croyez-le, a dans
le cœur de bons sentimens, et son ame est émue de la plus grande douleur.
Léon de Malleville était stupéfait ; il ne savait que croire, que penser, que répondre ;
il regarda un instant lady Alicia, comme pour chercher à deviner sa pensée secrète.
Que voulait dire ce changement subit? — Use sentait presque attendri; mais tout-à-coup
il se dit en lui-même :
— C'est peut-être une nouvelle tactique ; il ne faut pas s'y laisser prendre comme un
enfant; il y a des larmes dans ses yeux : mais les femmes savent si bien pleurer quand
cela leur convient. — Et fortifie par cette appréhension qui lui rendait toute sa méfiance,
il se raidit contre lui-même, et affectant un air nonchalant, il répondit :
— Mais je vous assure que mon ami est beaucoup moins à plaindre que vous ne le
pensez.
LA SYLPHIDE. !l5
— On trompe les yeux, monsieur, reprit Alicia d'une voix calme, mais on ne trompe
pas le cœur. J'ai bien entendu les dernières paroles qu'il a prononcées quand il s'est
penché vers vous; elles m'ont fait un mal horrible, car elles m'ont montré combien
j'avais été coupable sans le savoir.
— Le maladroit, dit tout bas Malleville, il aura parlé trop haut.
Lady Alicia se leva.
— Je vous ai dit que je vous cherchais, M. de Malleville, lui dit-elle ; c'était pour vous
dire combien je regrettais une action dont je n'avais pas prévu les suites ; je vous cher-
chais pour bien vous montrer combien tout amour-propre de femme était mis de côté ,
combien je souffrais d'une douleur dont j'avais été la eau>e et l'instrument presque sans
le savoir, et que je voudrais racheter au prix de bien des jours de bonheur, si Dieu
m'en réserve quelques uns. — Vous allez partir, je le sais ; peut-être ne nous rencon-
trerons-nous jamais ; mais , je vous en prie , monsieur, dites à votre ami combien je
suis malheureuse de ce que j'ai fait, dites-lui de ne point me haïr, de ne pas prononcer
mon nom pour le maudire comme celui d'une femme sans cœur et sans ame, dites-
lui qu'il fallait que je souffrisse bien aussi , moi , pour être venue ainsi à vous; mais
que ce souvenir eût été , sans cette expiation , le remords de toute ma vie, et que je
veux qu'il me pardonne.
En prononçant ces dernières paroles, la voix de lady Alicia s'était visiblement altérée,
et deux larmes, qu'elle ne pensait même pas à cacher, gonflèrent ses veux et coulèrent
lentement.
— Adieu, monsieur de Malleville, continua-t-elle.
Et elle se détourna pour sortir ; mais elle resta immobile et !a tète baissée, car elle ve-
nait d'apercevoir, à la porte du salon, M. de Beaufort, qui était pâle et avait les deux
yeux fixés sur elle.
— Oui, dit-il, lady Alicia, c'est un triste jeu que celui que vous avez joué hier ; oui,
je ne cherche pas à vous le cacher, vous m'avez bien fait souffrir. — Merci de ce que
vous êtes venue dire à mon ami ; — non, je ne maudirai pas votre nom ! Non ! je ne vous
haïrai pas... et si le pardon de celui dont vous avez désenchanté toute la vie vous est né-
cessaire, reprenez votre existence joyeuse et animée, lady Alicia, votre existence insou-
ciante, de plaisirs et de fêtes, de bals et de joies... je vous pardonne.
— Allons, bon ! dit Léon de Malleville, il ne manquait plus que celui-là ; s'il se met a
faire du sentiment, nous voilà retombés dans les brouillards ; ce pauvre Rodolphe est
décidément un garçon perdu; il ne peut pa.s avoir du cœur deux heures de suite.
Rodolphe s'était avancé.
— Adieu, lady Alicia, dit-il, et il tendit sa main à la jeune Anglaise.
— Adieu, répéta tristement Alicia.
Rodolphe avait tressailli, car il avait senti trembler dans sa main la main de la jeune
femme, et tout son cœur s'était ému. — Il leva sur elle ses yeux qu'il avait constamment
tenus baissés et vit sur les joues de lady Alicia la trace de deux larmes qui y brillaient
encore. — Ce fut pour le pauvre jeune homme une épreuve au dessus de ses forces.
— Ah! mon Dieu! mon Dieu! dit-il d'une voix étouffée, Alicia, vous aussi, vous pleurez;
j'espérais être seul à souffrir.
— Cela va de mal en pire, gromela Léon entre ses dents ; c'était bien la peine de se
donner tant de mal pour la scène d'hier.
Et il alla s'asseoi r dans un coin du salon, avec un geste du plus profond découragement.
— Ne me trompez pas encore, Alicia, reprit Rodolphe en pressant dans ses deux mains
la main que la jeune Anglaise ne cherchait pas à retirer. — Ce serait affreux ! Laissez-
moi au moins, pour prix de mon amour et de mon malheur, emporter le souvenir pré-
cieux de ces deux larmes que j'ai vu couler.
La jeune Anglaise fixa sur lui un de ces regards indéfinissables qui pénètrent jusqu'à
l'ame.
Ufi LA îYI.I'IIIUI
— Comment, monsieur de Beaufort, lui dit-elle, vous avez encore la force et le courage
dem'aimer... un peu?
— Oui, de vous aimer, Alicia, comme aiment les malheureux, pour souffrir.
— Si je ne vais pas à son secours, se dit Léon, il est un homme perdu. Mais heu-
reusement les amis sont toujours là !... — Et tout-à-coup il lui passa par la tète une
idée superbe qui couronnait l'oeuvre de la façon la plus splendide. — Ah! pensa-t-il,
lady Alicia, vous cherchez à ramener dans vos filets l'oiseau assez heureux pour s'en
être échappé malgré lui ; après avoir employé la coquetterie, vous appeliez à votre aide
les moyens extrêmes, les larmes... le remords, la poitrine oppressée; — vous revenez
imprudemment présenter le combat. — Je vais d'un coup déjouer toutes vos trames...
vous échouerez... ou bien la scène d'hier aura sa seconde partie et finira par un grand
et beau tableau général .
Et parfaitement satisfait de sa nouvelle inspiration, Léon de Mallevillese leva, prit un
air des plus dégagés et dit d'une voix moitié sérieuse, moitié sardonique: Alicia, vous
revenez présenter le combat, tenez-vous bien sur vos gardes, je vais déjouer toutes vos
trames d'un seul coup.
— En vérité, dit-il tout haut, vous êtes charmans tous deux de sentiment et de dou-
leur concentrés ; mais il est temps de parler à cœur ouvert ; je vais donc droit au but. —
Lady Alicia, je vous demande pardon de ma franchise, mais que voulez-vous? malgré
mon principe invariable de méfiance et d'incrédulité, je vous crois. — Vous n'avez qu'une
manière de réparer votre faute.... votre.... mauvaise action. — Eh ! bien, oui, je vous
l'avoue, je mets bas les armes, mon ami vous aime, vous aime beaucoup, vous aime
d'une manière extravagante. — Vous l'aimez peut-être aussi... C'est pourquoi je vous
propose de finir la comédie par un mariage.
La jeune Anglaise baissa les yeux sans répondre; — Léon de Malleville s'approcha.
— Vous valez mieux qu'une coquette, lady Alicia, ajouta-t-il, ces rôles-là ne vous vont
pas, il faut une vocation trop décidée. — Soyez heureuse et rendez-le heureux, c'est un
rcle qui en vaut bien un autre.
— De grâce, dit Rodolphe, répondez,., lady Alicia.
— Merci, monsieur de Malleville, dit Alicia en lui tendant la main, vous m'aviez donc
comprise?
— Ma foi, dit celui-ci, je veux être franc jusqu'au bout. — C'est bien sans le savoir.
Enfin nous voilà donc arrivés à bon port.
Il y eut après ces mots un instant de silence.
Lady Alicia tourna légèrement la tète vers Rodolphe.
— Vous me pardonnerez donc, Rodolphe, lui dit-elle.
— Je vous aimerai, répondit celui-ci.
— Bravo! s'écria Léon de Malleville, la comtesse de Sauleure en mourra de dépit. —
Je n'en serai pas fâché.
En ce moment le second coup de cloche du déjeuner se fit entendre; et presque
aussitôt toutes les jeunes femmes entrèrent dans le salon.
— Voilà le reste de la troupe, dit M. de Malleville en riant. — Les visages sont tristes,
l'air morne ; la pièce d'hier est tombée. Baron de bazancouiit.
I » Ml.l'llllil
». VICTOR HIGO ET ti. SOUMET.
'académie française, après des hésitations sans
nombre, vient enfin de faire un acte d'éclatant)
justice ; c'est pour ainsi dire une révolution quis'est
opérée dans son sein; elle-même, elle a peine à se
rendre compte de son coup d'état; àl'heure qu'il est
encore, elle doute de son courage. Mais qu'importe!
Tous les bons, tous les jeunes, tous les nobles es-
ilàk " ' '^W^?^ P™18' en France, sont satisfaits : le cliantre d< - Bal-
** lades et des Orientales, le poète des Voix Inté-
rieures, de Notre-Dame de Paris, des Chants du
Crépuscule, des Rayons et des Ombres, n'erre plus
autour du palais des Quatre-Xations . demandant
vainement un asile etdu feu, comme le vieil Homère. Victor Hugo est entré à l'Institut
par la glorieuse brèche que lui ont ouverte ses plus illustres membres; sa nomination
au fauteuil de Népomucène Lemercier est une consolante preuve que l'Académie n'ap-
partient plus exclusivement au passé, et que de ce jour elle a mis un pied dans l'avenir.
— Pourdire ici notre pensée tout entière, nous ne comptions pas encore cell
l'admission de M. Hugo à l'Institut; les préventions amoncelées contre lui, la haine
aveugle des uns, la mesquine jalousie des autres, cette propension qu'ont naturellement
les académiciens émérites à ne se recruter que parmi les invalides littéraires qui leur
ressemblent, expliquaient suffisamment à nos yeux l'ostracisme entêté décerné par les
immortels contre le grand poète; et puis, en vérité, nous nous plaisions à ce scandale
annuel donné par une institution grave qui ouvrait sa porte à tout le monde, hormis au
plus digne. M. Hugo, riche de toutes les gloires, aurait bien pu, à l'instar de Molière.
se passer de l'Académie ; mais nous ne saurions trop lui rendre grâce de nous avoir fait
assister pendant cinq ou six années au curieux spectacle des concurrences qui lui dis-
putaient sa place au Capitole, et qui ne se faisaient aucun scrupule d'entrer avant loi.
M. Hugo a donc sagement agi en rendant à l'Institut obstination pour obstination :
il n'y sera pas tombé de chutes en chutes, comme feu M. de La Harpe; il v aura été poussé
de refus en refus, par une majorité intelligente qui s'esta la fin réunie pour écraser
sous son vote de honteuses partialités.
Victor Hugo va donc s'asseoir dans ce fauteuil de Lemercier qui fut, comme lui, no-
vateur, mais qui le fut dans des formes plus restreintes, moins généreuses, qui le fut
surtout, moins le génie et le style. Victor Hugo est académicien, mais ce n'est pas sans
peine: il n'a réuni que les dix-sept voix de la majorité rigoureuse, et encore a-t-il fallu
que dans celte circonstance, tout ce qu'il y a d'illustre, de glorieux, de véritablement
éclairé à l'Académie, se rangeât de son côté ; il a fallu qu'il confondit dans une même
admiration des hommes que les passions politiques les plus acharnées divisent :
M. Thiers et M. de Lamartine, M. Villemain et M. Cousin, M. Mole et M. Dupin ; en un
mot, il a fallu qu'il se constituât un parti de toutes les intelligences supérieures de
l'Institut, pour dominer une foispar hasard les rancunières nullités qui l'encombrent.
Bien certainement l'histoire, un jour, dira que M. Hugo a été appelé à l'Académie par
MM. de Lamartine, Chateaubriand, lioyer-Collard, Villemain, Charles Xodier, Ph. de
Ségur, Lacretelle, Pongerville, Soumet, Mignet, Cousin, Lebrun, Dupin aine, Thiers.
Viennet, Salvandy, Mole, et M. Guizot, venu trop tard pour déposer son vote ; et elle
ajoutera qu'il a eu contre lui qui, je vous le demande ? des hommes qui ont été ses
rivaux au théâtre, ou qui ne l'ont jamais lu : MM. Casimir Delavigne, Scribe, Dupatv.
08 LA SYLPI1IDE.
Roger, Jouy, Jay, Briffaut, Campenon, Feletz, Droz, Etienne, Tissot, Lacuée de Cessac,
Flourens, Baour Lormian. II n'y a pas jusqu'au pauvre M. Baour qui s'est permis, lui
aussi, de donner son coup de pied. Que dites-vous de M. Flourens, de ce médecin en
chef des canards, de ce Dupuytren des animaux domestiques, qui a eu le tristecourage
de voter contre un noble poète dont quelques mois auparavant il avait usurpé la place
aux huées de tous? Que pensez-vous encore de M. Dupaty, bel esprit de l'autre siècle,
dont Lafarre etChaulieu n'auraient pas voulu pour copiste, et qui vote contre M. Hugo
après lui avoir adressé un quatrain de consolation, où il lui chantait qu'il avait le temps
d'attendre! J'aime mieux, je l'avoue, ce quatrain sur le poète et l'empereur, envoyé
par un anonyme au vicomte de Launay :
Pleins de gloire, en dépit de cent rivaui perfides.
Tous deui en même lemps, ils ont atteint le but;
Lorsque Napoléon est mis aux Invalides,
Victor Hugo peut bien entrera l'Institut.
Entre nous, je suppose que cet anonyme qui a tant d'esprit et d'à-propos, et dont le
vicomte de Launay a vainement cherché à deviner le nom et à reconnaître l'écriture,
pourrait bien être Mme Emile de Girardin.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire au sujet de l'élection de M. Hugo; il
serait intéressant de faire, sur la gloire momifiée du fabuliste Roger, de M. Briffaut,
qui ne vaut même pas Lamothe-Houdard, de M. Campenon, qui se croirait un Sophocle,
s'il avait fait la f'euve du Malabar; de M. Lacuée de Cessac, anonyme centenaire, et
de quelques autres, l'expérience de notre nouveau système des poids et mesures.
Ce serait aussi le cas d'insister sur les abus nombreux qui régnent à l'Académie, sur
cette perturbation volontairement apportée dans les sections qui la composent. Une fois
pour toutes, Richelieu institua l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, pour les
gens qui s'occupent exclusivement de littérature; nous abandonnons de grand cœur la
section des Sciences Morales aux hommes d'Etat et aux procureurs généraux; nous
consentons à ce que la section des Sciences devienne l'apanage des mathématiciens et
des apothicaires; mais nous vous conjurons de ne point donner pour compagnie à
Chateaubriand, à Lamartine, à Victor Hugo, des calculateurs, des archevêques et des
avocats.
M. Soumet, poète des anciens jours, qui hésitait, comme Héraclius, entre l'auteur
tfHernani et l'auteur de Fiesque, a livré au sort la solution de cette douloureuse alter-
native, et le sort déshéritant M. Ancelot, a donné la voix de M. Soumet à Victor Hugo ;
c'est un fort beau dévoùment, sans doute, et nous voudrions n'avoir que des éloges à
adresser à M. Alexandre Soumet : par malheur, l'auteur de Clytemnestre et de Saill
vient de faire paraître un poème épique dont quelques grands journaux se sont beau-
coup trop émus. Rappelons, pour mémoire, que Clytemnestre et Saill furent repré-
sentés en 1822, le même soir ou tout au plus à vingt-quatre heures d'intervalle au
Théâtre-Français et à l'Odéon. Tout le troisième acte de Clytemnestre fut refait ou
composé par Talma ; M. Soumet convient de quelques vers ; je crois tenir de bonne
source que le troisième acte en entier appartient à Talma. Ce fait n'est pas sans impor-
tance pour les tragédies de la même époque, et il est assez vraisemblable que Talma a
rendu les mômes services à cet illustre M. Jouy. — Donc, M. Soumet vient de produire
un poème qui a pour titre la Divine Epopée. Ce titre est doublement ambitieux :
évidente contrefaçon de la Divine Comédie, du Dante, c'est, de plus, un éloge outré
que M. Soumet devait attendre, de tout autre que de lui-même, ou c'est une faute
de sens, et par conséquent une faute impardonnable pour un académicien. Que le
vieux Dante ait appelé son triple poème la Divine Comédie, rien de mieux ; Dante
Alighieri vivait à l'époque où florissaient les mystères ; ce n'était pas une impiété
i.a sYi.iniii
de faire du Paradis, du Purgatoire el de l'Eufer, les trois actes d'une comédie,
tandis que l'on mettait la Vierge el les saints sur dos tréteaux. Mai- traiter d'Epopée
l'oeuvre de lésus-Christ allanl régénérer l'Enfer, c'est à la fois une erreur de prin-
" i une erreur de mots. Le Nouveau Testament el l'Évangile seraient alors des
épopées! Et qui a jamais osé soutenir cela? Quant an sujel du poème, le voici :
M. Soumet suppose que le Christ, dan-- son infinie mi près avoir rai h
monde, veut aussi racheter les ténèbres; comme il n'en coûte pas plus i M. Soumet,
Aastaroth el Belzébuth, purifiés 4e toutes leurssouillures, remontent an Ci. ■[ mu- les ailes
du Seigneui . 1. 1 cour de Home, qui possède un grand sens el qui rai
cour de Rome qui a uns Joa '•/» à l'index, ne manquera pas de lancer ses foudres
contre la Divine Epopée, car le livre de M. Soumet n'aboutit pas a autre chose qu'au
bouleversement, a l'anéantissement total les dogmes fondamentaux du catholicisme. Il
n'y a pas plus de catholicisme sans Enfer qu'il n'y en aurait sans Paradis. Or, il su
dix mille vers a M. Soumet pour supprimer l'Enfer, pour détruire d'un seul coup
la double croyance des récompenses el des peines. Fénélon a encouru les anathèmes
de l'aigle de Heaux pourmoins [ue cela. — \utani que d'autres, i> nous inclinons
devant la majesté littéraire de M. Soumet : nous vénérons en lui l'écrivain pur, érudit,
que; l'homme honnête, dévoué, religieux; l'académicien sage, utile, mai- i-
'ions, qu'on nous permette de le dire, ce long poème qui m' nous fera point ou-
blier/)/ Henriade, et qui nous laisse encore si loin d'Homère ci île Virgile.
!.. GDÉKOT-LECOINTE.
CHROMO! E BL' GI1AM) MM,
ourons dune a l'Hôtel-de- Ville, puisque cette fois-ci
c'est l'Hôtel-de-Ville qui prend le pas sur toutes les
grandes réunions. Le monde parisien attendait avec
impatience l'ouverture de l'immense hôtel qui re-
présente la capitale de ce vaste royaume auquel, de-
puis cinquante ans, s'attache le sort de l'Eut
avait déjà annoncé le premier liai de l'Hôtel-de-Ville,
et les Français qui ne fréquentent pas les sociétés
étrangères, ceux qui ne vont pas aux ambassades,
s'étaient bien promis d'aller \isiter ce sanctuaire de
la révolution de 1830, rebâti dans des proportions les
plus larges, imbelli et décoré avec le goût le plus re-
cherché, afin qu'il devint l'édifice le plus spl :
delà plus belle ville du continent.
Au 1" janvier, le préfet de la Seine avait déjà donne un déjeuner de cent coin
tous les membres de l'administration municipale, tous les employés! qui en font partie et
qui en dépendent, étaient présens à ce banquet d'inauguration. Le 9 eut lieu un di lier
diplomatique; le 10 on donna un bal où la bourgeoisie de Paris, l'ancienne et nouvelle
aristocratie accoururent pour prendre part à ce magnifique spectacle, et à l'admiration
qu'inspiraient ces nouveaux salons, éblouissans de dorures et de lustres, riches de ta-
pisseries de nos premières manufactures qui, bon gré mal gré, rendent tributaires toutes
les nations civilisées, soumises au pouvoir de l'industrie française. Quoique les appar-
tenons de la grande galerie, le grand escalier et le second vestibule ne soient pas ache-
vés, on croyait, en voyant cette longue file de salons éclairés avec un luxe oriental, que
c'était exclusivement pour ces lieux qu'on avait réservé toutes les pompes du nouvel
100 LA m i.iiiidf; .
edilice. La foule qui dansait au milieu de la foule des spectateurs, trouvait toujours
place pour les quadrilles et pour les valses ; l'écho des deux grands orchestres retentis-
sait au loin, et malgré les trois mille personnes qui encombraient tous les appartenons,
l'ordre et l'élégance régnaient partout grâce aux soins de M. le préfet et de M">e la com-
tesse deRambuteau, qui a été aidée à ravir par ses trois jeunes et belles filles.
Deux charmantes soirées avaient précédé le bal de l'Hôtel-de-Ville : chez SI1»' la
comtesse de Flahaut, les toutes jeunes personnes s'étaient réunies le jeudi, et, parées
de roses et de ces jolies guirlandes, qui couronnaient leurs frais visages, elless'étaient li-
vrées au plaisir delà danse, à ce plaisir aussi ancien que la société, aussi varié que les
différentes nations, et qui chez les sauvages même est tantôt l'expression d'un culte,
tantôt une commémoration, toujours le symbole d'une réjouissance. — Néanmoins, pour
se faire une idée de la danse telle que la comprenaient les anciens, il faut assister aux
liais de jeunes personnes que donne quelquefois Mme la comtesse de Flahaut.
Le même jeudi, il y a eu un bal très animé chez Mmc la comtesse de Gazes. Au Luxem-
bourg, où on est accoutumé de voir des visages sérieux , où on est habitué à. entendre
la parole puissante des orateurs qui honorent la pairie, bien près de cette enceinte où
on juge le criminel d'Etat, on est heureux de pouvoir s'abandonner aux charmes d'une
belle réunion où on n'a d'autre intérêt à traiter que celui du plaisir.
Le Misantrope et les Rendez-vous bourgeois ontété joués chez M. le comte de Castel-
lane. Si la chaleur, qui était étouffante, n'a fait fuir personne, c'est qu'on était dans le
ravissement d'entendre de tels chefs-d'œuvre. On ne saurait trop rendre grâce à M. le
comte de Castellane de l'heureuse idée qu'il a eu de donner un spectacle qui s'écarte de
la monotonie des bals. Autrefois c'était la mode parmi les grandes dames de la cour
de jouer la comédie ; maintenant il est bien rare de trouver des acteurs et des actrices
dans la haute société. Il parait que de nos jours on ne craint pas moins les applaudis-
semens que la critique. Le comte Alfred de R
Théâtres.
La représentation au bénéfice de Mario avait attiré à l'Opéra un public d'élite ; la fa-
mille royale entière occupait la loge des princes à l'avant-scène ; dans la loge du roi, on
remarquait l'infant don François de Paule et la princesse de Capoue. — Mario, depuis
son entrée aux Italiens, a fait de notables progrès : il a emprunté, cédant à la nature
même de sa voix, beaucoup plus à la méthode de Rubini qu'à celle de Duprez, et dans
les deux rôles nouveaux pour lui, de Raoul et d'Arnold, il a parfois produit de magni-
fiques effets. — M"1* Heinefetter a été faible dans le rôle de Valentine; mais c'est que
cette admirable création de Meyerbeer ne s'improvise pas et qu'elle a besoin, pour être
rendue , de longues et sérieuses études. — Dans la grande scène de Torquato Tasso,
Barhoillet a déployé son beau style de chant. — Les Noces de Gamache ont gaîment
terminé la soirée : Elio et Barrez y ont été pleins de comique. — La Comédie-Française
a fêté le 15 de ce mois l'anniversaire de la naissance de notre grand Molière avec le Tar-
tuffe aile Malade imaginaire. — Pendant le cours de cette semaine les Variétés nous
ont donné deux premières représentations : le Père Marcel de Mn,e Ancelot et la
Descente de la Courtille, par MM. Dumersan et Dupeuty. Le Père Marcel est encore
une histoire de l'empire; Vernet dans le rôle du grognard s'est montré, comme toujours,
excellent comédien; Mlle Olivier a bien rendu quelques parties de son rôle sentimental.
La Descente de la Courtille est une farce de carnaval où les mots heureux n'abondent
guère, qui çàet là fait rire par ses charges, mais qui au résumé se recommande par le
dernier tableau représentant la fameuse descente , dans laquelle Hyacinthe et Mllr Esther
ont surtout été d'une bouffonnerie parfaite. ***
(
LA SYLPHIDE
■„, /, /?■:-■,/, <.:„.
direction i cite des ituicis.-
LA SYLPIIIIIK.
I Hailmuc
40 janvier.
adame , Paris reprend bien sa revanche : le voilà
aujourd'hui aussi remuant, aussi dansant, que nous
l'avons vu caime au commencement de l'hiver, et je
n'ai aujourd'hui que l'embarras du choix pour vous dire où j'ai
vu telle et telle jolie toilette. D'ailleurs , n'ai- je pas mon iné-
puisable mine, la maison de commission Giroud-de-Gand?
S'il me prend un beau matin la fantaisie de passer en revue de
lavissantes corbeilles do mariages , de magnifiques trousseaux bien
luxueux, des layettes avec tous ces coquets détails que les mères seules
savent apprécier , des costumes de bal depuis la prestigieuse cou-
ronnes de roses, jusqu'aux plus mignons souliers de satin, ou tous autres objet-
de modes, d'art ou d'agrément , je me fais conduire rue Laffitte, 1 . et là, au mi-
lieu des envois partant pour la province ou l'étranger, je puis satisfaire sans res-
triction mon envie. Aussi la maison Giroud-de-Gand a-t-elle souvent ma visite:
car j'avoue que j'ai plaisir à admirer le bon goût partout où il se trouve, surtout
lorsqu'il est accompagné d'obligeance et de bonne grâce , choses qui m'ont tou-
jours séduites.
Aujourd'hui plus que jamais, comme vous le pensez, madame, les magasins de
la Barbe d'or sont en mesure de soutenir leur grande et ancienne réputation.
Les velours de toutes nuances , les satins brochés, si adoptés pour toilettes de
soirées, les satins renaissance, les pékins, les armures, les reps, et tout ce que la
soie peut offrir de plus joli et de plus distingué , se trouve en profusion chez
Delon, qui a su prévoir tous les goûts, toutes les exigences, voire même tous
les caprices. C'est habituellement sur ces belles et riches étoffes que viennent
s'harmonier les fourrures de Gon , car la mode veut cette année que , même an
milieu de l'atmosphère étouffante d'un bal, les fourrures soient admises; nul
doute que la beauté des fourrures de Gon n'aient aidé à cette innovation, caries
LA SYLPHIDE.
femmes n'auront pas voulu se contenter de les porter en palatines, d'en voir or-
ner leurs sorties de bal, elles ont voulu aussi leur devoir des succès de salon, et
elles ont réussi ; aussi n'est-il pas étonnant de voir ces costumes qui sentent la
froidure, portés par une jeune femme dont le front est orné d'une de ces sédui-
santes couronnes de roses qui viennent d'assurer à tout jamais la vogue de l'élé-
gance à Mn»B Lainné. Personne ne sait comme elle donner à une fleur sa grâce
naturelle, monter une guirlande avec autant de délicatesse et former de plus heu-
reux contrastes. Puis dans ses coiffures en plumes, en marabouts, avec quel art
elle sait mélanger l'or au plus vaporeux duvet ! une jolie tête entourée d'une de
ces coiffures a quelque chose de l'idéal que l'on prête aux sylphes.
Comme je vous l'ai écrit, madame, les petits corsages de velours sont fort en
vogue pour le bal; mais je suis d'avis que ce costume, un peu bergère de
Florian, ne convient qu'aux jeunes filles ou aux très jeunes femmes. Avec le cor-
set de velours, une jupe de crêpe garnie de trois falbalas, de moyenne hauteur,
lisérés de velours pareil au corset, fait un joli effet ; on peut aussi garnir la jupe
de trois ou quatre biais de velours, ou la relever sur le côté par un bouquet de
Heurs en velours.
Si je vous parle rarement de Batton, c'est que le mérite tellement connu de
cette maison n'a pas besoin de recommandation. Pourtant , il est impossible de
garder le silence à son égard, surtout lorsqu'on revient de ces grands bals aris-
tocratiques où les femmes les plus jolies sont encore embellies de ces délicieuses
guirlandes qui se distinguent toujours par le choix et la composition de fleurs
simples et si parfaitement imitées, qu'on les croirait vraiment naturelles. Je
préfère ce bon genre à toutes les bizarreries de mauvais goût que, malheureu-
sement, quelques femmes adoptent; mais le nombre en est très petit, à en juger
par l'affluence que l'on voit dans les magasins Batton.
Pour les soirées demi-habillées, on porte beaucoup de robes d'organdi, avec
canezous, berthes, pagodes. En lingerie , beaucoup de dentelles, de guipures sur
les robes de velours ; la blonde se voit plutôt sur les toilettes de satin. Les échar-
pes, en dentelle d'or, garnies de volans pareils, sont d'une très grande élégance ,
portées par les femmes vraiment distinguées. La passementerie a acquis, cette
année, une délicatesse de travail qui la fait appliquer même sur les robes d'étof-
fes transparentes ; on y mêle les perles blanches, les perles d'or ; la soie y est en-
trelacée avec l'or et l'argent de la manière la plus charmante. Les robes de crêpe
blanc ou de couleur, brodées de soie plate ou de chenille, font des toilettes aussi
jolies que distinguées. La forme des robes ne subit aucun changement, et il est à
présumer que l'hiver se passera ainsi. Les corsages les plus adoptés pour robes
habillées, sont les corsages nervés â pointes, avec le rabat plat en étoffe pareille,
la berthe ou une rivière de pierreries , les jupes longues et amples. A ce propos ,
je me permettrai de blâmer certaines femmes qui portent la robe traînante der-
rière : à mon avis, rien n'est plus disgracieux que cette demi-queue; autant la
queue des robes de cour d'autrefois avait de majesté , et relevait aristocratique-
ment la tournure de la femme qui la portait, autant la jupe, ne traînant tout juste
que pour balayer, donne à une femme un air d'abandon et de désordre, qui me
paraît blâmable et dénué de bon goût.
Voici, madame, quelques toilettes qui nous donneront une idée exacte de ce
qui se porte aujourd'hui dans notre Paris. — Redingote en reps bleu-de-France,
i. * SYLPimu:.
les deux montans delà jupe ornés d'une large passementerie de même nuance
que la robe; corsage plat, ouvert en cœur, avec deux rangs de passementerie
semblable à relie de la jupe et montant des deux côtés du corsage jusque sur le>
épaules en formant l'éventail; manches plates ornées de deux jockeys superpo-
sés et ornés de même de passementeries ; rabat élroil en guipure; chapeau de
velours marron, ornemens pareils; pelisse en velours noir, ornée de glands et
cordons algériens. — Toilette de soirée : Robe en velours blanc , ouverte devant
et laissant voir une jupe de satin pailla ; les deux montans de la robe garnis d'un
volant de dentelle, monté de manière à former ziz-zag, et soutenu de distancr
en distance par des bouquets de roses blanches et couleur paille en velours. L<-
corsage à pointe avec berthe en dentelle. Au milieu de la poitrine, et, sur les deux
épaules, des bouquets de petites roses comme celles de la jupe ; les manches cour-
tes, plates, couvertes de quatre petits bouillons alternés velours blanc et satin
paille ; pagodes de dentelles relevées par de petites roses. Coiffure en velours
blanc et perles d'or.
Autre toilette de soirée : Robe de satin lilas, garnie de deux volans de hautr
blonde noire, remontant sur le côté jusqu'à mi-hauteur du jupon, et retenu pa r
deux bouquets de marabouts blancs frimatés d'argent; corsage à pointe très dé-
colleté, garni d'une blonde noire retombante , froncée; les manches courtes
plates , sans autre ornement qu'un revers de blonde noire et deux petites têtes
de marabouts semblables à ceux de la jupe ; coiffure en marabouts et épin-
gles de diamans. — Toilette de bal : Robe de crêpe couleur de rose , ornée de
deux ruches de crêpe de même nuance , découpées en chicorée et montant sur le
devant de la jupe en tablier ; de distance en distance des bouquets de volubilis en
velours rose, avec feuillage d'argent ; corsage à pointe, avec rabat en crêpe, borde
d'une petite ruche pareille ; manches courtes plates, ornées de deux petites ru-
ches et fleurs; sur la tète, une guirlande de volubilis à l'Iphigénie. — Antre
toilette de bal : Robe tunique en tulle blanc , petit corsage à pointe en velours
bleu , la jupe de la tunique ornée sur les deux montans de nœuds de velour*
bleu ; la jupe de dessous en satin blanc ; dans les cheveux, deux branches de
roses blanches. Ajoutez à ces toilettes , madame , de gracieuses pèlerines de
satin ou de velours avec capuchons , de belles pelisses , satin et hermine, et vous
aurez le parfait modèle d'une de nos jolies Parisiennes ; mais surtout n'oublie/
pas d'ajouter à ces prestigieux embellissemens à la beauté un des indispensable--
mouchoirs de Chapron , si fins d'étoffe , ornés de broderies si délicates , de den-
telles si transparentes, qu'on dirait qu'un souffle les peut faire reconnaître.
Si , à Paris, le plaisir est séduisant , entraînant , il y faut cependant remarquer
que là , autant que partout ailleurs , les femmes y accomplissent leurs devoirs de
mères de la façon la plus exemplaire. Il n'est pas rare de voir ici la femme la
plus jolie, la plus jeune, la plus entourée d'hommages dans le monde, renoncer a
tous plaisirs et se calfeutrer chez elle , pour consacrer tout son temps au soin
qu'exige un nouveau-né. C'est sans doute comme dédommagement que Huret
vient d'offrir aux jeunes mères ces merveilleux petits berceaux en fer suspendus
que nous admirons aujourd'hui. L'Indienne , qui suspend son hamac aux bran-
ches du palmier , ne peut balancer plus mollement son fils chéri que ne le sont
les nôtres dans les ravissans berceaux de Huret ! Baronne marie de l*"***.
LA S\ LI'IIIIIL' .
vSîr»/V -r'-'"s/rtïS8L<ï&a AlNT 1ue régna Sa Majesté le feu roi Cliarles X, toujours
ËlmR&â'" IwkSjJI^ si empressé de tendre la main à ce qui souffrait, samu-
^y^v(SPv 4& 'Wjw ; " ' nificencc inépuisable, les ressources sans cesse renais-
Z*r «îfcAVv'. ^SP.b', i- -., .,„,,„..„.,..,,:..„.,.:, v ;.„,„„„< ,i„ 1.;.,..
I
[i©
sautes de sa cassette suffirent à l'apaisement de bien
des misères ; mais il arriva qu'un jour le noble roi
Charles s'embarqua à Cherbourg avec toute sa fa-
mille, et de ce moment les plaies qu'il avait fermées
se rouvrirent, et le grand nombre de ceux qui ne vi-
vaient que de lui demeurèrent sans espoir, et pour
ainsi dire sans pain. — Il fallut alors que quelques
vrais amis de cette royauté déchue cherchassent
sinon à continuer son ouvrage, ce qui eût été impos-
ai sible, au moins à ne pas l'abandonner entièrement.
Des mois entiers de souscription n'ont jamais valu un jour d'aumône de Sa Majesté
Charles X. Mais qu'importe ? ce ne sont ni les efforts ni la bonne volonté qui ont fait
défaut pour remplacer, auprès des grandes infortunes de la France, la sollicitude de ce
pieux monarque qui n'avait d'argent que pour la France !
Au nombre des tentatives généreuses auxquelles la noblesse do notre pays a eu re-
cours pour suppléer à la compassion absente de son roi, on doit citer les bals au prolit
des pensionnaires de l'ancienne liste civile. Depuis 1850, ces bals sont revenus chaque
année, souvent à différentes reprises, et leur produit a toujours été religieusement em-
ployé à ces œuvres charitables qu'entendaient si bien nos princes de la Restauration.
Le bal donné mardi, dans la salle de l'Opéra-Comique, a effacé en magnificence tous
ceux qui l'avaient précédé. A moins d'avoir assisté à cette imposante fête de nuit, il est
difficile de se faire une idée du luxe de l'éclairage, de ces lustres innombrables', de ces
candélabres et de ces milliers de bougies qui rendaient pi us parées et plus éclatantes en-
core les nobles dames qui étaient venues déposer leur aumône dans le tronc de la mi-
sère résignée. — Le parquet de la salle débat était entièrement recouvert de tapis; la
bouche noire et béante des baignoires avait été dissimulée au moyen de branchages
touffus qui rappelaient, à s'y méprendre, les lilas qui cachent, au printemps, le célèbre
'■ * sï LPIIIOB,
105
fossé des Tuilenes; les portes des loges avaient toutes été enlevées, et à leur place se
drapaient des rideaux de soie rouge qui s'harmoniaient à ravir avec la décoration des
corridors. Le foyer, elincelant de lumières, était plus spécialement consacré aux pro-
menades etaux douces causeries ; à ses deux extrémités, on avait établi des divans cir-
culaires en velours cramoisi à franges d'or.
Maintenant, que l'on juge de l'effet de cette admirable salle de l'Opéra-Comique ainsi
ruisselante de lumières et dediamans, percéeà jour pour ainsi dire, remplie .l'un pu-
bued élite dans lequel se confondaient toutes les aristocraties et toutes les illustrations
aussi bien de l'ancien que du nouveau régime ! Car il faut qu'un le sache, de plus en
plus les célébrités de la littérature, des arts ou des armes, les noblesses de finance ou
de blason tendent à se rapprocher, et elles ne manquent jamais de le faire, toutes les
lois qu il s agit d'une bonne action.
Je voudrais dire les noms de toutes ces grandes daines, de ces palronesses illustres, de
ces jeunes et belles personnes ; je voudrais décrire leurs toilettes, compter les brillans
des mères, les roses des jeunes filles; je voudrais citer les uns après les autres tous les
am.s et toutes les sympathies que j'ai rencontré là ; mais la place me manquerait, et
quand j aurai dit que pas une seule de nos duchesses et de nos marquises révérées
que pas un seul de ces beaux,, s, dont la Restauration s'est à si bon droit enorgueil-
lie, ne manquait à l'appel, j'aurai suffisamment fait l'éloge du bal delà liste civile, nom-
breux sans tumulte, gai sans exagération, riche de parures du meilleur goût qui s'est
prolonge fort avant dans la nuit, et dont la recette totale s'est élevée à 50 000 fr 1 es
frais ayant été calculés avec une économie qui, en pareille circonstance, était un devoir
les deux tiers au moins du produit iront, pendant cet hiver de 1841, consoler les pau-
vres de Sa Majesté Charles X. UE VH.LEHESSANT
CAUSERIES CRITIQUES.
A M. le Directeur de la Sylphide.
La quantité et la qualité. - M. Alexandre Soumet. - Un livre a couronner pour le pape -
Le banquet des nouveautés. -Le, Trois Marie.-Lts Mémoires d'un Maitre d'armes -Le
'' te de MansWl. - U Cours, an Clocher. - Souvenir de l'hôtel Castellane - I e mar-
quis deSalvo, M. Panseron. M- Delno.-I.a comédie au Sacré-Cœur. - Thèàire de la
comtesse de Lerm.n. - M Victor Hugo a l'Académie française. - La coterie Flourens. -
L amitié sous le bandea,, de 1 amour. - Deux grandes nouvelles. - Les Matinée, littéraire*
de M. Mennechet. - Les Mémoires ,1c M. de Chateaubriand. - Promesse aux lecleurs.
epuis le mois dernier, monsieur, les livres ont plu comme
la neige, et le dégel en a déjà emporté la meilleure part.
| Quand je dis la meilleure part, je parle de la quantité .
! bien entendu. La qualité, comme disait M. Thiers en
H temps de coalition, a résisté au torrent; les livres ont
jjj& leur noblesse, ainsi que les hommes. Passons donc en re-
jNl vue les livres de qualité.
i±î?5 A oici venir, d'abord, l'ouvrage le plus hardi qui ait ja-
mais paru ; un ouvrage qui vise plus haut que l'Iliade et
C Odyssée d'Homère, que V Enéide de Virgile, que les Luziades du Camoëns, que la Jé-
rusalem Délivrée de Torquato, que le Paradis Perdu de Mikon et que la Htnriade
de Aoltaire; car on chantait encore les vers quand fut chantée V Iliade; car l'empereur
106 LA SYLPHIDE.
Auguste se faisait lire l'Enéide dans son palais; car Camoëns racontait à des héros
son poème héroïque ; car la Jérusalem Délivrée rendait Éléonore d'Est amoureuse du
Tasse; car Milton offrait le Paradis Pe rdu à des gens qui croyaient au paradis; car
Voltaire célébrait Henri IV sous le règne d'un petit-fils de Henri IV ; — tandis que M.
Alexandre Soumet publie la Divine Épopée dans un temps qui ne croit plus à Dieu, et
ose jeter dix mille vers au beau milieu du dix-neuvième siècle!..
Oui, monsieur, un homme s'est rencontré, un académicien ! qui a passé vingt ans de
sa vie, — les vingt ans que nous venons d'employer à faire des révolutions et des vaude-
villes,— qui a passé, dis-je, ces vingt ans à élever, vers par vers, rime par rime, syllabe
par syllabe, un poème en deux gros volumes in-8°, où il est raconté, dans le ciel, après
la fin du monde, comment Jésus-Christ, avant racheté la terre de ses crimes, voulut en-
core racheter l'enfer de la damnation ! Tel est effèctivementle sujet de la Divine Épopée
de M. Alexandre Soumet ; assemblage merveilleux de la plus belle poésie et de la morale
la plus pure; livre qui mériterait assurément une couronne d'or, mais qu'un homme seul
pourrait couronner aujourd'hui : celui qui siégea Rome sur le trône de saint Pierre.
Malheureusement, au lieu de couronner la Divine Épopée, le pape la mettra sans doute
à l'index ; de sorte qu'il se trouvera que le poète aura fait comme saint Jean, qu'il aura
absolument prêché dans le désert.
Après avoir lu l'ouvrage de M. Alexandre Soumet, il est difficile de lire sérieusement
les romans de l'éditeur Dumont. Cependant, je ne sais trop ce que deviendraient les oi-
sifs d'ici-bas sans cet infatigable publicateur, resté seul sur la brèche des nouveautés.
Comme cet autr'e éditeur qui écrivait sur la porte d'un romancier paresseux : « M. Gos-
selin prie les amis de M. Alphonse Karr de le laisser travailler; » comme celui-là,
ou plutôt mieux que celui-là, M. Dumont tient sous clé les plus féconds écrivains de no-
tre siècle. Chaque semaine, et plus souvent quelquefois, il leur demande un livre : à ce-
lui-ci, un roman de mœurs; à celui-là, un roman intime; à l'un des mémoires authenti-
ques; à l'autre des impressions de voyage ; et aussitôt voyages, mémoires et romans de
se succéder sans interruption, si bien que l'appétit des lecteurs les plus dévorans suffit à
peine à ce banquet roulant de nouveautés. J'engage les gourmets à se faire servir d'a-
bordles Mémoires d'un Maître d 'armes, par M. Alexandre Dumas. Je ne sais si le conteur
cosmopolite a écrit ce livre à Saint-Pétersbourg ou à Paris, à Marseille ou à Florence ,
mais je vous jure que c'est l'un des ouvrages les plus curieux et les plus attachans que
vous puissiez lire.
Lisez aus>i les Trois Marie, par MM. Michel Masson et Laffitte. Vous savez déjà que
le premier est un homme de cœur qui est plein d'esprit, comme le second est un homme
d'esprit qui est plein de cœur. C'est donc avec le cœur et l'esprit que tous deux ont tracé
l'histoire de Marie-Laure, de Rose-Marie et de Marie-Ange. Cela m'a fait tour àtour pleu-
rer et sourire sans effort : il y a le caractère d'un M. Laneuville qui est fort beau, et un
ouvrier ébéniste plus vrai que tous les menuisiers de George Sand.
Le Comte de Mansfeldt , roman de M. de Lavergne, vaut beaucoup mieux que le
Comte de Mansfeldt, de MM. de Lavergne et Paul Foucher ; la Course au Clocher,
nouvelle du même auteur , est une lutte assez intéressante entre la robe et l'épée ,
mais moins intéressante que Brancas-le-Réieur, toujours du même écrivain. Vous sa-
vez ce pauvre marquis de Brancas, si bien peint par La Bruyère, et qui s'introduisit un
soir chez une belle dame, croyant tout uniment rentrer chez lui. M. de Lavergne ra-
con te fort élégamment comment cette aventure se termina par un mariage; et je me sou-
viens d'avoir joué avec M,ue Sophie Gay, chez M. le comte de Caslcllane, une petite co-
médie très spirituelle sur ce sujet-là.
A propos de comédie, j'allai voir l'autre jour ma petite-fille au Sacré Cœur (car je vous
ai déjà dit, monsieur, que je suis grand'mère). (Juel fut mon étonnement de trouver toute
la pension réunie dans la salle d'étude, à l'heure habituelle des jeux ! J'appris qu'on re-
présentait laPetite Fille perdue, drame en deux actes, de Mme la comtesse de Lcrmin ;
LA SYLPHIDE. 10-
lestai ^ 1femime1SUpt;neUr,! qui Se Cache sous ce Pseudonyme, et je trouvai dans
les mains de toutes les pensionnaires deux petits volumes de pièces de théâtre dédiées
aux maisons d éducation. De long-temps, monsieur, je n'avais lu un livre aussi simple
aussi touchant et aussi profond. Cela est si bon de redevenir enfant quelques heures'
quand on est une respectable douairière! Tous les vieux enfans pourront apprécier mon'
« le T 'Vf e ï "" ^ Lermi" ; 6t t0US l6S J~ -fans voudront jouer,
comme les élevés du Sacre-Cœur, les pièces attachantes de ce recueil
Jilp TM®^an*n>lnaisnon moins amusant, c'est V Arabesque, par MM. Ro-
ger deBeauvoir, [loyer, Francis Wey, etc., ouvrage mêlé de bon et de médiocre, comme
« JÏITT. »™ Senre-Mais 1ui ne '^ait deux volumes in-8- pour quelques pa-
ges de M. Roger de Beauvoir? On m'a dit du bien de Caliste, par il- fiodin • de Qua-
tre ans sous terre, par M. Jules Lacroix; du Commandeur de Malte, par M Eusène
nés causeries, s, ces éloges sont mérités. En attendant, je puis vous garantir le bon
• \ ? l K dU n°UVel 0uvra«e deM- 'e marquis de Salvo: Suite <fe™,-
P'ers détaches, véritable bonne fortune pour tous les gens dumonde.qui attendront
avec impatience la suite promise par le spirituel diplomate.
Si vous avez un piano et une petite fille (et qui n'a pas aujourd'hui une petite fille et
un piano . j mettez sur ce piano et dans les mains de cette petite fille l'A B C D mls.cal
que M Panseron, 1 auteur de tant de jolies romances, vient de dédier aux mères de fa-
ute. H 1 anseron est non seulement un charmant compositeur, mais un des plus ha-
monXtamlnt nSmatUire; etJePr"diS qUeS°n A1Phabetmusica' fera le tour du
Un autre professeur non moins habile, c'est M™ Delno, qui vient de publier, avec
BùtP TV" .'T* qUadri"e P0Ur lepia"0' avec accompagnement de violon,
au in qU ; "*? f?-,DtltUlé : S°UVenir de Breta9ne- Ju8ez si ce li^ ">'«• allé
au cœur, monsieur! Eh ! bien, j'ai trouvé la composition meilleure encore que le titre,
fcnhn vous nous avez annoncé l'entrée de M.Victor Hugo a l'Académie française ; et voilà
de quoi rajeunir 1 Institut pour quelques années. On cite déjà des effets merveilleux de
ce cordial révolutionnaire versé dans les veines des immortels. Lacoterie-Klourens est
aux abois, et toute la science de ce docteur ne suffira pas à le relever d'un tel coup
\ ieiine.it maintenant M. le comte Alfred de Vigny, M. Ballanche, M. Alexandre Dumas
et 1 Académie redeviendra tout-à-fait l'Académie française ! Vous nous avez dit comment
Jl.\ ictor Hugo n a obtenu que la majorité exacte; mais vous n'avez pas racontéen dé-
ail 'étrange hasard auquel a tenu sa nomination. Egalement engagé d'amitié envers
I auteur de l\otre-Dame-de-Paris et envers M. Ancelot, son concurrent, M. Alexandre
Soumet, ce même poète dont je vous parlais tout à l'heure, ne savait comment concilier
son vote d académicien avec cette amicale perplexité. Il écrivit sur un bulletin le nom
de M. ï ictor Hugo, et le nom de M. Ancelot sur un autre ; il plia et jeta dans son cha-
peau ces deux bulletins ; puis, mettant à l'amitié le bandeau de l'amour, il prit au ha-
sard I un des deux noms, pour le déposer dans l'urne électorale : ce nom était celui de
31. \ ictor Hugo, et M. Soumet n'eût pas mieux fait en voyant fort clair !
uouvXTm de/V°UVf'eS a vous annoncer, monsieur; mais ce sont deux grandes
nouvelles M Ld. Mennechet, ancien lecteur des rois Louis XVIII et Charles X, direc-
teur de la belle publication du Plutarque français, et auteur d'une Histoire de France
couronnée par l'Académie , cet écrivain qui est un homme du monde si aimable, et cet
homme du monde qui vient déjouer le Misantrope, comme Fleurv, chez M. de Castei-
ane, M. Mennechet vient d'ouvrir au manège O'Guerthy, rue Duphot, des matinées
littéraires dont le programme est des plus tiquans. Là, dans des salons où chacun re-
trouvera le confort de son chez soi, on peutchoisir entre trois cours qui ont un droit é-al
a 1 intérêt des gens de goût : un cours de sciences naturelles, par M. Achille Comte pro-
fesseur au collège royal de Charlemagne ; un cours d'histoire d'Orient, cette question du
lU» I.A SYLPHIDE.
jour! par M. Millet, professeur h l'école militairede Saint-Cyr; enfin un cours de litté-
rature ancienne et moderne, de lecture à haute voix et de déclamation, par M. Ed. Men-
necliet. Les deux nobles faubourgs et la Chaussée-d'Antin se sont donné rendez-vous à
l'inauguration de ces cours distingués, où les mères vont briller en grande toilette, sous
prétexte de taire l'éducation de leurs filles. Je m'engage à rendre un compte également
fidèle de la docilité des filles, de l'élégance des mères et du talent des professeurs.
Ma seconde nouvelle est une nouvelle plus grande encore : M. de Chateaubriand a
lu chez Mme Récamier la conclusion de ses Mémoires d'Outre-Tomhe\... Quelle est cette
conclusion? Puissiez-vous ne la connaître que d'ici à long-temps ! Mais enfin le testa-
ment du grand homme est terminé , la France est assurée de le lire un jour; elle n'a
plus qu'à demander au ciel de retarder ce jour, où elle doit perdre plus encore qu'elle
ne gagnera. D'ici là il faut espérer que nous aurons quelques fragmens de la grande
œuvre, et que l'histoire du banquier B*** se renouvellera pour notre plaisir. La con-
naissez-vous, l'histoire de M. B"* et de M. de Chateaubriand ? Vous ne la connaissez
pas? Eh bien ! je vous la raconterai le mois prochain. C'est une indiscrétion qui sera
suivie de quelques autres, et qui me dédommagera d'avoir été si louangeuse aujour-
d'hui. MARQUISE DE CÎIATILLON.
CHIMIQUE Dl fiRAKD MONDE.
E bal qui a eu lieu chez le colonel Thorn, dimanche
dernier, n'a pas été aussi brillantqueceux auxquels
nousahabitué le riche et courtois Américain, mais
les magnificences du souper ont amplement com-
pensé ce qui pouvait manquer au bal. — Le 25, il y si
eu un raout chez M. le duc de Crillon. Disons en pas-
sant ce que c'est au juste que le raout ; les Anglais,
qui l'ont inventé, le pratiquent qu'un étrange ma-
nière : ils se réunissent en aussi grand nombre
qu'ils peuvent dans des pièces fort petites, et parce
qu'ils sont gênés et qu'ils étouffent, ils imaginent
s'amuser considérabl. 'ment. En France, nous avons
perfectionné le raout, nous lui donnons pour tem-
ples de vastes et superbes appartemens, nous y convions des personnes d'élite , assez
pour que l'on puisse s'abandonner aux charmes d'une conversation agréable, pas assez
pour que le plaisir dégénère en ennui. Aussi la meilleure et la plus haute aristocratie,
qui, en dépit des révolutions, se perpétue toujours en France, s'était-elle empressée
d'accourir au beau raout de la rue de Lille ; il y avait fort peu d'étrangers chez le noble
duc, pas d'Anglaises et point de dames russes. Cependant la comtesse d'Appony et sa
charmante fille, l'ambassadrice de Sardaigne , la baronne de Delmar , la marquise de
Salvo, la baronne de Mayendorff embellissaient les salons de leur présence; parmi les
toilettes les plus remarquables on distinguait celles de la comtesse Pozzo di Borgo, fille
du duc de Crillon, de la duchesse de Noailles et de la jeune duchesse de Caraman ,
née de Crillon.
Le goût de la grande et belle musique se propage dans les salons aristocratiques. Le
lendemain du raout de l'hôtel Crillon, la comtesse Obreskoff a donné une soirée musi-
cale donton se souviendra. Ce soir-là, l'élitede la troupe italienne avait émigréàlarue
Tronchet. Rubini , Tamburini et Lablache, ces colossesdu chant, ont fait sortir de la
tombe l'ombre plaintive du doux Bellini. Théodore llauman, dont le violon est si bien
LA SI ll'HIDE.
dignedetutteravecla voix des plus grands artistes, a soupiré une de ces admirables fan-
taisies comme lui seul les compose el les exécute. - Il 5 B bien encore eu d'autres petits
prodiges, mais je préfère donner ici un éloge aux toilettes ravissantes de la jeum
tessc d'Appony, de la princesse de Beaufremoiit, de M"" Terzi, de M"" Borgh, de
M"« deBrignoleetde beaucoup d'autres dames russesqui n'avaient pas manqué de se
rendre à la gracieuse invitation de la noble comtesse d'< Ibreskoff.
Quenevousdirai-je pas des samedis de M. de Lamartine? C'est à qui brigaera l'hon-
neur d'une invitation cbez l'illustre poète et l'illustre orateur. Lesgens de lettres les plus
distingués, les étrangers de renom , les gloires parlementaires de nus deux Chambr
retrouvent cbez M. de Lamartine. Les art, sont plus spécialement placéssous l'adorable
eg.de de M- de Lamartine, qui se serait fait, on le sait, un nom célèbre dans la
tuaireou la peinture si le nom qu'elle porte n'équivalait à toutes les gloires. Chez H
Lamartine, comme chez M>« Récamier, cette autre grande dame si bien dévouée au sou-
lagement de toutes les misères, on ne rêve que bienfaisance, Ce sont toujours des lote-
ries, toujours d'ingénieuses inventions pour venir en aide à ceux qui souffrent \u
nombre des personnes que l'on rencontre le plus habituellement dans les --aluns de
M. de Lamartine, il faut citer la marquise de la Grange, la comtesse de Chatenais la du-
chesse de Rosan, la comtesse de Saint-Aulaire, la comtesse de Nesselrode, M de
Flavigny, la marquise de Salvo, la princesse Galitzin et d'autres femmes illustres qui
viennent orner le salon du poète et du député, et se mêler à ces causeries aimables qui
deviennentde plus en plus rares en France , mais qui semblent s'être réfugiées chez
M. de Lamartine comme dans un dernier et inviolable sanctuaire.
Comte ALFKED DE 1; "
Le Giitarero, opéra en trois acle> , paroles de M. Scribe, musique de M. F. Hai.kv y.
Débuts de Mme Cvi'Dlyille.
l y a long-temps que M. Scribe s'est fabriqué
une poétique à son usage dont il est bien rare
qu'il s'écarte : chez lui, l'histoire, les carac-
tères, la vraisemblance sont presque toujours
sacrifiés à la situation, et la situation est sou-
=^ vent à son tour immolée à un bon mot.
M. Scribe a fait cette longue expérience, que le public ne
manque jamais de se laisser prendre aux dehors, qu'il s'oc-
cupe beaucoup plus de la superficie que du fond, et que
pourvu qu'on l'intéresse ou qu'on l'amuse, qu'on le fasse
pleurer ou qu'on le fasse rire, il ne s'inquiète pas des
moyens à l'aide desquels on y est parvenu. Ainsi s'explique
la popularité immense de M. Scribe , admise par le grand
nombre , qui reçoit comme argent comptant tout ce que
le vaudevilliste -académicien invente, contestée par une
minorité intelligente qui ne saurait accepter les limites
étroites dans lesquelles M. Scribe cherche depuis tant d'an-
^^^tfî^i nées à circonscrire l'art dramatique en Franee. — L'auteur
<« "^^Sif^ilg^ de Bertrand et Raton adopte-t-il par hasard la vie poli-
., . * ti(lue comme milieu de son intrigue , il y est bien vite à
laise: il empruntera ses costumes au siècle où la scène se passe; à l'histoire, il
LA SYLPHIDE.
demandera quelques événemens, mais jamais de dates; deux ou trois noms lui tiendront
lieu de couleur locale; puis sa mémoire, son intelligence accomplie du théâtre et son art,
plus merveilleux encore, de se servir de l'esprit des autres, feront le reste.
Ainsi, il est de ladernière évidence que M. Scribe a retourné la livrée poétique de Ruy
Blas pour en faire la veste portugaise de son Guitarero. La donnée du Guitarero n'ap-
partient donc pas à M. Scribe, mais à M. VictorHugo. Continuons : ce fut sous le règne
de Philippe II, en 1580, après la mort du roi Dom Sébastien et du cardinal Henri, que les
Espagnols, dépossédant la maison de Bragance,se rendirent maîtres du Portugal, qu'ils
conservèrent jusqu'en 1640, époque à laquelle les Portugais, fatigués des vexations de
Philippe IV , restaurèrent la maison de Bragance sur le trône, dans la personne de
Jean IV. Or, au premier acte du Guitarero, en entendant parler d'inquisition et de
torture, il semble tout naturel de croire que nous sommes en plein règne de Philippe II.
M. Scribe nous y laisserait bien, mais comme il a besoin de Philippe IV et d'une révolu-
tion pour son dénoûment, il escamote soixante années en six jours; que voulez-vous?
pour M. Scribe ,
[.'histoire est une esclave et ne doit qu'obéir.
Cela dit , parcourons du même coup la partition et le poème. L'ouverture du Guita-
rero est un petit chef-d'œuvre d'originalité ; c'est l'accord de la guitare , mi, la , ré .
sol, si, mi, reproduit dans une multitude de combinaisons ravissantes de pianos et de
tutti, au milieu des rhythmes les plus heureux. — Les seigneurs portugais de Santarem
s'occupent beaucoup d'une noble et belle espagnole, dona Zarah , qui a châtié d'un coup
d'éventail l'impertinence de l'un d'eux, don AlvardeZuniga, qui aspirait à sa main. Au
milieu de leur conversation , une douce et mélancolique voix s'élève ; c'est celle d'un
pauvre virtuose des rues, qui chante sous un balcon. Certaines parties de cette romance
d'une modulation sympathique, ont été fort bien rendues par Roger. Les seigneursfont
approcher le guitariste, le questionnent, le retiennent pour faire de la musique chez
eux pendant les jours qui vont suivre ; puis, ils courent prendre part à un joyeux repas,
laissant pour consolation au guitariste une bourse pleine d'or. Mais, suivant la maxime
extrêmement neuve de M. Scribe, l'or est une chimère pourRicardo le guitariste ; c'est
cette grande dame qu'il a rencontrée sous le portail de l'église , et dont il ne sait pas !e
nom , qui seule peut faire son bonheur : ce bonheur étant impossible , il ne lui reste
qu'à mettre un terme à ses jours , et il va se rendre ce dernier service , lorsqu'il ren-
contre un homme d'assez triste apparence. — Prenez cette bourse, et donnez-moi la
main, pour qu'au moins un ami songe à moi quand je ne serai plus. — .le garde la
bourse , répond l'inconnu; mais, en échange, je vous demande de vivre jusqu'à demain ;
si d'ici-là votre sort n'a pas changé , moi , Martin de Ximena , le plus riche banquier
du Portugal, je vous jure de faire bon usage de votre tète.
A peine Martin a-t-il le dos tourné que don Alvar de Zuniga, laissant ses amis à table,
vient trouver Ricardo. — Guitarero , lui dit-il, je veux faire ta fortune. — Non. — Tu
seras grand seigneur. — Non. — Tu auras un palais. — Non. — Tu seras l'époux de la
noble Zarah de Villaréal, sous les fenêtres de laquelle tu chantais cette nuit. — Est-il
possible? — Oui, car je te dois la vie; car cette nuit les sons de ta guitare ont fait fuir
des bandits qui allaient m'assassiner. — Le duo qui suit entre Ricardo et Alvar nous a
paru un peu long; nous lui reprocherons encore, autant qu'une première audition peut
nous le permettre, de n'être pas d'un dessin assez précis et assez ferme. Don Alvar, pour
lequel ledrame de la vengeance est commencé, rejoint ses amis; Ricardo s'éloigne. —
Dona Zarah et Manuella sa tante sortent de leur hôtel. Zarah est triste , elle a refusé
tous les partis qui lui ont été offerts ; elle s'effraye quand on lui parle d'un noble espa-
gnol, de don .Juan de Guymarens, qui va quitter Lisbonne et se rendre à Santarem tout
exprès pour elle. Qu'a donc la belle Zarah? Elle aime. Qui? — Elle l'ignore elle-même.
C'est une ombre, un rayon de lune, une voix, un écho, le parfum d'une fleur ; c'est lui,
i. v s^ i i'iiidk. 1 1 1
encore lui, toujours lui!... La romance dans laquelle M""1 Capdeville soupire ainsi ses
chastes amours , est tout imprégnée d'une fraîcheur e1 d'un charme que je n'essaierai
pas de traduire; cela vous pénètre et vous emhaiimc l'ame; douce rêverie du premier
âge vous n'avez jamais mieux chanté dans les cœurs de seize ans ! — Il n'y a rien à diiv
du final de ce premier acte, auquel il ne faut pas donner plus d'importance que M. Ha-
lévj lui-même ne lui en a accordé.
José Ricardo a donc changé d'habit : le voilà gentilhomme tout couvert de velours et
d'or, etdécorédu beau nom de don Juan de Guymarens. Alvar a su que don Juan avait été
tué en duel, et il s'est arrangé de manière à interrompre toutes les communications de
Lisbonne à Santarem, jusqu'à la consommation du mariage du guitariste avec Zarah.
Zarah d'abord refusait de voir Ricardo; elle le repoussait comme tous lcsautres;maiseu en-
tendant sa voix, elle a reconnu cet être idéal qu'elle cherchait partout et qu'elle n'avait
jamais vu. Cependant le guitarero a des remords ; il craint que son extrême bonheur
ne soit compensé par de funestes retours. Le grand air de Roger est parfaitement écrit
dans cette situation ; la ritournelle qui le précède et qui est chantée mezxa voce par les
violons et les altos, est une des plus ravissantes fantaisies que nous ayons entendues.
Roger, dans ce grand air, s'est souvent élevé à une hauteur remarquable; et si parfois il
a eu des momens de défaillance, hàtons-noûs de le dire, ce n'est pas à lui qu'il faut s'en
prendre, mais à M. Halévy, qui n'a point mesuré la tache à ses forces; suit un duo entre
Mme Capdeville et Roger, qui complète cet ensemble où la musique et la passion s'allient
d'une façon si touchante. Quoi qu'il en soit, le guitarero, qui ne veut pas devoir à une
fourberie indigne son mariage avec Zarah , lui écrit une lettre dans laquelle il lui fait
connaître toute la vérité; mais cette lettre, interceptée à temps par don Alvar de Zu-
niga, n'empêche pas le mariage de se consommer, et ce n'est qu'après l'accomplisse-
ment de la cérémonie que le voile se déchire et que la triste vérité apparaît aux yeux
de doua Zarah de Villarréal. — Le final de ce second acte est tumultueux , mais il
n'arrive peut-être pas à tout l'effet qu'il voudrait produire.
Chassé de la présence de Zarah, outragé par les seigneurs qui refusent de lui
rendre raison , instrument rejeté avec mépris par Alvar , dont la vengeance est satis-
faite, Ricardo a repris la veste et la guitare du chanteur des rues. Mais il veut dire
adieu à sa chère Zarah ; il veut la voir. Doua Zarah est résignée et triste. Elle sait main-
tenant que le guitarero n'a été coupable qu'à demi ; elle lui avoue sa douleur, ses rê-
ves commencés, ses espérances perdues... Les deux couplets delà romance, admirable-
ment chantés par Mmc Capdeville, sont un chef-d'œuvre de passion, de sentiment et de
mélancolie : rien ne saurait rendre l'effet de cette phrase désolée :
l'urlez , monsieur , parlez !
Il part donc, le pauvre Ricardo; mais bien résolu de se tuer. Martin de Ximena l'ar-
rête encore : — Ta vie ne t'appartient pas, elle est à moi ; attends une heure ou deux
seulement, et nous partirons ensemble. Au surplus, prends ces papiers, et quoi qu'il ar-
rive, ne dément rien de ce qu'ils contiennent. — Pour l'intelligence de ceci, il faut qu'on
sache que Martin de Ximena, agent actif de la maison de Rragance, a feint de se laisser
corrompre par le gouverneur de Santarem. Moyennant trois cent mille piastres, qui lui
servent à payer l'émeute, il a promis au gouverneur de lui livrer le jeune duc de Rra-
gance; et, en effet, tous les seigneurs et la force armée de Santarem viennent pour s'as-
surer du guitarero, qui se trouve prince du sang royal par la fourberie de Martin. Doua
Zarah , émue de pitié pour le malheur , réclame ses droits d'épouse et sa part dans
le châtiment, que l'on prépare au jeune duc. Il y a ici un fort beau duo. Mais pen-
dant ce temps, le parti de Rragance est victorieux à Lisbonne : cette heureuse nou-
velle arrive à Santarem. Martin de Ximena découvre sa dernière supercherie, et annonce
au guitarero qu'en récompense de son dévoùment, le nouveau roi l'a annobli. Cette
I 12 14 SYLPHIDE.
fuis , ce n'est plus dom Juan de Guymarens, ce n'est plus le guitariste, ce n'est plus le
duc de Bragance, c'est le comte de Santarem qui devient l'époux de la belle Zarah de
Villaréal.
La nouvelle partition, de M. Halévy, est remplie d'un bout à l'autre d'un talent et
d'une science incontestables. Il ne faut pas y chercher des motifs neufs, des mélodies
originales; mais partout on retrouve une musique appropriée à la situation et qui va
droit au cœur ; ce sont des accompagnemens du plus beau style, des effets d'orchestre
qui rappellent les magnificences de la Juive; et puisque je parle de l'orchestre , je dois
dire que M. Halévy ne descend pas toujours assez au niveau de l'Opéra-Comique : il y a
peut-être trop de récitatifs et de cuivre dans les accompagnemens. Au résumé, la musique
du Gultarero, qui ne me paraît pas destinée à devenir populaire, sera avant peu sur
tous les pianos. On chantera dans tous les salons la romance de Roger, au premier acte ;
son air du second :
Amour, loi qui vois mon délire.
On chantera surtout l'adorable cantilène de Mme Capdeville: C'est lui ! et ses deux
couplets passionnés du dernier acte. — M",e Capdeville, la débutante, ancienne élève du
Conservatoire , belle et noble personne , possède une fort jolie voix , qui va on ne peut
mieux au cadre de l'Opéra-Comique ; cette voix , douce et vibrante dans les cordes
moyennes , pleine et sonore dans les cordes basses , s'élève sans effort dans les notes de
tète. Élève de Panseron, M1»" Capdeville est sobre d'ornemens et de fioritures; elle a
compris , je crois , cette grande maxime , que la beauté véritable du chant réside surtout
dans sa simplicité. Roger a déjà eu sa part d'éloge ; BotelH est une basse chantante
précieuse au théâtre Favart. Mme Boulanger, Moreau-Sainti et Grignon complètent
l'ensemble du Guitarero, qui est appelé, je n'en doute pas, à un long et honorable succès.
G. GUÉNOT-LECOINTE.
Mardi dernier le théâtre de la Renaissance, si rigoureusement traité parle pouvoir, a
enfin effectué son ouverture par trois pièces de son répertoire ancien. Dans le Proscrit,
le rôle de Mme Dorval était rempli par une débutante, M"0 Fitz-James, fort belle per-
sonne, qui a eu des momens remarquables, et sur laquelle l'administration a droit de
fonder de hautes et légitimes espérances. La fin de la semaine n'arrivera pas sans un
intermède musical dont le programme est, on ne peut plus, attrayant ; et on annonce
pour samedi, la première représentation de la Fée aux Perles , pièce en deux actes
avec airs nouveaux. — Pauline de la Porte-Sain t-Marlin est un petit drame de MM. Fer-
dinand Laloue et Labrousse, qui sent un peu le Gymnase, mais qui obtiendra, au
boulevart, un bon petit succès de larmes. — La Gaîté a mis en scène la romance de
Mlle Loïsa Puget : A la Grâce de Dieu! Pourquoi pas? On met tout en scène aujour-
d'hui, mais on ne réussit pas toujours comme la Gaîté.
Le second concert de Théodore Hauman à la salle Vivienne a été magnifique : l'aris-
tocratie des quatre parties du monde était étonnée de se trouver là. Le célèbre violo-
niste s'est surpassé dans ses trois fantaisies: Ma Céline, l'Élisir et Lucie; on l'a
applaudi comme toujours, c'esl-à-dire à deux et trois reprises. — Un grand concert
sera donné par Mmc Laure Brice, le dimanche 31 janvier, dans la salle de M. Herz, rue
de la Victoire. On y entendra Mm<" Nau, Widcmann , Brice; MM. Géraldy, Péronnet,
Rignault, Saenger, Gattermann , Triébert, M1,e Mattemann. Plusieurs romances de
l'Album de Mme Brice y seront chantées. On trouve des billets chez M. Herz et Mme Brice,
rue des Beaux-Arts, 5. — MM. Franco Mendès donneront quatre séances de quatuors
les dimanche 31 janvier, 14 et 28 février, et 14 mars, dans la rue Monsigny, 6. Ces
jeunes artistes de talent méritent de l'encouragement, et nous espérons qu'ils arrive-
ront au noble but qu'ils se proposent de propager la bonne musique.
I ^y : ,<*•■•
LA SYLPHIDE
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DIRECTION. ICI TE DES ITALIENS
i. \ sM.i'iiiur..
,
A Madame
-
.
M:
devrais aujourd'hui vous parler des appro-
ches du printemps, célébrer février et ses
tièdes haleines, comme disent les poètes; au
lieu de cela, j'ai à vous dire qu'assise à ma
table , devant un grand feu qui pétille sur
mon àtre , mes doigts sont engourdis par le
froid et ont grand peine à tracer les lignes
qui vous sont destinées ! Pour peu que cela
dure, nous allons nous relancer en traîneaux,
et nous redoubler de fourrures. Je me dé-
solerais de ce temps néfaste et contraire à mes
excursions matinales dans nos beaux et bons
magasins, ?i je n'avais, ainsi que je vous l'ai déjà dit, ma Providence en fashion :
la maison de commission Giroud-de-Gand et Comp. Mais là, sans sortir d'un
salon bien chauffé, je puis examiner la mode dans tous ses détails, la suivre dans
toutes ses phases, en assistant aux riches envois qui, chaque jour, sont expédiés
par cette maison dans nos provinces et à l'étranger. Ces jours-ci , on a bien
voulu m'initier aux mystères d'une ravissante corbeille de mariage qui partait
pour la Russie, et qu'accompagnaient des caisses contenant un magnifique trous-
seau et tous les accessoires indispensables à un mariage entre grands seigneurs.
Dans cescaissesse trouvaient : le satin royal, le satin renaissance avec guirlan-
des, le royal-renaissance, le droguet-Pompadour, le petit velours , le velours
épingle delà maison Delisle,dontle nom est à lui seul l'éloge le plus complet que
l'on puisse faire. Les aristocratiques magasins de la Barhe-SOr avaient fourni-
leurs belles soiries, parmi lesquelles se distinguaient le façonné Montespan, le sa-
tin Rachel, glacé à guirlandes, le façonné Uriel, et d'autres charmantes étoffes
i.a svi.rnioi:.
et écharpes de fantaisie. Le tissu Zéila, l'Athénienne argentée, le velouté Fontan-
ges de ilichard-Potier, ravissantes nouveautés, toutes d'un goût exquis et d'une
qualité supérieure. Chez Thiébaut-Guichard, aux luxueux magasins des Italiens,
où toutes les étoffes sont fraîches, nouvelles, où tous les dessins, toutes les nuan-
ces sont remarquables de distinction et d'élégance, M,nes Debaisieux et de Mois-
mont avaient pris les étoffes suivantes pour en confectionner, avec le goût que
nous leur connaissons, les robes que je vais vous détailler de mon mieux : D'a-
bord, une robe de satin blanc avec revers en salin rose autour de la poitrine et
aux manches ; façon Louis XV. — Une robe en velours bouton d'or, garnie d'une
haute bande d'Angleterre, posée à plat avec Berthe pareille. — Une robe de ca-
chemire vert émeraude à chefs et palmes d'argent ; le corsage à la grecque, man-
ches courtes ornées de gance d'argent avec gros glands en argent. — Une robe
en pékin bleu azuré, recouverte d'uno tunique fermée et relevée de distance en
distance à la hauteur du genou par des bouquets de (leurs des champs. — Une
robe en crêpe lisse cerise , corsage carré , garnie d'une dentelle posée à plat , et
les manches courtes à la laitière. — Une toilette crèpj blanc avec corset en ve-
lours grenat, le jupon composé de trois jupes superposées bordées de velours gre-
nat. — Une charmante robe noire , dont la beauté de l'étoffe m'a tout de suite
révélé le nom de Dufrcsne, uniquement adonné à la spécialité du deuil et de tou-
tes les étoffes noires, étaitornôe en tablier de bouquets de roses rosessans feuilles,
les manches courtes à petits bouillons, étaient également ornées de petites roses.
Les coiffures qui accompagnaient ces élégantes toilettes ne leur cédaient en rien
pour le luxe et la recherche. J'y ai admiré plusieurs coiffures historiques de
Maurice-Beauvais, dont le talent commence à l'emporter sur la manière routi -
nière dont on s'est coiffé jusqu'à présent , puis deux de ses ravissans chapeaux
résilles dont la vogue augmente chaque jour. M«"« Huguenot Le Jay avait payé
son tribut à ce riche envoi avec un petit chapeau à la créole en velours noir, tout
rond, orné de plumes blanches retenues par des agrafes en diamans; ce chapeau
se pose tout-à-fait sur le côté de la tête ; une partie des plumes est placée sous
le chapeau et retombe sur les épaules, le reste se pose sur le chapeau. J'ai re-
connu, à la bonne grâce d'une coiffure résille , dont la calotte était composée de
feuilles d'or et d'argent, tout le prestigieux talent de Lemonier-Pelvey, à côté
duquel brillait du même éclat celui de Mme Dasse, dans une de ses charmantes
coiffures Hélène, une des plus jolies créations de l'hiver. Plusieurs chapeaux de
ville avaient été commandés chez Mme Séguin ; un, entre autres ,• m'a paru plein
de distinction et de bon goût ; il était en veiours bleu de France orné de plumes
de même nuance que le chapeau, et panachées de couleurs variées. Des petits
bonnets tulle, blonde, dentelles et fleurs coquettement chiffonnées par Mn'° Le-
clère complétaient la caisse des coiffures avec les ravissantes (leurs de Constan-
tin ; des roses en velours, ou seulement avec le feuillage en velours, des couron-
nes de roses blanches, rosées ou roses sans feuilles à VIpMgénie, des couronnes
Cirés mélangées d'épis d'argent, d'autres en fleurs des champs, puis des bran-
ches de bruyère , de pervenche, des rameaux vert et or, des touffes de plumes,
de marabouts frimatés d'or, venaient jeter comme une lueur diaphane sur les ob-
jets contenus dans ces caisses dont j'aurais voulu pouvoir suivre la trace pour
assister aux joies du déballage. Dans une autre caisse, on arrangeait un manteau
et une pelisse de velours doublée de satin et ornée des points d'AIcr.çon de
L V SYLPHIDE.
Mmc Ferrières-Pcnona ; il y avait aussi des objets de haute lingerie, des écharpes,
des rolies brodées que M"»e Penona sait faire comme personne; puis venait la sé-
rie des mouchoirs de Chapron , au nombre de cinq douzaines 1 trois douzai-
nes de mouchoirs unis avec le chiffre varié à l'infini, une douzaine à rivière
et points d'esprit, six mouchoirs avec entre-deux de valenciennes d'un genre
tout-à-fait nouveau, six autres avec broderies de différens sujets el guirlandes;
sur cette demi- douzaine on brode les armes, sur celle ornée de [a rivière, on
brode seulement ^chiffre avec la couronne.
Il y avait aussi pour usage courant des mouchoirs en linon très clair, avec un
large ourlet piqué, brodé d'une valenciennes et une myriade de mouchoirs de
batiste à vignettes de toutes couleurs. Tous ces mouchoirs, ain^i que deux ma-
gnifiques châles cachemire de Rosset , l'un vert émeraude, l'autre orange et
noir, étaient enfermés dans des sachets parfumés de Faguer-Laboulée, qui avait
fourni aussi une charmante cave à odeur remplie des plus jolis flacons de cristal
ciselé. Parmi de riches bijoux, j'ai distingué deux bijoux aussi, c'est-à-dire deux
montres de Benoît, suspendues à deux chaînes du travail le plus délicat. Trois
corsets Josselin en satin, faits comme vous savez qu'il les fait , et une superbe
mercerie de Tachy, contenant tout ce qui peut être utile à une femme pour tra-
vailler pendant un an, remplissaient cette caisse; ensuite en venait une dernière
consacrée aux merveilles de Lahoche-Boin : jardinières et vases en porcelaines
peintes, genre vieux Sèvres, montés sur bronze doré; belle pendule genre ro-
coco; un verre d'eau des plus belles nuances et deux magnifiques lampes de salon
également en porcelaine, complétaient cet envoi, dont le choix des objets et le
nom artistique de ceux qui les avaient fournis doit encore augmenter la con-
fiance qu'on s'empresse de toutes parts à accorder à la maison de commission
Giroud-de-Gand etComp.
Voilà, je l'espère, madame, un bulletin bien rempli, et cependant laissez-moi
encore vous donner quelques détails sur notre fashion parisienne, qui aujourd'hui
brille de tout son lustre. A la dernière soirée de l'ambassade anglaise, la prin-
cesse russe G avait une robe en moire blanche, dont le devant était orné
d'une échelle de plis en biais de crêpe blanc ; chaque plis était arrêté sur le côté
par un choux en ruban de satin blanc, la robe était demi-montante, bordée à la
naissance du cou par un rang de grosses perles fines; les manches longues et
plates, ornées de deux jockeys superposés en moire et crêpe blanc; sur la tête
une Marie Stuart en velours bleu de ciel, bordée de perles avec deux glands de
perles tombant jusque sur la poitrine. Madame Le II... avait une robe en crêpe
rose sur un dessous de satin pareil, la jupe de crêpe garnie de six rangées de plis
de crêpe en biais, liséré de velours rose remontant jusqu'à la hauteur des genoux
du côté gauche de la jupe , et arrêté sous une large cocarde en velours rose à
cœur de diamans; une cocarde pareille placée au milieu du corsage sur la poi-
trine, et une troisième dans les cheveux, accompagnant une torsade de velours
rose enroulée dans les tresses et se terminant par deux glands d'or. Il n'y a au-
cun changement à vous signaler dans la forme des robes ; nous sommes à une
époque où on se contente de modifier les coupes selon les personnes auxquelles
elles sont destinées, de varier les garnitures, les accessoires, mais les innovations
n'ont habituellement lieu qu'au changement de saison. Pour bal, ce sont toujours
des manches courtes, justes ou à petits bouillons. Avec les robes d'étoffe, lesman-
LA SILI'HIOL.
clies longues de dentelle ou de tulle brodé sous des manches ouvertes en étoffe
sont d'un fort bel effet, surtout lorsque lajupe de dessous est ouverte à la Louis XV,
et laisse voir un jupon de dessous blanc en étoffe épaisse ou transparente ; alors
les manches blanches, telles que je viens de les décrire, complètent le costume
d'une manière charmante. On porte des robes en gaze blanche, brodées de des-
sins en relief en soie de couleur lisérés d'or ou d'argent, qui sont fort élégantes.
D'autres en organdi ou tarlatane brodées, avec le corsage et les manches ornées
d'angleterre; ces robes font de jolies toilettes de jeunes personnes. On fait beau-
coup de jupes doubles et triples; la jupe de dessus beaucoup plus courte que
celle de dessous, et cette dernière, ornée d'échelles eu tablier, soit de rangs de perles
avec glands aux deux extrémités, soit de biais de crêpe, de biais en velours, soit
de gances d'or ou d'argent, avec glands, soit de bandes de passementeries à jour.
Cette façon de robe est charmante, surtout pour les femmes grandes et minces.
Comme accessoires de toilettes, il y a pour les jeunes personnes de charmantes
Berthes en tulle illusion, tuyautées, qui sont d'un joli eiïet sur les robes de soie
de nuances pâles. Comme ornemensde robes et de coiffures, les marabouts fri-
mâtes, or ou argent, sont fort élégans. Les robes de cachemire à palmes d'or ou
d'argent sont très à la mode ; mais c'est un genre de toilette qui demande un grand
luxe de bijouterie. Aussi cette année c'est une spécialité à laquelle on a donné
une grande extension. Il y a des couronnettes or et pierreries qui se portent avec
un court voile de dentelle d'or, pendant du haut de la tête jusque sur les épaules,
ce qui sied merveilleusement aux femmes qui ont le cou long. Les grosses épin-
gles à tètes de pierreries, ies embrasses pour les nattes de cheveux sont toujours
fort en vogue ; enfin, madame, nous sommes sous l'empire du luxe, et nous y
resterons jusqu'à ceque le soleil, le plus brillant des diamans, soit venu faire pâlir
ceux qui ornent nos toilettes, jusqu'à ce qu'il ait fait honte à nos lustres, chassé
la neige et reverdi nos gazons.
Et maintenant, que vous dirai-je du grand bal donné à l'Opéra au profit des
inondés du Bhône? On s'attendait à une exhibition splendide des plus riches toi-
lettes et des parures les plus distinguées ; hélas! madame , il n'y avait guère que
des philantropes à cette fête de la philantropie. La salle du bal , d'ailleurs ma-
gnifiquement éclairée, ressemblait au parquet de la Bourse, on n'y voyait que des
habits noirs: le prince royal et le corps diplomatique faisaient les honneurs de
cette imposante réunion ; les femmes, en petit nombre, s'étaient presque toutes
réfugiées dans le foyer richement drapé de velours. J'ai remarqué beaucoup de
coiffures à la créole, quelques bérets, et surtout une multitude de toques de ve-
lours noir ou foncé avec des marabouts blancs ; cette coiffure me parait devoir
obtenir la vogue cet hiver. — Au résumé , le bal au profit des inondés a été, sous
le rapport du luxe, des toilettes et de la magnificence, fort au dessous de celui qui
avait eu lieu quelques jours auparavant , dans la salle de l' Opéra-Comique, au
bénéfice des pensionnaires de l'ancienne liste civile. — La mode se retrouve en-
core çà et là dans les concerts publics, et elle ne manquera pas, j'en suis sûre, la
charmante soirée musicale que Mllc Marie Willès donnera mardi prochain, 9,
dans la salle de M. Henri Herz, et où l'on entendra, outre la bénéficiaire, M. Ar-
tot , M"1C Widemann , MM. Puig , Burdini , Wartel, Dorus , Schimon et d'autres
artistes. — Je suis désolée que la place me manque pour vous parler des remar-
quables matinées musicales qui ont eu lieu mardi et jeudi derniers chez Mme Gi-
ron de Buzareingues et chez miss Clara Lovedav. Baronne marie de |/ ******
\ sYi.i'iniir.
HISTOIRE D'UNE CANTATRICE.
PREMIÈRE PARTIE.
i.
N 1820, par une belle journée du mois d'août.
un jeune homme au regard rêveur et an
sourire parfaitement Heureux, traversait une
rue du paisible faubourg Saint-Germain. Une
petite fille d'à peu près douze ans barbotait
dans l'eau sale du ruisseau, en chantant ce
refrain populaire :
A la barrière du Maine
On mange des bons goujons... bon !
El en lançant cette dernière syllabe, elle fit
éclater un la magnifique de soprano qui lit
tressaillir l'oreille exercée du passant. — Le jeune homme s'ar-
rête, regarde la petite fille, et lui dit: — Vous aimez à chanter,
enfant? — Quelquefois. — Et vous faites bien, car vous avez une
voix fort belle. — Vous trouvez?.... répondit la jeune fille en
minaudant d'une charmante manière. — Savez-vous la musique?
— Non, monsieur. — Aimeriez-vousà l'apprendre? — Oui; mais
je ne suis pas riche... — Il va des écoles où on l'enseigne pour
A rien; et si vous vouliez... — Ah! je veux bien , moi ! — Demeu-
rez-vous loin d'ici ? — A deux pas ! — Alors conduisez-moi.
Le jeune homme suivit la petite lille qui folâtrait devant lui. et
ils arrivèrent ainsi dans un corridor sombre menant à une cham-
bre que M. de Balzac seul pourrait décrire. C'était une misère
résignée et triste. La mère travaillait dans un coin. Le jeune
homme la salua respectueusement, et il apprit d'elle, que sans compter la petite fille
qu'il avait rencontrée dans la rue, elle avaitencore quatre autres enfans dont elle était
l'unique soutien. Il consulta alors cette pauvre mère sur les dispositions précoces que sa
fille avait pour la musique. Mais, à toutes les questions, la mère répondait toujours: — Je
n'ai rien ! — Tant qu'à la fin l'inconnu lui dit que si elle consentait à lui abandonner une
partie de son autorité sur son enfant, il se chargeait de la faire entrer dans une école de
chant. — Je n'ai qu'à vous bénir, répondit la mère dont les yeux se remplissaient de larmes.
L'inconnu et l'enfant insoucieuse partirent ensemble.
I.A Sï I.PUIDr..
Dans la longue histoire de nos vicissitudes, la Restauration se dessine avec une phy-
sionomie qui lui est propre. Ramenée au cueur de la patrie par l'expansion immodérée
delà puissance impériale, la maison de Bourbon apportait avec elle le principe de la
transmission héréditaire des pouvoirs politiques. La royauté, telle que l'avaient conçue
Louis XIV et Bossuet , était fille du catholicisme qui lui avait donné son caractère
d'omnipotence tutélairo. La branche aînée des Bourbons voulait la restauration de la
royauté biblique, enlacée dans les bras de l'Église. Sans se laisser étourdir par les sages
du parti, elle marcha avec une bonhomie admirable au but qu'elle voulait atteindre. La
Restauration est morte d'un excès de logique, ce qui prouve l'inanité des théories dans
les affaires de ce monde.
Parmi les institutions secondaires qui durent la vie à la munificence de la Restaura-
tion, une des plus remarquables, sans doute, a été l'école de musique classique, fondée
par Alexandre Choron. Née en 1810, elle disparut en 1830 avec le gouvernement qui
l'avait créée. Malgré sa courte existence, elle eut une grande part au mouvement musical
de cette époque, et un jour, sans doute, l'on dira tout ce qu'elle a fait pour la propaga-
tion des véritables principes de l'art. Quoi qu'il en soit, les élèves de M. Choron remplis-
sent aujourd'hui les théâtres lyriques de l'Europe; et s'il y a un bon professeur de
chant, soit à Paris, soit en province, il est sorti de cette école, sacrifiée imprudemment
a la jalousie du Conservatoire.
A l'époque où commence ce récit, Choron avait cinquante ans. C'était un petit homme,
rondelet, presque entièrement chauve, au visage chiffonné, aux traits délicats et fins,
d'une physionomie vive, riante, où se peignait une bienveillance remarquable. Ses pe-
tits yeux étaient remplis de vie, d'esprit et de malice. R ne marchait pas, il courait, il
sautillait, en chantant, sifflant, s'arrètant tout court pour réfléchir ; puis reprenant sa
course et n'arrivant au but qu'après avoir fait dix ou douze stations semblables. Tous
ses mouvemens étaient brusques ; il parlait vite, et souvent il se frappait le front de la
main comme pour en faire jaillir, avec plus de rapidité, l'idée qu'il voulait mettre au jour.
C'était un homme d'infiniment d'esprit, possédant une instruction variée et solide. — Il
avait fait partie de l'Ecole Polytechnique lors de sa fondation, il s'y était distingué. Mais,
entraîné par un penchant irrésistible pour la musique, il abandonna la carrière à la-
quelle on l'avait destiné, au grand mécontentement de sa famille. R étudia la musique
très tard, car il avait au moins vingt-cinq ans lorsqu'il se livra aux savans conseils de
l'abbé Rose. Aussi, quoique M. Choron fut un des premiers théoriciens de l'Europe, ja-
maisil n'a bien possédé le mécanisme pratique de la composition ; il lui fallait le silence
du cabinet et beaucoup de réflexion pour se familiariser avec les plus simples combi-
naisons harmoniques qu'il maniaitavec timidité. Mais ce qui le distinguait et en faisait
un homme à part, c'était une sensibilité exquise, un profond sentiment du vrai, une
érudition sévère et puisée aux sources, une connaissance parfaite de l'histoire de l'art
et de ses nombreuses transformations ; une étude minutieuse de la voix humaine et de
tous les exercices propres à la développer ; une entente admirable des effets d'ensemble,
et surtout un coup d'œil d'une justesse prophétique. Duprez n'avait encore que qua-
torze ans et une faible voix d'enfant, que Choron lui disait : — Enfant, ta seras le pre-
mier chanteur de ton temps !
Par la nature de son organisation et de ses études musicales, Choron avait une prédi-
lection presque exclusive pour l'ancienne école italienne, les Pergolèse, les Scarlati, les
Perpora dont il édita les œuvres. Il initiait ses élèves à la connaissance de ces grands
maîtres ; il leur faisait chanter ces mélodies larges, limpides, dépourvues de futiles orne-
mens, mais riches d'une incomparable beauté. Là, le chanteur est livré à ses propres
forces; il faut lutter avec des difficultés d'autant plus ardues qu'elles sont toutes de senti-
ment ; iln'est pas possible d'échapperàla rigueur de l'expression par une roulade, un lazzi
LA SYLPHIDE. 1 111
musical. Choron était d'une pétulance et d'une impressiwiabilité qu'il lui était souvent
impossible de modérer. Il tressaillait, il soupirait, il pleurait à chaudes larmes eu écou-
tant un morceau de musique qui lui plaisait.
Trois fois par semaine, tous les élèves de son école, dont le nombre se montait à près
de cent, se réunissaient dans une classe générale à laquelle il présidait. Il se passait là
des scènes uniques! Quel est l'élève deClioronqui ne se rappelle le beau duo de Hulland,
Je Picini, chanté par le jeune Dupiez et Mllc Duperon, aujourd'hui Mn" Duprez ?
Méilur, vous avez pu croire
Que je m'intéresse a vos jours !
Aces mots, Choron ajustait son petit bonnet de soie, retroussait les manches de son
habit, frappait dans sa main et s'écriait : — Ce n'est pas ainsi qu'il faut dire ceréci-
latif, mademoiselle; écoutez-moi. Alors il toussait et il reprenait de sa \oi\ aigrelette :
Méilor, vous avez pu croiic
Que je m'intéresse a vos jours !
M"e Duperon recommençait à son tour :
Médor-, vous avez pu croire...
— Mais vous n'y êtes pas, ma chère; que diable ! voici l'expression qu'il faut y mettre :
.Médor... (savoix faiblit) vous avez pucroirf...
(Il chevrolle.... Il se frappe le front....)
Que je m'intéresse à vos jours!
(Ilsanglotte... Il pleure d'abord tout bas, puis tout haut, cl ses élève» avec lui.)
Choron n'était pas assez maître de cette précieuse sensibilité, sans laquelle il n'y a
pas de grands artistes. Homme mobile, il s'abandonnait à l'émotion du moment;
aussi manquait-il un peu de dignité. Il gesticulait, il chantait, il riait, il pleurait aussi
bien dans le salon d'un ministre que dans sa maison. Sou langage était trop riche de
certaines images, de certaines comparaisons dont son esprit caustique aimait à se ser-
vir. Cependant, avec beaucoup d'imagination et une conception facile, Choron s'expri-
mait avec peine; sa parole, fortement accentuée, trébuchait à chaque pas, et faisait
de nombreux ricochets. Il divisait, il subdivisait ses propositions dont il était rarement
content; il se jetait dans les épisodes et s'y perdait. M. Choron était un Ivpedeces
riches organisations en qui la pensée est d'une activité immense, qui passent leur vie
à rêver des plans magnifiques, et qui meurent sans avoir écrit une ligne. Il n'a pas laissé
un seul ouvrage qui puisse donner une idée de son mérite.
Choron était un excellent homme, serviable, généreux, prêt à aider de su I ourse et
de ses conseils tous ceux qui en avaient besoin. On pouvait même reprochera >a trop
facile bonté de ne pas assez écouter la raison, et de faire plus qu'il ne pouvait et ne
devait. 11 aimait beaucoup ses élèves dont il était adoré; il savait les enthousiasmer et
les diriger dans la voie qui convenait ù leurs dispositions. Personne n'était plus pas-
sionné pour son art que lui , il s'y était dévoué corps et ame; et ce dernier mot ne pa-
raîtra pas exagéré quand ou saura qu'il est mort de douleur, en voyant le gouvernent! ul
de juillet abandonner son école. Tous les ans, il voyageait dans la province pour y cher-
cher des sujets. Il allait dans les bourgs , dans les villages, pénétrait dans les collèges,
dans les pensions, dans les établissemens d'instruction publique de toute espèce. Là, il
faisait comparaître devant lui tous les écoliers. D'abord, il examinait leur physique,
puis il disait à celui qu'il interrogeait : — Chante-moi quelque chose! voyons, chanie-
moi la gamme, ut, ré, mi,fa\ L'enfant, qui ne comprenait pas ce langage, restait
ébahi. — Comment, drôle, tu ne sais rien ! Chante-moi donc : Ah', vous dirai-jt , ma-
man*.— L'enfant chantait, et alors le maitre de dire: — C'est bou, tu as une voix
charmante, tu partiras avec moi, ta fortune est faite. — Choron revenait à Parisaveeune
douzaine d'enfans en sabots , qu'il nous présentait en disant: — Foici l'espoir de la
France !
120 '-A svLrninp.
Ces derniers mois me rappellent un trait assez piquant de sa vie.
Au nombre des élève» qui ont fait époque dans l'école de Choron , il y en avait sur-
tout quatre qu'il affectionnait beaucoup, et qu'il mettait toujours en avant lorsqu'il
voulait donner une bonne idée de son enseignement. C'étaient Duprez , de l'Opéra;
Boulanger, un des bons professeurs de chant de la capitale; Vachon , qui n'est plus en
Europe, et celui qui écrit ces lignes. Chacun de ces jeunes gens, avec plus ou moins
de dispositions, avait un genre particulier que le maître avait su discerner et diriger. A
seize ans, Duprez possédait déjà ce style large , ce canlo spianalo qui fait aujourd'hui
l'admiration de ceux qui vont l'entendre. En raison du talent que promettaient ces élèves
et de la haute faveur dont ils jouissaient auprès du chef de l'établissement, on les ho-
norait de la qualification d'artistes. Y avait-il une fête, un dîner, une soirée, Choron s'y
rendait accompagné de ses quatre évangélistes. Les jours de congé, quand il avait de
l'argent, ce qui ne se rencontrait pas toujours, il venait àpasde loupau réfectoire, et di-
sait à l'oreille de l'un de nous : — Ne vous bourrez pas tant.... il y aura du nanan... —
Cela voulait dire qu'on irait à la Râpée manger une matelotte. Alors les fourchettes
s'arrêtaient ; on faisait fi de tout , même de l'omelette au lard. M"" Choron , qui s'aper-
cevait du projet, grommelait tout bas: — On va à la Râpée ! — Par exemple ! répondait
Choron , et il s'enfuyait en riant.
Un jour il arrive hors d'haleine. Il nous fait appeler tous les quatre, et nous dit :
— Messieurs, il y a du nouveau ! Leministre de la maison du roi est changé, c'est main-
tenant M. de Lauriston , si mal disposé pour l'école, qu'il veut même la supprimer. J'ai
obtenu avec peine qu'avant de prendre une décision pareille, il nous entendit. Nous val-
lons ce soir; ainsi, du courage ! il y va de notre avenir à tous; il faut chanter ce que vous
savez le mieux; d'abord chacun un air, puis deux duos. Duprez ! approche, mon garçon;
tu chanteras : O des amans , déité tutélaire! toi , Boulanger : Ah ! que je fus bien in-
spiré .' Toi , mon grand benêt de Vachon : D i placer mi balza il cor, entends-tu ? Di
placer mi balza il cor ! Et toi , Pantalon de Vénitien , tu nous diras : Non piu audrui
farfallone amoroso ; oui , oui , Non piu audrai farfaltone amoroso. Ah ! monsieur
de Lauriston, vous voulez nous congédier! Odes amans... Di pincer... Non piuau-
drai... il n'y résistera pas ; non , non ; et messieurs du Conservatoire en seront déses-
pérés.— Disant cela , il sautait, il riait, il chantait: Choron avait l'air d'un fou. —
Tout ira bien , ajouta-t-il, très bien. Allez brosser vos habits et vos bottes, frottez vos
boutons; soyez luisans, éclatans; surtout mangez peu, entendez-vous'? On vous don-
nera un petit filet de vin de Médoc pour vous échauffer les entrailles.
Après avoir diné aussi légèrement qu'on nous l'avait recommandé, et nous être coiffés
d'un immense chapeau à cornes qui faisait partie de notre uniforme, nous partîmes du
coin de la rue Mont-Parnasse en suivant les boulevarts. C'était par une belle soirée de
juillet. La lune projetait sa douce lumière sur la cime des arbres qui nous couvraient
de leur épais feuillage. Nous marchions en silence, chacun chargé d'un rouleau de mu-
sique, suivant notre maître qui nous précédait, la tète baissée, et sans proférer une pa-
role. Nous nous exercions tout bas à filer un son, à lancer une roulade, à préparer un
point d'orgue. Nous arrivâmes ainsi à l'hôtel du ministre de la maison du roi, rue de
Grenelle-Saint-Germain. Un terrible battement de cœur s'empara de nous lorsque
l'huissier annonça : — M. Choron et ses élèves!
Nous entrâmes dans un vaste salon où se trouvaient une douzaine de personnes. Une
voix forte dit à M. Choron avec autorité : — Sont-ce là tous vos élèves? — Non, excel-
lence, ce sont mes meilleurs, c'est l'espoir de la France! — Ah! diable, dit en riant
M. de Lauriston. — Votre excellence va en juger, répliqua Choron. Puis, nous faisant
approcher tous les quatre, et nous prenant chacun par la main. — Voici Vamoureux,
dit-il en présentant Duprez avec sa large poitrine ; Boulanger, le demi-caractère ; Va-
chon, le gracieux, et il signor buffo contante, votre très humble serviteur. — Il paraît
que vous avez, dans votre école, tous les genres et tous les talens, dit en riant M. de
LA SYLPHIDE. 121
Lauriston. — Oui, excellence, tous les genres. Duprez, Scudo, chaulez votre duode
betta Nice.
Nous nous approchâmes du piano pas trop rassurés, niais résolus de faire bonne con-
tenance. Panseron, qui nous accompagnait, plaque quelques accords pour nous donner
le temps de respirer; enfin, nous commençons. Un silence profond s'établit; tous les
yeux sont braqués sur nous, après une dizaine de mesures, un murmure approbateur
rient dilater nos poumons; notre voix vibre, éclate ; notre style s'élève ; on nous couvre
d'applaudissemens. — C'est charmant! entendions-nous dire de toutes parts. — Oui,
oui, c'est charmant, c'est ravissant, dit Choron, les yeux pleins de larmes. Recommencez,
recommencez, mes enfans; tout va bien ; — la France est sauvée, nous dit-il tout bas.
La soirée finit aussi heureusement qu'elle avait commencé. Nous sortîmes de l'hôtel du
ministre en sautant comme des fous, jetant nos chapeaux par dessus les arbres du boule-
vart. L'école fut maintenue, et lorsque nous allions à l'Opéra, les buralistes disaienl avec
ironie en nous voyant passer : — Voici l'espoir dr la France — J'engage Duprez a s'assu-
rer si ce sont toujours les mêmes employés qui reçoivent les billets à l'Académie royale
Je Musique.
Et voilà quelle était l'école de musique où allait entrer la jeune personne dont l'his-
toire va suivre. spi DO.
fa fin à la livraison jirochainr.
323 &52ÏÏ3 a3 52» SDSïSaaï.
Soumet possède beaucoup d'amis qui le servent, il faul
bien le dire, avec plus d'enthousiasme que de discerne-
ment. Nous voyons tous les jours se renouveler dans la
ittérature l'étrange phénomène des condottieri de l'Italie du quin-
zième siècle. Il y a des gens qui se mettent au service d'une idée .
d'une doctrine ou d'un système , d'autres à la solde d'un homme :
ceux-ci prétendent que c'est à la voix de la famille qu'ils obéissent ,
ceux-là que c'est à une conviction invariable qu'ils cèdent-, soyez bien per-
suadé que le grand nombre de ces Tamerlans littéraires n'a d'autre mobile
que son intérêt et ses espérances. Non pas que je prétende ranger dans
l'inoffensive phalange des condottieri armés d'une plume au lieu d'épée les amis de
M. Soumet, mais il me semble qu'en voulantàtoute force faire de M. Alexandre Soumet
un chef d'école, et de la Divine Épopée un chef-d'œuvre, les camarades de l'illustre
académicien lui causent un tort réel. La Divine Épopée n'avait point paru encore que
déjà quelques grands journaux arrachaient le laurier du Pausilippe et enlevaient au
Capitule la couronne d'or du Tasse pour en faire hommage à l'auteur de Norina. Main-
tenant le poème est publié... On se souvient sans doute de l'émotion universelle
que causa l'apparition de Jocelyn qui n'était pas un poème épique, mais simplement
un épisode ; il parait que la Divine Epopée n'a point ébranlé Paris comme on s'y at-
tendait, car les amis de M. Soumet s'agitent en tous sens, réveillant les paresseux .
stimulant les tièdes , au besoin même, se condamnant aux travaux évangéliques de
l'apostolat pour convertir lesgens qui ont le malheur de n'être pas entièrement de leur
avis. — A propos de l'élection de M. Hugo à l'Institut, nous nous étions occupé, il y a
quinze jours, de M. Soumet et de son poème, ne soupçonnant guère qu'en quelques
lignes nous nous rendrions coupable du crime de lèze-majesté littéraire, et nous
nous reposions dans notre innocence, lorsque nous avons reçu de M. Louis Belmont'l
la petite admonestation qui suit :
>•- i.a svLpninE.
Monsieur, (ous* les grands hommes ont leur faiblesse ; celle de noire illustre Talma clail d*
placer quelques hémistiches de sa composition dans les rôles qu'il affeclionnait le plus. Ain>>,
dans le troisième acte de Clytemnesire, on lit ce vers:
J'en suis sorti muet, glacé, plein d'épouvante.
Ce vers n'a rien de très remarquable, mais il servait parfaitement la voii de l'acteur, et
Talma voulut le placer dans son récit; Alexandre Soumet l'a conservé par respect pour la mé-
moire d'un homme, première gloire de notre théâtre. — Voilà la vérité, monsieur, sur la col-
laboration que vous supposez, et l'erreur que vous avez commise à ce sujet n'est pas la seule
de voire article. Vous ne parlez que de Clytemnesire et de Sait!, en rappelant les triomphes
du poète, et vous oubliez, involontairement sans doute, le succès d'enthousiasme de Norma,
Elisabeth de France reprise trois fois, les deux cents représentations de Jeanne d'Arc, et, per-
mettez-moi de le dire, la vogue si prolongée d'une Fêle de Néron.
Vous accusez Alexandre Soumet d'être le poète des anciens jours; si vous voulez nous per-
suader par lu que son style ressemble à la Bible, je suis entièrement de votre avis. J'ai tou-
jours entendu ce poêle des anciens jours accuser notre poésie de manquer de jeunesse et d'en-
chantement. Quant à sa nouvelle publication, la divine ÉropÉE, elle appartient à votre
jugement littéraire; mais les suffrages les plus éclatans peuvent consoler l'illustre auteur de
votre critique. — J'ai entre les mains l'opinion écrite de quelques uns de nos premiers poètes
qui placent la divine épopée au dessus de celle de Hilton. Pour moi, monsieur, je la con-
sidère comme une des plus belles victoires remportées sur l'étranger, et la royauté poétique
d'Alexandre Soumet relève enfin, à mes yeux, la France de celle espèce de déchéance où
l'Europe la croyait lombée.— Agréez, etc. L. Belmontet.
3 février 1841.
Si Ton veut bien rapprocher de cette lettre l'article publié dans la livraison de la Syl-
phide, du 24 janvier dernier, on acquerra la certitude que M. Louis Belmontet ne
s'est donné la peine de m'écrire que pour me prouver que j'avais raison. En effet, com-
ment aurais-je pu oublier, même involontairement, les autres triomphes dramatiques
de M. Soumet, puisque je n'ai même pas dit que Clytemnesire et Saiil fussent des
triomphes ? — Pour ce qui est de la collaboration de Talma, j'ai écrit : — « Je crois tenir
de bonne source, d et j'ai ajouté : — a M. Soumet convient de quelques vers, a — Dans
le premier cas, je n'ai donc point commis d'erreur; dans le second, j'ai énoncé un fait
vrai, à ce point que M. Louis Belmontet le confirme. — La phrase : — *. Poète desanciens
jours, » ne saurait être prise en plus mauvaise part que « L'homme des anciens jours, n
de Chateaubriand : et je ne dirai jamais que le style de M. Soumet ressemble à ta Bibh,
tout au plus dirais-je qu'il ressemble à celui de la Bible. — M. Louis Belmontet termine
en parlant d'opinions écrites, qui placent l'œuvre de M. Soumet au dessus de celle de
Milton ; je n'ai point abordé l'analyse de la Divine Épopée , en conséquence cela ne sau-
rait me concerner; maisje sais que M. Soumet possède aussi des opinions écrites de poè-
tes, qu'il aime et qu'il honore, de poètes qu'il nomme dans sa préface, et que ces poètes
le conjurent de changer son titre qui n'est ni heureux, ni modeste , de le remplacer par
tout autre: celui qu'il devait porter auparavant, l'Enfer racheté, ou bien le Second
Calcaire ; je sais encore que des ecclésiastiques ont instruit H. Soumet du blâme qu'en-
courrait, sans doute, son livre , de la part de la cour de Borne; je sais enfin ce que j'i-
gnorais il y quinze jours, n'ayant pas lu la préface de la Divine Épopée, c'est que l'il-
lustre académicien a cherché lui-même à s'étourdir sur les conséquences probables du
sujet qu'il a choisi. — Le résultat de cette mêlée si imprudemment engagée au nom de
M. Soumet, est donc, je crois, de me donner gain de cause suc tous les points. — J'ai com-
mencé la lecture de la Divine Épopée, et je la continuerai avec tout le soin et le recueille-
ment qu'elle mérite. En attendant , je supplie M. Alexandre Soumet, au nom de ses titres
académiques, qui sont nombreux et beaux, au nom de sa gloire littéraire qui est hono-
rable et pure, je le supplie, si par hasard l'opinion de la Sylphide , ou de tout autre
journal, à son égard, lui paraissait mal fondée, de s'expliquer ou de se défendre lui-
même ; il le fera toujours mieux que ceux qui s'en chargent pour lui et probablement
sans son aveu. c. giénot-lecointb.
I. A SYM'IllItK.
CHROMOI E DU CR.WD M0\DE.
m l'a souvent répété, et il faut le dire encore : les bals de la
Cour sont magnifiques; celui du 27 janvier était éblouis-
sant; les habitués de ces réunions splendides ne s'occu-
enl guère que du monde qui s'y trouve, des diamansel
.■s toilettes; ceux qui y viennent pour la première fois
jnt frappés, avant toute chose, du luxe dos salons et
surtout de la salle de spectacle qui se trouve métamorpho-
sée, comme par enchantement, en une galerie, de chaque
coté de laquelle sont dressées de longues tables où plus de
nulle personnes peuvent s'asseoir. — Vendredi, 29, il y
avait, comme d'habitude, foule à l'ambassade d'Angleterre; en dépit des nuages qui se
sont olevés entre la France et la Grande-Bretagne au sujet de la question d'Orient , lord
et lady Granville sont toujours très populaires dans notre beau monde. — La comtesse
d'Obreskoff, qui veut décidément que son salon fasse envieà l'Opéra et aux Bouffes, a
donné l'autre soir, après un très beau concert, un bal qui a paru plus beau encore aux
jeunes personnes, et qui s'est prolongé jusqu'à trois heures du matin. — La finance,
l'industrie, le commerce, la haute bourgeoisie, autant de classes qui ont le privilège de
posséder de fort jolies femmes, ne manquent jamais de se retrouver tous les samedis à
l'IIotel-de-Ville ; les splendeurs du monument sont bien faites pour les charmes des
gracieuses invitées qui s'y pressent.
Que vous dirai-je encore? dimanche 31, il y avait pour ainsi dire cataclysme de soirées:
réunion chez le colonel Thoru; bals à l'ambassade de Sardaigne, chez Mmo de liigny,
chez Mme de Flahaut; cinq à six petites causeries chez des femmes aimables qui se
plaisent à rester en famille ce jour-là. — Le duc de Crillon a inauguré ce mois par un
très beau bal. J'ai déjà eu l'occasion de vous dire comment reçoit le duc de Crillon ; à
l'hôtel du noble duc, les femmes et les toilettes sont toujours superbes; on remarquait
surtout les comtesses Pozzo di Borgo et de Grainmont, la duchesse de Caraman, la
princesse de Beaufremont, la duchesse de Noailles, la princesse de Chimay, née de Cara-
man, M11'- d'Appony, sa belle-soeur, M11"- Colbert et quelques dames espagnoles d'une
beauté parfaite. — Mais voici bien une autre nouvelle : deux riches Américains vont
se disputer les préférences du monde de l'aristocratie; la famille Bird et la famille
Bingham annoncent pour bientôt l'ouverture de leurs hôtels; nous aurons des mer-
veilles à en raconter, et pour nous y habituer, nous allons d'ici-là nous remettre à lire
les récits féeriques de la belle Schéeraazade. Comte alfbed de r.***.
11 court toutes sortes de bruits à l'Opéra, on parle de pièces nouvelles, de ballets nou-
veaux, de chanteurs nouveaux, sans compter les cantatrices qui se montrent avec une
rapidité dont il faut savoir gré à la direction. Nous avons déjà dit qu'un grand épure-
ment aurait lieu dans la troupeau renouvellement de l'année théâtrale, mais nous avons
appris avec peine que l'administration, croyant ne pouvoir céder à certaines demandes
de Dérivis, s'était décidée à se passer de cet utile chanteur. Dérivis tient fort bien sa
place à l'Opéra depuis dix ans, nous ne concevons donc pas pourquoi on le remplacerait
1
134 I-A SYLPHIDE.
par un autre qui, probablement, ne le remplacera pas du tout; heureusement Dérivis
est encore à l'Académie royale, et le dernier mot n'est pas dit sur son départ. Nous
demanderons aussi pourquoi l'on n'emploie pas davantage Mlle Julian, jeune cantatrice
d'intelligence et d'avenir, qui avait abordé avec succès les rôles les plus importans du
répertoire.
Nous avons vu ces jours derniers M"°Lucile Gratin, et nous sommes à même de dé-
mentir les bruits absurdes que l'on avait fait courir sur son compte. La Faculté deMéde ■
cine n'a point exilé LucileGrahn du théâtre, la charmante Sylphide ne cherche pas dans
la peinture des consolations que l'art chorégraphique lui refuse, et elle n'a jamais eu la
pensée de retourner à Copenhague. La vertu des eaux de Bourbonne et la science du
docteur Lisfranc, le même qui a guéri Mlle Pauline Leroux, ont commencé une cure
merveilleuse que le temps achèvera. Lucile Grahn marche aujourd'hui comme tout le
inonde, et dans quelques mois, sans doute, elle sera rendue à la scène, où de si beaux
triomphes l'attendent. — Le succès de Mlle Montonsier, au Palais-Royal, se confirme de
jour en jour; le jeu si plein de grâce et de simplicité de Mllc Camille Dorsy y est pour
beaucoup ; rien n'égale le charme de la voix de cette jeune et jolie actrice, si ce n'est sa
naïve intelligence de la scène. — Henri Vieuxtemps donne un grand concert cette
semaine ; nous ne manquerons pas d'y assister pour porter un jugement définitif sur
ce jeune et déjà si célèbre artiste.
Mademoiselle Sophie Locve.
Nous avons assisté jeudi dernier au quatrième concert donné par la Gazette musi-
cale à ses abonnés ; cette solennité musicale avait attiré, dans les salles St-Honoré, tout
un public d'artistes; mais un nom dominait tous les autres noms. Vainement le pro-
gramme annonçait M. Artot, M. Hellé, M. Séligmann , Mllc Urald , M1Ic Duport, et
même M,le Catinka Heinefetter. On n'entendait au dessus de cette foule qu'un doux
murmure qui pouvait se traduire par ces mots : Sophie Loeve. A chaque intervalle d'un
morceau à un autre , on attendait avec impatience , et Sophie Loeve ne venait pas. En-
fin , cependant on vit paraître sur l'estrade une belle et jeune femme de vingt-deux à
vingt-trois ans , les yeux noirs et couronnés de sourcils d'ébène , les cheveux lissés en
bandeaux de jeais, la taille élancée, le port à la fois noble et modeste, c'était elle, la dîna
allemande. Elle chanta d'abord cette mélodie grave et sublime de Beethoven, qu'on
nomme Adélaïde; mais la musique de Beethoven émeut beaucoup plus qu'elle ne trans-
porte, ce ne fut là qu'un demi triomphe. M,lc Sophie Loeve revint une seconde fois, et
rhanta un air italien qui m'a paru appartenir à l'école de Donizetti ; dans cet air, tour à
lour large, mélancolique, joyeux, brodé avec une profusion toute italienne, de trilles,
de roulades, de points d'orgue et de cadences, la voix de la jeune cantatrice se déploya
tout à son aise ; et quels éloges ne ferai-je pas de cette voix si timbrée , si métallique , si
vibrante ! C'est un soprano complet, tout entier de poitrine, depuis le sol grave jus-
qu'au sol supérieur, et qui parcourt ensuite, avec la voix de tète, plus d'une octave et
demi , car il s'élève jusqu'au re. M"1' Loeve acheva son air dans une cadence que
\|mc Persiani n'aurait pas mieux faite , et alors les applaudissemens éclatèrent de toutes
parts , et M"' Loeve était perdue dans la foule qu'ils grondaient encore. La place nous
manque pour apprécier, comme il mérite de l'être , le talent de Mlle Sophie Loeve; nous
nous bornerons à dire aujourd'hui que c'est un talent fait qui ne doit plus retourner
à Berlin , et dont la place ne saurait être ailleurs qu'à l'Opéra.
i \ sa LPinnr.
A Madame '
^~ 4
oit le monde va voir, madame, le beau tableau
d'Horace Vernet, représentant Napoléon sortant
du tombeau, que vient d'acquérir, au prix de
12,000 fr., Susse, et qui attire, en ce moment, la
foule des amateurs et du monde élégant. Les fem-
mes les plus à la mode vont là comme on va au
Musée, parées de ces jolies toilettes du matin, que
les Parisiennes ont le talent de rendre si gracieuses
Une robe en satin phrygien, garnie de deux volans,
un chapeau bleu résille, avec marabouts de même
nuance, un court mantel de velours brun, garni
d'hermine, voilà une séduisante toilette debon goût ;
ou bien une robe en velours vert, garnie d'une haute
bande de chinchilla , l'écharpe pareille ; puis un
chapeau en velours violet, orné d'une couronne de
têtes de plumes de même nuance. On fait, dans ce
moment, de fort jolies redingotes en satin , gar-
nies, dans le bas de la jupe, de deux rangs de tresses, composées de deux rouleaux
également en satin et enroulés l'un sur l'autre ; ces tresses montent sur les deux
cotés du devant de la jupe, en se rapprochant vers la ceinture, puis s' étendant en
éventail sur le corsage ; les tresses du corsage et celles qui ornent deux jockeis su-
perposés à l'épaulière des manches plates sont beaucoup moins volumineuses que
celles de la jupe ; le corsage est plat, ouvert en cœur, et orné d'un rabat à plat,
en guipure ; avec un mantelet et un chapeau de velours noir, ces robes pro-
duisent un effet fort distingué. Une charmante innovation, que je veux vous si-
gnaler, est la mode des guirlandes de fleurs, placées en épaulières sur les manches
des robes de bal.
A la dernière soirée de la maréchale S...., mercredi , j'ai remarqué une
jeune personne mise avec un goût qui me faisait bien présumer de celui de sa
mère : elle portait une tunique en crêpe blanc, avec les coins arrondis, bordée
d'une guirlande de marguerites blanches des champs ; le corsage plat, ouvert en
cœur devant jusqu'à la ceinture, couvrait de chaque côté un quart de la poitrine,
la Mi.riiiiii:
et était bordé tout autour d'une guirlande de marguerites ; à la naissance des
manches qui se composaient de petits jockeis fendus au milieu et garnis de
Heurs, se trouvaient deux guirlandes; sous cette tunique, qui rappelait tout-à-fait
les tuniques antiques, était une robe de satin blanc à corsage plat, carré, et à
courtes manches plates en satin ; le bas de la robe de" satin était également garni
d'une guirlande de marguerites, plus grosse que celle qui ornait la tunique ;
— dans les cheveux, une couronne de marguerites, posée un peu au dessus du
front ; coiffure en bandeaux , et nœud grec. — Une autre jolie toilette était une
robe en gaze brodée or à trois jupes, chaque jupe bordée d'un large ourlet avec
une frange or et soie blanche ; corsage plat à pointe, orné, autour de la poitrine
et du dos, de draperies en étoffe pareille à la robe, bordée de franges ; les man-
ches courtes , plates , recouvertes de trois rangées de franges ; une écharpe de
gaze, semblable à la robe et garnie d'une haute dentelle d'or, serrait la taille et
flottait jusqu'au bas du premier jupon. Dans les cheveux, arrangés devant en
bandeaux bouffans, deux branches de roses blanches en velours, à cœur de dia-
mans et feuillages d'or ; dans les cheveux , des épingles à têtes de diamans ; ni
boucles d'oreilles, ni collier, mais une large épingle en diamant au milieu de la
poitrine. — ■ Les robes de soirées où l'on ne danse pas ont un cachet Louis XIV
qui prend chaque jour plus d'accroissement, et lorsque l'on voit assises des deux
côtés d'une belle galerie, toutes ces femmes parées d'étoffes d'or et d'argent, de
satin Pompadour, de tissu fleuri , aux anciens dessins; lorsque l'on voit ces
formes de robes, qui rappellent le costume de Mmesde Sévigné , Montespan, et
tant d'autres beautés qui furent nos mères , on se croirait revenu à ces temps de
splendeur où les hommes portaient l'habit et la veste brodés , les manchettes et
les jabots en riches guipures, et le nœud d'épée si joli, si coquet, et qui enlevait
si bien les cœurs. Hélas ! on est bientôt désabusé par la teinte sombre, la coupe
anti-féodale du vêtement de la moitié du genre humain , et il semble que toute
l'aristocratie se soit réfugiée dans la personne des femmes. Le seul luxe que les
hommes se permettent aujourd'hui, ce sont de riches gilets. Le gilet est l'unique
point lumineux qui s'aperçoive dms une toilette masculine. C'est sans doute
cette nécessité d'éclairer un peu la toilette qui a donné à Richard-Laurent
l'idée de créer des gilets aussi riches que possible ; la soie , le velours, le cache-
mire, mélangés à l'or et à l'argent, dans des tissus tout exceptionnels, donnent
aux gilets de Richard-Laurent une vogue incontestable. Les boutons de chemise
de Jannisset et les cannes de Verdier, voilà, avec les gilets de Richard-Laurent,
ce que les hommes ont de plus recherché. Cependant, commo toute chose a sa
compensation , si nous avons perdu une partie de la somptuosité de nos costumes,
nous avons gagné un luxe de rafraichissemens qu'il est bon de signaler. La so-
ciété d'aujourd'hui n'est point gourmande ; l'esprit, de nos jours, a le pas sur la
matière, et voilà pourquoi gâteaux, sirop, glaces ont acquis une élégance incon-
nue autrefois ; non seulement il faut flatter le goût , mais il faut plaire aux yeux ;
aussi n'est-il rien de plus charmant à voir que les plateaux brillans de Tortoni
surchargés de rafraichissemens qui empruntent toutes les formes ; les plus beaux
fruits , les fleurs les plus fraîches sont reproduits avec un art inconcevable. Tor-
toni a dépassé tous les rêves de Ber choux et de Brillât-Savarin.
Baronne marie de l'epinay.
I. V sylpiiidi:.
HISTOIRE D'UNE CANTATRICE.
DEUXIÈME ET DERMÊBE PART»',
IV.
ois " avons dit comment l'Esmeralda du
faubourg Saint-Germain avait été confiée
par sa mère aux soins d'un inconnu; cette
pauvre enfant , dont l'éducation musicale
allait commencer, s'appelait Rose Niva. —
M11, Niva n'était pas ce qu'on nomme géné-
ralement une jolie personne. Elle était trop
grande pour son âge , maigre et dépourvue
de ces manières gracieuses que donne une
bonne éducation. Mais elle avait un pied
mignon , une taille charmante, des hanches
souples , une figure longue , caractérisée et
mobile; des yeux noirs pleins de feu, une
bouche grande il est vrai , mais poétisée par
un sourire adorable. Elle avait de l'esprit ,
beaucoup d'esprit sans culture. Tout en elle
était à taire et à refaire. Vive, distraite,
nullement accoutumée à l'obéissance, il était
difficile de la diriger ; par bonheur , une
aptitude rare et une sensibilité exquise faisaient concevoir d'elle les plus riches espé-
rances. C'était une de ces natures puissantes nées pour les fortes passions : soumises
à une discipline sévère, elles atteignent quelquefois aux types les plus élevés de l'hu-
manité, mais abandonnées à une direction imprévoyante, il leur arrive presque tou-
' Voir plus haut page 117.
• La gravure qui précède a été dessinée d'après une charmante lithographie de M. Chal-
lamel, reproduisant le tableau que M. ï.épaule a consacré à la principale scène de ta Favorite ,
entre Duprez et M"" Slolz.
LA SYLI'lllDk.
jours de trébucher en chemin. — Ce mélange de rudesse et d'art , ces qualités de Niva ,
vagues et indécises encore, intéressèrent M. Ramier, jeune homme intelligent , alors
professeur à l'école de Choron. Son ame généreuse fut touchée de voir une si belle
nature , que le sort s'était jusque là obstiné à repousser dans l'ombre ; il lui tendit la
main, et dès ce moment il considéra comme un devoir d'ouvrir à cette pauvre jeune tille
le chemin d'un meilleur avenir. D'abord ce ne fut qu'un sentiment assez ordinaire de
vanité qui engagea Ramier à présenter M"c Niva à Choron; mais ce sentiment se mo-
difia bientôt , et prit un développement qui Pétonna lui-même. Condamné par les cir-
constances à suivre une carrière qui n'était pas dans ses goûts , Ramier cherchait à
satisfaire la curiosité de son esprit par des études étrangères à l'art qui le faisait vivre.
Il saisit donc avec empressement l'occasion d'exercer son activité par une bonne action.
Quoique sévère , il était cependant très aimé de ses élèves , qui lui manifestaient ainsi
leur reconnaissance de sa sollicitude sans bornes.
M"e Niva fut admise à l'école de Choron, et confiée aux soins particuliers de Ramier.
La classe de Ramier était composée d'hommes, d'enfans etde jeunes filles; il y régnait
un ordre parfait, jamais on n'y proférait un mot qui pût blesser les convenances.
La sévérité de Ramier était si grande à cet égard, qu'elle était l'objet des plaisanteries
de ses camarades. Mais il avait affaire à des hommes et à des femmes sans éducation, ap-
partenant à des familles qui, elles-mêmes, auraient eu grand besoin d'un censeur; il
fallait donc beaucoup exiger pour obtenir quelque chose.
Les premières leçons que M"e Niva reçut de Ramier furent assez originales. Après
l'avoir présentée aux élèves de sa classe, il la fit approcher et lui dit : — « MUc Niva, sans
doute on vous a conté beaucoup de mal de moi, n'est-ce pas? avouez-le franchement,
on vous a dit que j'étais grondeur, bourru, exigeant? » — Niva répondit à cette question
par un sourire malicieux. — « Eh bien! reprit Ramier, vous allez voir qu'on m'a ca-
lomnié : pour demain, je ne vous donne d'autre besogne que de vous laver la figure,
nous verrons après. » — Un rire général couvrit les paroles du professeur. Le lende-
main, Niva vint à la classe un peu plus propre. — Maintenant, lui dit Ramier, vous vous
occuperez de vos mains, et... je vous donne huit jours pour cette grande ablution; vous
voyez bien que je ne suis pas aussi sévère qu'on vous l'a dit. Frottez, lavez, n'épargnez
ni savon ni eau chaude; Dieu vous en saura gré et moi aussi.
Au bout de huit jours, la métamorphose était complète : les belles dents de Niva étaient
blanches comme de l'ivoire, son fichu ajusté avec plus de grâce , ses cheveux bien pei-
gnés, sa jolie taille mieux dessinée, en un mot tout avait pris un nouvel aspect, et l'ins-
tinct de la femme était éveillé. Ramier s'occupa alors de son éducation musicale. Maître de
la diriger comme il l'entendait, il la surveilla d'un œil sévère, lui assignant les heures de
travail et se' faisant rendre un compte minutieux de l'emploi de son temps. Toutes les
actions de la jeune fille étaient soumises à son contrôle, personne ne pouvait la soustraire
usa sollicitude; et jamais ni sa mère ni Choron, ne mirent obstacle à la volonté de Ra-
mier. Peu à peu la voix de Niva, assouplie par des exercices nombreux et bien gradués,
acquit une sonorité remarquable. Enchanté des progrès de son élève, Ramier ne borna
plus ses soins à la musique. L'intelligence de Niva se prêtait à tout; elle comprenait bien
et retenait ce qu'elle avait appris. Mais ce ne fut pas sans peine, ni sans avoir versé bien
des larmes qu'on parvint à la dompter; il fallut même l'emploi de moyens rigoureux,
pour la contraindre à l'obéissance età un travail régulier. Il y eut bien des tentatives de
révolte, bien des menaces de retourner à sa native indépendance; mais Ramier fut
inébranlable! il la tint constamment sous le joug de sa volonté. D'ailleurs, Ramier
était d'une bouté extrême envers Niva; il lui consacrait tout son temps, il négligeait ses
propres affaires pour surveiller son éducation, il pourvoyait à ses besoins, il l'habillait,
il lui achetait même de la musique et un piano ; en un mot il devint sa Providence.
Ainsi grandissait Niva sous la tutelle de Ramier : ce n'était plus celte jeune et miséra-
rable fille qu'il avait trouvée dans la rue; c'était une personne charmante, àla taille élan
I.\ SYLPllIUB IÎ9
cée, aux manièri s nobli s i ; choisies, s'exprimait! avec facilité, ei écrivant i)e même. Il ne
pouvait la regarder sans être fier; il ne pouvait en entendre parler avec éloge sans se dire:
— C'est moi qui l'ai faite ce qu'elle est! — Lorsqu'on murmurait autour de lui : — (
gracieuse personne, que d'esprit, que détalent! — soucœui bondissait de joie. Pendant ses
is, quand elle chantai . et que sa voix éclatait eu notes graves ••! plainti-
ves, ses yeus étaient constamment fixés sur elle ! il la contemplait avec ravissement ; il
respirait à peine tant il craignait de perdre un des accens qu'il avait su lui communi-
quer. C'est que Niva était l'œuvre de ses mains, la reproduction de lui-même, l'écl
son aine! Oh ! quel ravissant spectacle que d'assister aiusi à l' ment d'une in-
telligence qui vous doit la vie ! - Ramier aussi n'était plus le même pour Niva : il lui
parlait avec moins de brusquerie, d'un ton moins impérieux. Il s'enquérail
de ses -Miiis. de ses désirs d'une \oi\ douée et humble. — Niva, lui disait-il souvent.
au d ' musique unis plait-il ; voulez-vous le chanter '.'
Inconcevable bizarrerie du cœur humain ! Ramier qui avait consacré trois
années de sa vie à faire l'éducation de cette jeune fille , à la p| volon-
tés, à l'accoutumer à une obéissance passive, maintenant qu'il avait obtenu ce qu'il
désirait, maintenant qu'il en avait lait une personne charmante, remplie de talent, de
grâce et d'esprit, était triste de la perfection de son ouvrage! Cetl . cette
docilité, cette douceur sans nuages le chagrinent et le rendent malheureux. 11 voudrait
un peu de mutinerie, quelques caprices; il désirerait que Niva ne se crût pas obîi
lui obéir en tout sans proférer une plainte, sans un murmure: il voudrait la voir femme
et son égale. On le comprend. Kamier était amoureux île' Niva. Cette pain re fille qu'il
avait élevée avec tant de sévérité, et que naguère il traitait avec si peu de ménagement .
s'était emparée de son cœur; il n'avait pu résister. Comme Pygmalion, il 'tait a genoux
devant l'œuvre de ses mains. C'était une passion d'autant plus profonde, qu'il n'osait la
manifester. En effet, comment franchir l'intervalle qui le séparait de Niva? Comment
se dépouiller de l'extérieur d'une autorité presque paternelle, pour lui avouer les ten-
dres sentimens qu'elle lui inspirait: comment abandonner le rôle sévère et digne qu'il
avait joué jusqu'alors, pour s'incliner aux pieds d'une jeune tille qui tremblait en le
voyant'? Niva qui devait tout à Ramier, qui le redoutait autant qu'elle le révérait , com-
ment recevrait-elle l'aveu d'un sentiment qu'elle était bien loin de supposer à son bien-
faiteur? L'amour est un dieu jaloux qui veut de l'indépendance, et qui ne se paie pas
is maxim s de la morale. Ll'un autre côté, le caractère de liamier était trop élevé.
il était trop pénétré de la noble mission dont il s'était chargé , pour abuser un seul
instant de la confiance sans limites qu'il inspirait a lanière de Niva el ;i la jeune
artiste.
CependantNiva faisait tous les jours de nouveaux progrès ; elle avait dépassé les plus
hautes espérances de Ramier. Son aptitude à saisir les plus fines nuances de Pari était
surprenante. Brillante, coquette dans la musique légère, elle était majestueuse et pleine
de passion dans les scènes tragiques. Sa belle voix, sa1 figure expressive, sa taille noble,
son style large, ample et vigoureux faisaient l'étouuemeut de tous ceux qui l'entendaient.
Toutes les fois qu'elle chantait dans la classe de Ramier, il y avait des trépignemens de
plaisir. Dans le monde, ses succès étaient plus beaux encore. On la comblait de cadeaux
et de prévenances; alors, les yeux mouilles de larmes, elle disait à Ramier: — 0 mon
maître ! c'est a vous que je dois tout cela ! — Il lui répondait en lui pressant la main.
pression délicieuse où allaient se réfugier tous les sentimens de son cœur !
Depuis trois ans que Niva faisait partie de l'école de Choron, personne ne l'avait en-
tendue, excepté les élèves de Ramier. Un jour, Choron dit à Ramier : — Quand me feras-
tu connaître ta merveille? Celte question maligne prouvait que le chef de l'école s'était
laissé prévenir contre Niva, par l'aniour-propre blessé de ses camarades, jalouses de la
préférence que lui accordait Ramier. On fixa le jour où Niva serait entendue. Ces sortes
de présentations avaient toujours lieu à l'une des grandes séances présidées par
» -i ' > LA SYLPHIDE.
Choron. C'était un spectacle imposant ! Chaque professeur défilait avec sa classe de-
vant le chef de l'établissement qui approuvait ou blâmait. Ce n'était pas Choron que les
élèves craignaient le plus, mais la critique de leurs camarades. Un sourire, un mur-
mure, un chuchotement les faisait trembler et les remplissait de confusion. Les femmes
surtout ne pouvaient supporter l'idée de faiblir devant leurs rivales, et j'en ai vu sou-
vent se trouver mal pour avoir manqué un trait. C'était un samedi de l'année 1829 que
Niva devait débuter devant tous les élèves de. l'école de Choron. Le ban et l'arrière-
ban avaient été convoqués ; il y avait même quelques dames étrangères qui, connaissant
l'histoire romanesque de Niva, avaient manifesté le désir de l'entendre. La curiosité
était générale. On voulait connaître le résultat de trois ans d'études ; chacun y était ve-
nu avec des sentimens plus ou moins favorables à la jeune artiste.
Choron dit à Ramier : — Mou cher! nous sommes prêts. — Alors , conduite par son
professeur, Niva s'avance sur l'estrade; elle tremble, son sein se soulève avec effort,
sa ligure est d'une mortelle pâleur. — Ramier est au piano, le cœur plein d'agitation. Il
frappe quelques accords, et dit tout basa Xiva: — Courage! — Niva commença ce bel air
de Nicolini :
Or che son vicino a te ;
Slanca son di palpitar.
Lorsqu'elle fut arrivée ace magnifique passage :
Tanto amore e lanta fè,
un tonnerre d'applaudissemens couvrit sa voix Choron s'élança sur l'estrade,
pleurant comme un enfant, etse jetlantau cou de Niva, la couvrit de baisers sans pou-
voir proférer une parole ! Tous les élèves s'étaient levés spontanément ; Ramier, la tète
penchée vers le clavier, cherchait à maîtriser son émotion ; à cette vue, Niva s'arrache
des bras de M. Choron et se précipite vers son bienfaiteur. Brava , brava, bravo Ra-
mier, bravi ! s'écrie-t-on de toutes parts. Ce lut une scène admirable , le plus beau
jour de Ramier!
Le succès de Niva fit taire ses rivales. Choron ne cessait d'en parler, de la louer et
de s'extasier sur un tel résultat au bout de trois ans de leçons. Mais ce qu'on admirait
encore plus, c'était le reste de son éducation. On se demandait comment un homme
de vingt-quatre ans avait pu transformer celte jeune fille , que tout le monde fuyait,
en une personne élégante , modeste et pleine de grâce ?
Depuis quelque temps, Choron avait enrichi la classe de Ramier d'un nouvel élève:
c'était un jeune homme de dix-huit ans, d'une physionomie agréable , et qui n'était pas
dépourvu d'une certaine instruction ; il s'appelait Rifaut. La première fois qu'il vit et
entendit Niva , il en fut ému. Depuis ce moment, il ne la perdait pas de vue ; toujours
empressé auprès d'elle , il ne manquait jamais l'occasion d'un compliment. Ramier ne
demeura pas long-temps étranger à ce roman ; il en conçut , comme on le pense, une
affliction profonde; il essaya, par tous les moyens, de détruire cette passion naissante;
mais il ne fut pas heureux , le remède empira le mal , et les expédions , au lieu d'éloi-
gner la catastrophe , en précipitèrent le dénoùment.
Un dimanche du mois de mai 1830,Ramier elNiva devaient dîner chez une personne
de leur connaissance. Niva s'en excusa, sous prétexte d'indisposition. Ramier y alla tout
seul, mais inquiet de la santé de son élève ; il s'esquiva immédiatement après le dîner,
et se rendit de laChaussée-d'Antin à la rue Babylone, où demeurait Niva. Comme il fai-
sait un temps magnifique, il suivit le boulevart des Invalides. Il pouvait être huit heures
la svi. l'iiun:.
Ml
du soir. Chargé d'un énorme bouquet pour Ni va, son cœur était dans une de ces dispo-
sitions rares dans la vie, lorsqu'il aperçut doux personnes qui venaient de son côté.
Tout-à-coirj ses yeux se troublent, ses jambes fléchissent, tremblent.. .il s'efforce de
marcher; mais il est obligé de s'appuyer contre un arbre, en voyant Ni va au bras de
Rifaut !
II est difficile de rendre tout ce qu'éprouva Ramier à ce spectacle : interdit, muet,
une sueur brûlante inondait sou visage; sa douleur était de celles qui ne permettent pas
aux larmes de se Ira ver un passage. Après quelques instansde h h m ire, Ramier, s'armant
de toutes ses forces, continua son chemin sans avoir ouvert la bouche, laissant Niva
qui venait de le reconnaître, dans une consternation profonde. Pour lui, tout était lini.
Jamais il ne reparla à son élève; jamais il ne lui fit un reproche; il lui continua ses soins
comme si rien n'eût altéré les sentimens qu'il avait eus pour elle. Quelques mois après
arriva la révolution de juillet, qui mit un terme à l'existence de l'école Choron ; quinze
jours après, Ramier quitta Paris.
Il y avait six mois qu'il habitait la petite ville de..., à vingt-cinq lieues de Paris, lorsqu'il
y arriva une jeune cantatrice accompagnée de sa mère. Elle venait y donner un concert,
et on parlait d'elle avec enthousiasme. Au jour fixé, la grande salle de l'IIôtel-de-ViUn
était comble. Toute la bonne compagnie s'y trouvait. Ramier fut le premier à s'y rendre,
et se plaça juste en face du piano. Après une symphonie jouée par les amateurs de l'en-
droit, parut la jeune virtuose. Le programme annonçait uuairde Nicolini, quejlamier
avait souvent fait chanter à Niva. La jeune cantatrice s'approche du piano avec assu-
rance, sans paraître effrayée de sou nombreux auditoire, attaque avec lieaucoup de
suavité ce bel adagio :
' !
Oi che son vicino a te...
puis s'arrête tout-à-coup ; sa voix tremble, son visage, pâlit; elle veut recommencer,
mais impossible ! Ses yeux se remplissent de larmes. La voyant prête à défaillir, Ramier
s'élance à son secours, la fait asseoir, lui prend la musique des mains et se met à chan-
ter à sa place :
Or che son vicino a le,
Stanca son di palpitar,
avec un accent et une expression qui émurent toute l'assemblée. La soirée fui interrom-
pue, et le concert ne put se continuer. Niva, car c'était-elle, avait reconnu Ramier, qui
après avoir chanté, sortit de la salle et quitta la ville le lendemain.
VI.
Dix an- après l'événement que nous venons de raconter, on donnait à l'Académie
royale de Musique un opéra nouveau qui faisait courir tout Paris. Une cantatrice aimée
du public y obtenait un grand succès. Au quatrième acte, à l'une des scènes les plus
dramatiques de la pièce, on entendit des sanglots partir d'un coin obscur de l'orchestre:
— c'était Ramier qui pleurait à chaudes larmes en reconnaissant Niva sous le costume
de la prima qui s'appelle aujourd'hui Rosine-Stolz! scudo.
i.a sv i.piiini:.
CIIROMOIE III GR.UD MM.
s ne parle, depuis le commencement de ce mois, que de
la fête philantropique qui a réuni dernièrement dans
les salons célèbres de l'Abbaye —aux- Bois , presque
toutes les illustrations de la politique, de la littéra-
ture et des arts autour de leur patrone, de leur sauve-
garde et de leur consolatrice à tous, Mmc liécamier. Je
laisserai à d'autres le soin de détailler cette soirée
splendide, et je me bornerai à enregistrer quelques unes
des paroles auxquelles celte réunion a donné lieu. — On
demandait à M11' Hacbel pourquoi elle avait déclamé des
morceaux à\-lthalie de préférence à tout autre chef-
d'œuvre? — C'est, a répondu la jeune et incomparable
tragédienne, pour pouvoir dire un jour que c'est chez M""- Récamier que j'ai débuté
dans ce beau rôle. — A l'Abbaye-aux-Bois, spectateurs et artistes s'admiraient récipro-
quement. — J'avais entendu jusqu'à présent le bruit de votre renommée, sans jamais
avoir eu le plaisir d'entendre le son de votre voix! — disait l'immortel vicomte de Cha-
teaubriand h Lablache ; et Lablache, qui n'est jamais en reste pour les réparties, lui
répondait : — Malgré mon embonpoint, j'aurais fait, M. le vicomte, dix lieues à pied pour
avoir le bonheur de vous connaître.
Quelques jours après cette soirée, couronnée par une abondante quête, et dont les pau-
vres conserveront un long souvenir, M,nc la comtesse de Châtenais a donné un bal d'oi-
fans. Le dix-neuvième siècle peut, à coup sur, revendiquer pour lui l'invention des bals
d'enfans. Il y a eu une époque dans l'histoire de notre civilisation et de nos modes où
l'enfance n'était comptée pour rien. On mettait les garçons au collège, les tilles au couvent
et, presque sans transition, les uns et les autres ne sortaient des langes de l'éducation
(pie pour devenir esclaves de la société dans le mariage ou dans quelque profession exclu-
sive; on faisait des mères de famille de ces pauvres jeunes personnes qui n'avaient pas
LA SYLPHIDE. 133
encore appris à vivre; et ces infortunés jeunes gens, sans avoir eu le temps de se recon-
naître, devenaient époux, sous-lieutenants ou prêtres.
Aujourd'hui des améliorations sensibles ont été introduites dans notre manière d'être,
et les bals d'enfans, en donnant à la jeunesse une connaissance anticipée et douce du
monde, lui en facilitent l'abord, en tapissant les chemins de fleurs et de gazons verts, et
ont, de plus, l'avantage de resserrer les liens qui unissent les familles entre elles. Je ne
dirai rien du bonheur des mères, mais j'en nommerai quelques unes: la comti sse di
Bonneval, Mme Paul de Ségur, Sl'"ede Caraman, la comtesse de Saint-Prix, Mm« de La
Ferté ; parmi les enfans qui se livraient aux innocens plaisirs de la danse, j'ai vu le fils
de SI. Guizot, le neveu de la comtesse de Chàtenais, le fils du duc de Beaufremont, le
lils du prince deBeauvau et beaucoup d'autres. Que SI"" la comtesse de Chàtenais re-
çoive donc ici nos remercimens sincères, son bal d'enfans n'a pas été moins brillant
qu'un ba! à la Cour. — Et puisque je parle de la Cour, c'est bien le cas de dire un mot du
magnifique concert qui a été donné aux Tuileries le mercredi précédent, 5; le nombre
des invités était considérable, et les premiers talens de nos deux théâtres lyriques, se
trouvant en aussi bonne compagnie, ont rivalisé de perfection. — Le jeudi i, une soirée
dansante du meilleur goût a eu lieu chez SI. lecomte et 5In,c la comtesse de Trcssan. En
vérité, il faut assistera ces réunions aristocratiques pour s'en faire une idée exacte.
La plume est impuissante à décrire tant de beautés et tant de richesses, tant de cour-
toisie et tant de grâces ; tour à tour les brillans, les toilettes, les conversations ou les
danses vous fascinaient comme si ce n'était pas assez de la politesse et du charme exquis
avec lesquels SI. le comte et SIme la comtesse de Tressan savent faire les honneurs de
leurs salons. Parmi les reines de cette fête, je citerai la belle comtesse d'Aubigny, la
marquise de Brissac, la comtesse Dulong de Rosnay, la vicomtesse de la Ferrière, M,lc de
Montgommery et la comtesse de Tressan.
Lundi dernier, le prince Tufakim a donné un bal splendide qui avait réuni toutes les
jeunes femmes envers lesquelles il se montre toujours d'une amabilité si parfaite. Le
prince Tufakim, resté garçon à un âge où beaucoup d'autres ont depuis long-temps serré
les nœuds de l'hymen, jouit, avec un bonheur chevaleresque, des privilèges de son
célibat : il est la providence des femmes qui aiment les conversations, le bal ou la mu
sique; jamais on n'a demandé en vain, au prince Tufakim, une soirée, un bal ou un
concert. Comte \lfred de r***.
< ItBBI :«l'0«D »>< I .
Notre rédacteur, SI. Guénot-Lecointe , a reçu de SI. Victor Hugo une lettre qui
honore trop l'immortel poète et l'illustre auteur de la Divine Épopée , pour que nous
ne nous empressions pas d'en publier les fragmens qui ont rapport à un bruit dont
nous nous étions prématurément fait les échos. Le témoignage de SI. Hugo ne permet
plus de douter que la conduite de SI. Alexandre Soumet, lors de la dernière élection à
l'Institut, a été aussi noble que digne, et que son vote, expression fidèle de ses senti-
mens et de son cœur , a appartenu à SI. Victor Hugo, toutes les fois que le poète est
venu offrir son grand nom au scrutin académique. — Voici les passages de cette lettre :
'.Je veux aussi, pardonnez-moi cette prétention, vous réconcilier avec les beaui ve rs
de M. Soumet qui est un nohle poêle, incapable du vote au hasard qu'on vous a conté.
» Dans ce monde, où il y a tant de haine et d'injustice , il faut du moins que les esprits
élevés se comprennent et s'aiment , et mon ambition est satisfaite quand j'ai pu être entre
deux d'entre eux le Irait d'union
. 9 février 1841. » Victor nuGo. •
I.A Sï r.PIUUE
PATRES.
our le dire une fois en passant, il parait que les républicains
du Nouveau-Monde ne sont pas des gens excessivement fé-
roces à l'endroit des femmes et surtout des danseuses. Ce
n'est pas eux qui auraient assassiné cette blonde et ado-
rable Lamballe; ce n'est pas eux non plus qui auraient
condamné à mort notre belle Marie-Antoinette. Améri-
cains du nord, Américains du sud, vous nous faites une
guerre déloyale ! Vous abusez des mers qui nous sépa-
rent pour ravira la France le sceptre de la chevalerie et
de l'amour des dames qu'elle porte avec tant de distinc-
tion depuis l'âge heureux des croisades. Non seulement
vous~ne~vou!ezpIus nous rendre Fanny Elssler, que M. Duponchel ne vous avaitprétée
que pour quelques mois mais; encore, mettant à profit le bienveillant soleil de votre cli-
mat, vous la déshabillez cette chère Fanny, vous en faites une vraie fille d'Eve; vous
vous disputez un morceau de ses souliers de satin, un atome de ses jarretières ; vous at-
tentez même à sa chevelure d'ébène; vouslui dites : — Fanny, je veux de tes cheveux!—
absolument comme le disait à son portier M. Romieu, ce préfet de si joyeuse mémoire.—
Telles sont, en effet, les nouvelles que nous apporte avec un sérieux rabelaisien Vlntelii-
gencer de Pétersburg. — Fanny Elssler a été reçue à Richmond, dans l'état de Virginie ,
comme une souveraine; on l'a mise dans une litière que des sénateurs ont chargée sur
leurs vertueuses épaules, on l'a promenée en triomphe, on l'a menée au sénat, où elle
s'est assise à la droite du président; on a prononcé toutes sortes de discours en son
honneur; enfin c'est un conte des Mille et une Nuits, un conte d'une bouffonnerie ex-
travagante, et dont la réalisation n'était possible que chez les puritains de l'Amérique du
sud. — Les choses se passent autrement en Russie ; le czar veut bien donner ses dia-
mans et ses roubles aux danseuses , mais il prétend garder ses gentilshommes. Ainsi ,
assure-t-on, Mlu Taglioni, par suite du refus de l'empereur Nicolas, vient de manquer un
mariage magnifique avec un des plus riches seigneurs de sa cour. Cette catastrophe fera
sans doute désirer plus vivement à la sylphide son retour en Fiance. A propos de danseu-
ses, il ne manque pas de journaux qui inventent des nouvelles fraîches avec de vieilles
LA Sï l.l'IIIUI
histoires. On nous annonce, à grand renfort de trompettes, quels Cerritoestengag
l'Opéra. Erreur! La Cerrito, lors de son dernier passage a Paris, est ( on venue avec l'ad-
ministration de venir au printemps prochain, donner un certain nombre de représenta-
tions à l'Académie royale; il y a donc sis mois au moins que nous savons oe qu'on prend
la peine de nous répéter depuis huit jours.
C'esl aussi au printemps prochain que M. Ueyerbeer reviendra d'Allemagne avec son
chef-d'œuvre. D'ici là, nous avons lieu de croire que toutes les tentatives et tous les
voyages que l'on fera pour l'obtenir seront inutiles. — D'ailleurs, depuis la semaine der-
nière, bien des choses se sont accomplies derrière le rideau de l'Opéra. 1
de llllc Heinefetter est rotait sur des bases de nature à satisfaire les plus difficili
jeune et belle cantatrice appartient pour deux ans à l'Académie royale. Quant à M1" So-
phie Loëve, il n'y faut plus penser : l'arrêt de l'administration est irrévocable;
M"" Loëve ne chantera pas sur notre première scène. C'esl peut-être ici le lieu de dnv
que quelques bons esprits ne voient pas sans inquiétude l'invasion musicale allemande
qui incessamment grossit, et qui pourrait bien un jour ou l'antre compromettre d'une
laeon grave les destinées de l'Opéra. — M"" Viardot-Garcia, quoique à la veille de parti!
pour Londres, est possédée du plus vif désir d'entrer à l'Académie royale ; mais il me
semble difficile que les vœux de M»c Viardot se réalisent si elle persiste dans ses préten-
tions, d'autant plus onéreuses que il. Léon Pillet est résolu de marcher d'un pas ferme
dans la voie des économies. — La représentation au bénéfice de Duprez aura lieu Ie6 du
mois prochain ; le prix des places est doublé, la soirée sera magnifique, et surtout plus
italienne que française, si le spectacle tient la parole donnée par l'affiche. — Il est ques-
tion d'un grand opéra de M. Halévy, qui suivra la Favorite, et dont le titre est encore un
mystère. — M™' Nathan-Treillet, que nous avons entendue et applaudie l'hiver dernier
à l'Opéra, et qui fait maintenant les délices du théâtre de Bruxelles, est engagée pour la
saison prochaine. — Le ballet de M. de Saint-Georges, qui sera représenté au prin-
temps, et auquel musiciens, décorateurs et chorégraphes travaillent avec une rare acti-
vité, a pour titre la Rosière de Gond. — La reprise de Stradella et la Juive nous ont
rendu M,leJulian, jeune cantatrice sur laquelle nous avions appelé l'attention de M. Pil-
let, et dont l'intelligence et les progrès méritent les plus grands éloges.
L'Opéra-Comique, qui ne s'endort pas dans le succès de Guitarrern, apprête déjà un
autre succès, le Pendu. On dit que M. Crosnier vient d'engager Mme Luguet, artist.
■ lui a eu des succès en province. — L'avenir de la Renaissance parait encore incertain ;
ce n'est cependant pas l'activité qui manque à M. Anténor Joly. Sou répertoire compte
deux pièces nouvelles: la Paix et la Guerre, peut vaudeville sans importance de
M. St-Amand,etIa.Fe7e<to> Fous, drame en cinq actes de MM. Fournier et Arnould, qui
contient de fort belles scènes et qui est joué avec beaucoup de chaleur et quelquefois de
talent, par Bouchet, Matis et Mlu Fitz-James. — La Porte-Saint-Martin, fidèle à son
programme qui comprend le ballet, vient de donner les Jours gras aux enfers, diver-
tissement de circonstance, par H. Tarin, dont il faut attribuer tous les honneurs au
petit Laurencon, sylphe de cinq ans. — Il n'y a rien de décidé au sujet de l'Ambigu; on
parle d'un directeur et de je ne sais combien de sous-directeurs; pendant ce temps-là
Lazare le Pâtre va aller continuer son succès à la Porte-Saint-Martin. D'un autre
côté, on assure qu'un nouveau théâtre est à la veille de surgir sur les ruines du Colvsée
de Mm- Saqui.— Un nouveau théâtre!... tandis que la Porte-Saint-Antoine reste fermée;
un nouveau théâtre!.... tandis que l'Ambigu est en pleine faillite, et que le Vaudeville
se porte si mal ! Notre France sera donc toujours un pays de moutons !
Quoi qu'il en soit, nous nous empressons de publier les lignes suivantes, que nous lisons
ce malin dans la Presse, et qui confirment l'opinion que nous avons déjà émise plusieurs
fois touchant les torts énormes que causent à la littérature, à l'art, aux artistes et aux
spéculateurs, l'effrayante multiplicité des théâtres à Paris : — « On attribue au ministère
13G '-A SYLPHIDE.
» l'intention bien louable de supprimer un théâtre sur la ligne des boulevarts ; la pre-
» mière administration qui se trouverait en état de faillite subirait l'application de cette
» mesure d'une efficacité incontestable.» — Eh bien! si telle est l'intention du mi-
nistre, qu'il se bâte, car au lieu d'un , il y a deux théâtres sur les boulevarts qui sont en
faillite. Qu'il supprime du même coup l'Ambigu et la Porte-Saint-Antoine; qu'il empêche
M"' Saqui de renaître de ses ignobles décombres, et, comblant la mesure de ses bien-
faits, qu'il transporte les dieux Lares de la Porte-Saint-Martin à l'Ambigu, et que la
Porte-Saint-Martin, qui compromet le quartier et qui obstrue l'entrée de la rue de Bondy
dont il fait un cloaque, disparaisse du sol. La réalisation de ce projet profitera à tout le
monde. r,. IjIénot-lecointe.
Concerts de Vieuxtemps. M'k Marie Villes, H. lier/, et I^abarre.
Le concert de Vieuxtemps est, sousle rapport de l'art, le plus remarquable auquel nous
ayons assisté depuis le commencement de l'hiver. Le grand concerto du célèbre violo-
niste etsafantaisie ont excité des applaudissemens frénétiques. Aujourd'hui, nous di-
rons que Vieuxtemps nous semble avoir porté au dernier point de perfection l'art pra-
tique du violon; personne n'est encore arrivé où il est, et nul n'ira plus loin que lui.
Comme compositeur, c'esj un maître. Une autre fois, nous nous livrerons à un examen
plus approfondi du talent de Vieuxtemps, et l'occasion s'en présentera bientôt, car il
traite en ce moment de quelques représentations à la salle Favart. Notre grande canta-
trice, Mme Dorus-Gras, était seule capable de rivaliser de succès avec Vieuxtemps, et elle
s'est fait applaudir autant que lui dans un air de la Clémence de Titus, et la cavatine de
Robert le Diable. — Quelques jours après, dans cette même salle de Henri Herz, Mlk> Ma-
rie Willès a donné un charmant concert. Nous y avons entendu avec plaisir M1Ie Willès,
qui possède une fort jolie voix et qui s'en sert à merveille ; M. Burdini etMm0 Widemann.
Dans la partie instrumentale, MM. Schimon et Dorus ont fait preuve d'un incontestable
talent, le premier sur le piano , le second sur la flûte. La voix humaine ne chante pas
mieux que la flûte de M. Dorus. M. Artot a bien joué dans une fantaisie de sa compo-
sition. Je ne dirai rien de MM. Puig et Wartel ; qu'ils m'en remercient.
Les concerts par abonnemens, fondés et dirigés par MM. II. Herz et Laburre, obtien-
nent le plus grand succès. La quatrième soirée musicale qui a eu lieu jeudi avait attire
une atïluence tellement considérable que plus de cent personnes, nous a-t-on dit, ont
été refusés à la porte. M. Henri Herz a joué son troisième concerto, la plus belle de ses
compositions peut-être, avec une netteté, une délicatesse, un charme inexprimables ; l'air
du Freyschutz- , chanté par Mme Viardot-Garcia , et la Cadence du diable, où la voix de
la cantatrice le dispute en fini et en souplesse à l'archet de M. de Bériot, ont été pour la
sœur de Malibran , l'occasion de ces éclatans triomphes qu'ils va continuer en Angleterre.
M. de Bériot a encore exécuté son Trémolo , aux applaussemens de tous , et MMe Nau a
chanté à ravir l'air de la Somnambule , de Bellini. — Le cinquième concert de M. Henri
Herz, aura lieu le 27 de ce mois.
LA SYLPHIDE
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DIRECTION.!. CITE DES ITALIENS
LA SÏLPUIUE.
A Madame
a grande semaine qui va s'ouvrir nous amènera
beaucoup de bals travestis ; c'est le moment ou
jamais; encore quelques jours, et le carnaval aura
vécu. 11 faut donc s'empresser de s'occuper de la
mode qui brille de ses derniers feux, et tirer le meil-
leur parti possible des rayons de ce soleil couchant.
Pour travestissemens, je conseillerai aux jeunes et
jolies femmes le costume grec de chez Babin, qui
^ sied à merveille; ce costume se fait en satin, avec le
corsage en brocart d'or ou d'argent, brodé en soie
de couleur, ou parsemé de pierreries ; les manches
en gaze unie ou lamée, une écharpe en cachemire ou soie grena-
dine, et la toque en velours brodée or, soie et pierreries. Le cos-
tume styrien est aussi un joli costume ; il a de la légèreté et une
élégance montagnarde qui va admirablement aux femmes brunes
'et un peu fortes. La mode des petits corsets en velours de couleur,
pour le bal, donne aux femmes qui les portent l'apparence d'être
-presque en costume, aussi sont-ils très en vogue dans ce moment;
'après avoir employé les passementeries pour les orner, on vient de
trouver pour eux un genre d'accessoire plus élégant encore , ce
sont des boutons de perles assez gros. On en place trois rangs des-
cendant en pointe sur le devant du corsage, les revers des petites manches sont or-
nés de même; ces boutons sont d'un si joli effet, que Palmire les a adoptés pour
les poser sur ledevantdelajupe et du corsage de quelques nouvelles redingotesen
satin. Un mot des fourrures, tandis qu'il en est temps encore, et qu'il y a un reste de
froidure dans l'air qui les autorise. A la dernière soirée de la princesse Czar
j'ai remarqué une fort belle femme vêtue d'une robe en velours bleu de ciel; le cor-
sage et la jupe ouverts devant étaient seulement fermés à la ceinture par une agrafe
en pierreries ; tout le tour de la robe, les montans , le corsage, étaient bordés de
petit-gris, de la maison Gon ; la bande du bas de la jupe trois fois plus haute que
celle qui bordait les montans de la jupe et le tour du corsage ; les manches à la
moscovite, larges, ouvertes du bas et demi relevées à l'intérieur du bras par une
agrafe en pierreries, semblable à celle du corsage ; par dessous cette robe, une
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LA M I.I'IIIDI. .
autre en satin blanc, avec manches et corsage justes ; une coiffure en velours
blanc, or et marabouts, due au talent de Beaudrant, complétait cette belle toilette,
qui, elle aussi, faisait presque costume. — L'ornement des gants devient aujour-
d'hui un véritable luxe; outre les perles, les glands, les cordons arabes, la blonde,
les fleurs dont on les garnit, voilà que l'on en fait de tout nouveaux nommés gants
à la Crispin, avec un revers de velours noir, bordés d'un rang de petites perles
ou d'un petit lacet d'or. Le nombre des bracelets ne connaît plus de terme, on en
met tant que faire se peut, excepté avec les manches longues et justes, avec les-
quelles il est de bon goût de n'en porter qu'un , comme terminaison de la man-
che et pour cacher l'espace qui se trouve toujours entre cette dernière et le gant.
Avant de quitter l'article bijoux, je vous parlerai des grandes épingles à retenir
les cheveux, que l'on appelle épingles africaines; la tète est en or, mais fort grosse,
c'est une boule à facettes couvertes de pointes de diamans et de pierreries, et
d'où s'échappent des cordons ou chaînes, avec des petits glands en diamans ou en
pierres précieuses ; ces épingles, retenant des cheveux arrangés à la grecque,
sont fort élégantes.
Les glands, si à la mode cette année, se glissent partout; ils ornent fort gra-
cieusement les bracelets algériens, travail d'or qui imite un cordon et forme nœud
sur le dessus du bras ; les flacons, enrichis de pierreries et suspendus à des chal-
nesaccrochées à la ceinture, ont tout-à-fait remplacé les cassolettes. Les dentelles
sont loin de perdre de leur faveur : déjà nos bonnes lingères de Paris ont fait des
commandes de lingeries pour la nouvelle saison, avec lesquelles les broderies se-
ront de toute nécessité ; on ne saurait trop engager les femmes à maintenir cette
mode charmante, à laquelle elles doivent une grande partie de l'extrême élé-
gance qui distingue leur toilette aujourd'hui. Les passementeries seront aussi fort
employées pour orner les robes de printemps; leur apparition cet hiver n'est qu'un
prélude aux succès qui les attendent plus tard. Avec les petits corsets de velours
dont je vous ai parlé plus haut, il est d'un joli effet de porter un triple jupon ,
simulé par trois biais de velours de la même nuance que le corsage ; une
couronne de roses blanches de Mme Lainné , portée avec cette toilette , forme
un ensemble de bon goût, charmant pour une jeune personne. J'ai vu dernière-
ment trois costumes dans ce genre, crêpe blanc et velours grenat, expédiés en
Allemagne par la maison de commission Giroud et C'*., qui m'ont paru pleins
de distinction. Il n'est pas besoin de vous dire qu'on y avait joint les sous-jupes
bouffantes de Delannoy ou d'Oudinot, accompagnemens obligés de toutes les toilet-
tes. — A propos de toilettes, permettez-moi d'extraire de mes souvenirs quel-
ques ensembles pris en haut lieu , et véritables modèles à suivre. Une robe en
tulle blanc, zébrée de comètes de satin bleu de ciel , chaque bande de comètes,
arrivant un peu au bas du genou, recouvrait, de distance en distance, un grosbouil-
lon de tulle, et continuait encore sur la jupe pour aller plus bas recouvrir un se-
cond bouillon, placé tout-à-fait en bas du jupon. Le corsage était de même orné
d'une comète qui partait du bas en correspondant aux lignes de comètes ornant
le jupon , et s'étendait en éventail sur la poitrine et le dos; le corsage plat, à pointe,
était bordé d'un bouillon de tulle également orné d'une comète qui avait la lar-
geur d'un doigt et qui était placée à des distances assez rapprochées. Les cheveux
en bandeaux devant, peu descendant sur les joues, derrière, une large tresse en-
tourant le milieu de la tôle et faisant le tour des oreilles en dessous; de chaque côté
LA SVI.P1I1IM.
de la tête, derrière la tresse, un bouquet de volubilis bleu. Autour du cou, une
large chaîne d'or fermée par un nœud en turquoise, des bracelets pareils. —
Une robe en satin rose, ouverte devant, et sur les deux côtés, de manière à former
trois lés bien séparés; ces lés unis ensemble, de manière cependant à ne point
être rapprochés, par des rangs et des glands en perles; la distance qui séparait
chaque lé l'un de l'autre, au bas de la jupe, était d'une largeur de deux grandes
mains ; puis cette distance allait en s'amoindrissant jusqu'à la hauteur de la han-
che, où elle cessait d'exister ; la longueur des rangs de perles et le volume des
glands suivaient la même progression décroissante à partir de l'ouverture; le cor-
sage plat, à pointe, orné de draperies rehaussées de perles ; les manches courtes,
plates, avec un revers en satin bordé d'un rang de perles fermé par un gland dans
l'intérieur du bras ; une jupe de satin blanc sous la robe rose, dont le brillant d'ar-
gent se laissait voir entre les lés séparés de la robe de dessous et à travers les
rangs et les glands de perles; un chapeau petit bord très court du front, descen-
dant des côtés, en velours noir bordé de perles et orné de plumes blanches.
Vous m'avez demandé de Ja mode, madame, en voici: aujourd'hui l'on danse...
La causerie n'est pas de saison ! Baronne marie de l' *.
UNE JOURNEE A VENISE.
ien ne saurait donner une idée de la place Saint-Marc ;
cette place a quelque chose de si magique, elle a eu tant
de retentissement dans l'histoire, que ce n'est pas sans
une vive émotion qu'on se trouve porté sur ce lieu té-
moin de tant d'événemens. — Voyez, madame, ce carré
long qui vous rappelle le Palais-Royal de Paris , avec ses
galeries et ses Ilots populeux. A gauche sont les Procu-
i rades vecchies , somptueuses demeures de ces anciens
patriciens, fiers avogadors de la République. A droite le Procuratie nuove, élevé sur
les dessins de Sansovino, le Michel-Ange de Venise. Ce monument, supérieur à l'envie,
ainsi que le disait P. Arétin, a changé de nom ; on l'appelle aujourd'hui le Palais-Royal.
L'ensemble de la place Saint-Marc offre, dans ses détails, l'histoire des progrès et de la
perfection des Beaux-Arts, depuis, pour ainsi dire, leur origine jusqu'à nos jours.
C'est le seul endroit du monde où l'œil ne peut qu'admirer. Mais l'imagination la plus
brillante se trouve dépassée à la vue delà Basilique de Saint-Marc, située à l'extrémité
de la place. L'église de Saint-Marc fait exception à tout, et ne peut se comparer qu'à elle-
même. Son architecture est à la fois grecque et arabe ; cinq cents colonnes de porphyre,
de marbre oriental et d'agathe, soutiennent ou décorent ces nombreux minarets, ces
riches coupoles et cette légère campanille. Toutes ces colonnes out été apportées de l'an-
tique Bysance ; ainsi le temple de Constantin a été érigé deux fois : la première aux rives
" Nous regrettons de ne pouvoir publier que quelques pages des nombreux et brillans
souvenirs que l'auteur de cet article, liomnie d art ei de cœur a rapportés de la poétique cité
des doges. sote de la rédaction.)
140 LA SVLPUIDE.
du Bosphore, la deuxième aux bords de l'Adriatique. L'esprit, comme les yeux, se perd
au milieu de cette forêt de colonnes, de cette profusion de richesses inouies,où l'art
le dispute à l'or qui couvre les murs. La basilique de Saint-Marc, mélange étrange du
profane et du sacré, renferme à elle seule plus de raretés historiques et artistiques que
tel musée célèbre.
A l'extérieur, sa façade est incrustée de bas-reliefs où chaque peuple est venu rap-
peler son art et ses croyances. En étudiant les détails, Saint-Marc n'est plus une église.
Ici, une statue d'Isis en granit oriental, à côté d'une Cérès sur un char attelé de dra-
gons en marbre vert. Là, deux piliers couverts de caractères cophtes , rapportés du
temple de Saba à Acres. Plus loin, un groupe en porphyre, où les antiquaires, auxquels
rien n'est caché, prétendent voir Aristogiton et Harmodius , assassins d'Hipparque,
tyran d'Athènes. Quoi qu'il en soit , ce monument date évidemment de l'enfance de
l'art. — Si nous pénétrons dans l'intérieur du temple, après avoir donné à une longue
admiration la première impression produite par la vue des merveilles qui frappent de
toutes parts, nous retrouvons encore ce mélange bizarre d'objets du polythéisme affectés
au culte catholique. Là, un bénitier en porphyre soutenu par un autel antique de travail
grec ; ici , des mosaïques du Colysée ; plus loin , un autel à Vesta, près d'un fauteuil en
granit égyptien, originaire, peut-être, de quelque temple de Memphis. Enfin, dans ce
temple, qui échappe à une description de détails, tant son ensemble est écrasant pour qui
le voit, l'or est la matière la moins précieuse de toutes celles qui le décorent.
C'est sous les riches coupoles de Saint-Marc, au milieu des parlums dont la vapeur
embaumante s'échappe de cent lampes d'or, qu'on peut se figurer aisément combien il
est facile aux peuples de l'Italie de se laisser impressionner par les pompes du culte ro-
main ; l'incrédulité elle-même sent fléchir ses doutes sous l'influence de la poésie de ces
chants harmonieux, de l'éclat de lumière uni aux rayons du soleil, dont les prismes nuan-
cés viennent jeter leur masse brillante sur les riches parois du temple et éclairer la physio-
nomie inspirée du peuple de Venise. — C'est au dessus de la principale porte de Saint-
Marc que sont placés ces quatre chevaux de bronze dont la destinée devait être si no-
made et les noms si variés. Conquis par les Romains sur les Parthes, le Quadrige de Chio
vint à Rome orner l'arc de Néron. Plus tard, quand Bysance, devenue puissante parle
caprice d'un empereur qui lui sacrifia la force d'un empire, se para à son tour des dé-
pouilles de Rome, les Chevaux de Néron décorèrent l'hippodrome de la ville de Cons-
tantin. Au treizième siècle, Henry Dandolo, doge de Venise, plante l'étendard de Saint-
Marc sur les murs de Constantinople, et enrichit la république des dépouilles de sa con-
quête. Les chevaux de l'hippodrome deviennent les Chevaux de l 'mise. Six siècles après,
presque jour pour jour, un jeune conquérant, qui, lui aussi, devait porter bien haut la
gloire d'une autre république, éleva, par droit de conquête, les Chevaux de f en ise sur le
sol de sa patrie; mais triste exemple de l'instabilité des choses d'ici-bas! quelques an-
nées venaient de s'écouler à peine, que déjà, toujours hélas! par droit de conquête, les
Chevaux du Carrousel s'appelèrent de nouveau les Chevaux de lenise!
En lace de la basilique de Saint-Marc, vous voyez, madame, trois piédestaux en bronze,
ornés de bas-reliefs admirablement ciselés par Leopardo, ils supporteut les mâts où
flottaient jadis les drapeaux conquis des royaumes de Chypre, de Candie et de Morée.
Demandez à Venise ce qu'elle a fait de ses beaux drapeaux !
En sortant de Saint-Marc et tournant à gauche, nous nous trouvons sur la Piazetta,
cette promenade favorite des Vénitiens; jugez, madame, si cette préférence est bien mé-
ritée.— Devant vous les lagunes avec l'animation des gondoles qui les sillonnent, les
cris et les chants du port. Voyez ces navires pavoi:>és aux différentes couleurs et molle-
ment balancés par la brise. Pour jouir du tableau magique qui se développe devant vous,
appuyez-vous, madame, sur l'angle de ce piédestal en bronze, c'est sur lui que s'élève
la colonne de granit qui porte le lion ailé de Saint-Marc , cet ancien palladium des Véni-
tiens, que la victoire nous avait donné, et qu'elle nous a ravi. Remarquez que cette ci-
I ï 8YL |-|I1L>L.
le Christ enfant. A coté, le- doge Loredano en conversation avec la sainte Vierge. Au-
prèsdu trône, sous le tableau du Tintoretlo, remarquez ces deux camaïeux de Tbiépolo,
génie de vingt ans, qui est allé mourir en Espagne, victime de la jalousie de ses rivaux.
De la salle du Sénat, on entre dans ,-elle des Dix, de ce pouvoir souverain . supérieur
même à celui du doge^ Parmi les tableaux qui décorent cette salle, deux surtout sont re-
marquables. Le premier, deL. Bassano, rappelle la victoire du dogeZiani sur l'empereur
Barberousse; ce tableau, ricin- de couleur et d'ensemble, est d'un admirable effet de dé-
tails; le caractère de la figure du doge est plein de grandeur. Le second tableau, non moins
remarquable, est deM. Vecellio, et représente le congrès de Bologne en 1329. Rien n'égale
la richesse et l'harmonie des costumes ; le relief des ligures est vigoureusen i senli et
donne le regret que ce maître n'ait pas produit davantage. En quittant la sali.' des Dix
nous non- trouvons mu- là -alêne qui domine la Cour ducale. Reposons nos veux fatigués
de l'éclat de l'or et d'une admiration long-temps soutenue. Asseyez-vous un moment, ma-
dame, sur l'appui de cette fenêtre, doni la double ogive descend presque de niveau avec
cette large dalle qui coupe le pavé de la galerie. N'admirez-vous pas ces deux colonnettes
torses où viennent s'enlacer en serpentant les Heurs et les feuilles délicates du volubilis.'
Eh bien! madame, cette fenêtre où vous trouvez un appui, cette large dalle de marbre où
posent vos pieds, ont aussi leur histoire : car tout, dans ce palais, parle au souvenir et
a la pensée.
Le 17 avril 4554., un peu avant le lever du soleil, la population entière de Venise (.ou-
vrait la place Saint-Marc. Une agitation sourde régnait dans cette foule compacte. Cha-
que figure portait avec elle l'expression d'une anxiété qui révélait l'approche d'un grand
événement. — Les portes du palais étaient fermées et soigneusement gardées par les
soldats esclavons à la solde de la République. Dans la Cour ducale, le sénat, lesavosadors
et les procurateurs de Saint-Marc occupaient, au pied de l'escalier des Géants l'empla-
cement qui leur était réservé le jour où l'on couronnait les doges. Sur la première
marche de cet escalier, on voyait un billot couvert d'un voile noir, et près duquel se
tenait debout un homme aux formes athlétiques; il était vêtu d'un juste-au-corps de
laine rouge ; sa capuce de même étoffe et de même couleur, reietée en arrière laissait
sa tète découverte. Sur ses traits fortement prononcés et naturellement impassibles, on
lisait cependant les traces d'une émotion secrète et comprimée. Ses bras, dont les
muscles saillans accusaient la force, étaient nus jusqu'aux épaules, afin que rien n'en
gênât le libre usage. Ses mains reposaient sur l'extrémité du manche d'une hache, dont
le fer brillant recevait les premiers rayons du soleil qui commençait à se lever du sein
des lagunes pur et radieux, comme pour éclairer un jour de fête. Un coup de canon
parti de l'arsenal, porte la commotion électrique au milieu du peuple, dont l'agitation
long-temps contenue, se fait alors jour, et, du sein de cette foule immense, le cri de grâce'.
part clairet distinct, comme s'il sortait de la bouche d'un seul homme. Dans ce même
moment, la fenêtre du palais, de niveau à l'escalier des Géants, s'ouvrit et livra passage
au conseil des Dix, suivi des mystérieux membres du tribunal des Trois, dont la figure
était cachée sous un masque épais. Au milieu d'eux s'avançait un vieillard dont la
marche assurée et la tète haute montrait qu'il était digne du manteau ducal jeté sur ses
épaules, et du diadème qui couvrait son front. C'était le doge. Arrivé près du billot il
s'arrêta; son regard lier se promena lentement sur ceux qui l'entouraient; sa bouche
laissait errer un sourire de mépris; mais, aux cris du peuple qui parvinrent jusqu'à
lui, sa figure entière s'anima d'une sublime expression de résignation ; car, pour lui
aussi, la voix du peuple était la voix de Dieu. Deux membres du sénat s'approchèrent
du doge et le dépouillèrent, l'un de son manteau ducal, l'autre de son diadème. Le
noble vieillard, le regard toujours assuré, fléchit les genoux et courba la tète ; puis la
hache, eu s'élevant, traça, dans l'espace, un rayon lumineux, et retomba pesamment sur
le. billot. Au même instant, les portes du palais s'ouvrirent ; le peuple se précipita dans
I.A SYLPHIDE
la Cour Ducale au moment où la tète octogénaire de M. Faliero roulait sanglante sur les
degrés de l'escalier des Géants, là même où Tannée d'avant le vainqueur de Zara avait ceint
le diadème. — Cette fenêtre, où vous êtes assise, madame, cette dalle où posent vos 'pieds,
furent les témoins de cette scène tragique : ici était l'ancien escalier des Géants. — Pour
descendre de cette galerie, prenons VEscalier d'Or, dont le nom dit assez la richesse.
Ces somptueuses décorations en stuc sont de Vittoria , les peintures de Franco , et ces
deux statues qui supportent ce riche édifice. Atlas et Hercule, sont de Sansovino, dont If-
nom a tant d'échos dans Venise.
Par la transition la plus brusque, et sans sortir de ce palais, nous allons parcourir
d'autres lieux, .triste dédale où Venise est venue perdre sa gloire. — Sous la galerie
que nous venons de quitter est un étroit passage. — Entrons-y. A son extrémité, nous
trouvons encore un escalier, mais celui-ci est humide, obscur ; vous le voyez, jamais
transition ne fut plus complète: cet escalier conduit aux cachots du palais.
Huit pieds carrés; un sol dont l'humidité est constamment entretenue par l'eau des
lagunes qui quelquefois s'élève d'un pied ou deux ; pour tout meuble une pierre pou-
vant servir au choix du prisonnier , de siège ou d'oreiller. Voilà ce qu'on appelle les
puits* ou les cachots de Venise. Immédiatement situés au dessous de la salle des Trois,
un escalier particulier uni ces deux points extrêmes du luxe et de la misère, des joies
de la vie et des angoisses de la mort. Mais les murs sont épais, et le cri de la douleur
ne viendra pointse mêler aux accens du plaisir. — Une ouverture de quelques pouces,
barrée oar un croisillon en fer, est l'unique passage par où pénèlre un peu d'air; cet air
vient du souterrain qui conduit aux cachots, car le jour n'y pénèlre jamais, la nuit y est
éternelle.
La justice de Saint-Marc a cela de bon , qu'elle est expéditive. Le prisonnier a
peine arrêté est conduit devant le tribunal des Trois, dont chaque membre est mas-
qué. A Venise, la justice n'avait point de bandeau, elle portait un masque. L'accu-
sation est formulée ; la défense nulle ; le condamné est reconduit dans son cachot, il
n'y enfe pas seul, un moine est avec lui. Un homme y était déjà; cet homme porte
au bras gauche un écusson aux armes de Saint-Marc, honneur réservé aux seuls fonc-
tionnaires publics; il tient à la main un morceau de corde de moyenne grosseur, long
d'environ deux pieds, et dont les extrémités sont terminées par une petite traverse en
bois. Le prisonnier est placé sur la pierre qui lui sert de siège, de manière à ce que sa
tète se trouve au niveau du croisillon. Le moine, avec cette banalité que donne l'habi-
tude, lui adresse quelques paroles à peine écoutées. Tandis que l'homme à Pécusson
lui passe au cou sa petite corde dont il réunit les deux bouts aux barres du croisillon ,
il les tourne sur eux-mêmes à l'aide des petits morceaux de bois; la corde se serre, et
bientôt le sang jaillit avec force de la figure injectée de la victime qui déjà ne souffre
plus. Voyez, madame, sur le mur, ces gerbes sanglantes; elles attestent la triste vérité
de ce récit.
C'est ainsi qu'on en usait avec ceux qui n'avaient pas l'honneur d'être nobles. Les
choses se passaient avec plus de dignité envers ces derniers. A quelques pas des ca-
chots, il existe un petit couloir, dont une pierre élevée de deux pieds barre le passage.
De cette pierre, le sol s'en va en pente, et se termine au mur par une fissure qui laisse
apercevoir l'eau des lagunes. Au dessus de cette pierre se trouve une machine fort
ingénieuse, qui prouve, d'après l'observation toute nationale de notre cicérone, que
le docteur Guillotin n'est qu'un plagiaire, et qu'il lui est tout au plus <lù une mention
honorable pour avoir appliqué à son pays une découverte aussi utile à l'humanité.
Pour éclairer la scène qui va se passer, une petite niche, artiste.ment pratiquée dans le
mur, reçoit une lanterne dont la fumée a laissé ses traces. L'homme à l'écusson, dont
la sérémissime République employait si bien les momens, est encore là; il met de l'ordre
dans le jeu de sa maladesta. Impatient d'être libre, car il est minuit, c'est l'heure du
plaisir à la Piazctta; sa femme, ses enfans l'y attendent, et il est si bon mari ! si bon
LA SYLPHIDE. M l
selure où p ise \"ire liras est presque efl'aeée. C'est que durant bien des siècles les gé-
nérations de Venise sont venues, comme vous, y chercher un appui : Dandolo, peut-être,
y rêva la gloire de Venise; Faliero, sa liberté. A côté de celle colonne s'en élève une
autre, celle de Saint-Théodore, premier patron de Venise. C'est entre ces lieux monu-
mens rapportés de la Grèce dès le neuvième siècle, qu'avaient lieu les exécutions san-
glantes, rendues si Fréquentes par la tyrannie des Dix ; aussi, les Vénitiens nomment-
ils la Piazetta, la Place du. Sang : partout le peuple a sou langage caractéristique.
Vous contemplez à droite le Palais-Royal et sa riche architecture; c'esl du ciseau de
Sansovino que sont sorties ces légères colonnes qui semblent n" pus tenir au sol qui les
supporte : v oyez l'angle somptueux de ce palais recevoir la masse de lumière que pro-
jette sur lui ce soleil éclatant, dont les rayons viennent éclairer et mettre en relief le
fini de ces gracieux chapiteaux, de cette frise à jours, et permettre à l'œil d'en suivre
les détails, comme la loupe du botaniste lui montre toutes les merveilles d'une Heur.
\ côté s'élance hardie et légère la Tour de l'Horloge, élégant édifice, incrusté de du-
râtes et de marbres précieux. Enfin , madame, a votre gauche jetez les yeux sur ce
vaste monument aux noires ogives, pour lequel l'architecture a épuise tontes les mer-
veilles de son art; c'est le Pa/ais-Ducal, dont le nom seul est loule une histoire:
histoire de grandeur et de sang. L'admiration est muette, aucune parole ne saurait
rendre la profonde impression que produit l'aspect île ce vénérable édifice, dont la
peinture ci la gravure mit si souvent, mais vainement, cherché à rappeler la grandeur
et la merveilleuse beauté. Le l'alais-Ducal de Venise est, sans contredit, le monument
de l'Europe où viennent se concentrer avec le plus d'intérêt les souvenirs de l'bist
les méditations du poète et les inspirations de l'artiste; c'est vers le milieu du quator-
zième siècle, sous le court dogat de M. Faliero, que sortit, comme par enchantement,
du sein des lagunes, cette page brillante de l'histoire de Venise, mais sur laquelle aussi
est écrite en caractères de sang celle du vainqueur de Gènes et de Zara
Pénétrons dans le Palais-Ducal. La porte sous laquelle nous passons est de l'orme py-
ramidale, sculptée par Bartholoméo et décorée de statues du même maître ; die nous in-
troduit dans la Cour Ducale., qui prend aussi le nom de Cour des Citernes, de <leu\ larges
coupes en bronze qui en occupent le milieu. Ces vastes réservoirs, ciselés par Conti et
Albergetli, datent du milieu du seizième siècle. En étudiant ce travail, on regrette de voir
délaisser un art qui n'a plus en Europe que quelques rares interprètes. Montons le vaste
escalier dont le uom rappelle tant de souvenirs: c'est l'escalier des Géants, orné de deux
statues colossales de Sansovino. C'était sur la première marche de l'escalier des Géants
que l'on couronnait les doges de la république. Le peuple envahissait la cour; le con-
seil des Dix et le sénat montraient à la foule le simulacre de souverain qu'ils venaient
d'élire. Remarquez, madame, le travail exquisde cette large balustrade : ne vous sem-
ble-t-il pas admirer un de ces jolis produits que Malines vous envoie? Cette dentelle de
marbre, due à la légèreté du ciseau de Dominico, date du quinzième siècle seulement ;
car, à cette époque, l'ancien escalier des Géants lut détruit : nous en retrouverons ce-
pendant encore un souvenir. Nous entrons dans la salle du Grand-Conseil, immense ga-
lerie où tous les événemens glorieux de la république sont reproduits par les grandsmaî-
tres de l'école vénitienne, de cette école qui pendant trois siècles dota l'Europe de ses
chefs-d'œuvre et lui légua l'amour des arts. Le premier tableau qui frappe les regards est la
plus grande toileconnue du Tintoretto, représentant \e Jugement dernier.C'cA dans cette
vaste composition que Tintoretto a montré cette science du raccourci, qu'il avait ap-
prisedu Titiano, son maître. Remarquez-vous, madame, à droitedu tableau, cette femme
aux formes si suaves, et qu'un ange admet au nombre des élus? Cette femme était la
belle maîtresse du peintre : l'amour entre toujours pour quelque chose dans le génie de
l'homme. Regardez maintenant, à gauche, cette même femme, toujours belle, mais sou-
mise aux affreuses douleurs que lui fait endurer un démon. Sept années avaient été né-
L \ S\ I.HHMli:
eessaires pour l'achèvement du tableau. Dans cet intervalle, la maîtresse du peintre lui
fut infidèle, et ramant- se vengea en artiste. Ne tremblez-vous pas, madame, en voyant
combien est lacilement franchi le court espace qui sépare le Paradis de l'Enfer?
Cette toile de P. Verouèse nous montre le doge Contarini vainqueur des Génois. Dans
ce tableau, le génie du peintre s'esl . tout il la fois, inspiré de l'amour de l'art et de
l'amour de la patrie. A côté, la Reddition de Zara, où le Tinloretto a épuisé toutes les
nuances de sa riche palette. Partout où les yeux se portent dans cette immense galerie, ils
se reposent sur les plus belles pages de l'école vénitienne. C'est dans la frise de la salle
du Grand-Conseil que sont placés les portraits des doges de la république. Un seul mé-
daillon est resté vide et couvert d'un voile noir ; on lit dessus: Hic est lûCUS Mariai
Falethri deeupitati pro criminibus. «C'est ici la place deMarino Faliero, mis à mort
» pour ses crimes. » — Vous connaissez, madame, ce draine sanglant de l'hisloiie de Ve-
nise : Byron et C. Delavigne l'ont poétisé en France et en Angleterre. A Venise, le sou-
venir n'eu est point effacé; le peuple a de la mémoire : il n'a point oublié que Faliero
avait uni sa cause à la sienne, et que ce fut moins la télé du doge que celle du chef po-
pulaire que lit tomber la justice des Dix.
Indépendamment des tableaux, la salle du Grand-Conseil contientaussi quelques mar-
bres dont deux surtout méritent notre attention. Remarquez, madame, ces deux grou-
pes : la tradition les attribue à Phydias. Je mets ma responsabilité de cicérone à l'abri
de ce grand nom. .Vest-il pas vrai que le ciseau de Phydias anime ce Jupiter enlevant
Gauvmède aux cieux? Le maître des dieux a pris la forme du roi des airs; dansses serres
puissantes, il soutient l'enfant qu?il ravit à la terre; ses ailes frémissantes, demi-ouver-
tes, indiquent un vol léger; car, heureux du fardeau qu'il porte, il semble craindre le
moment où il le déposera au milieu des dieux jaloux de son bonheur. A la vue de ce
(Mips, aux formes si douces, au mol abandon de ces membres délicats, l'illusion est per-
mise, et Jupiter est presque excusé. Voyez, maintenant, cet autre groupe, c'est le, même
dieu, encore inlidèle auxcieux, et cachant sa divinité sous la forme élégante d'un cygne
au blanc plumage. Voyez Léda, ignorante du trouble qui l'agite, se défendant des ca-
resses du dieu qui la trompe; voyez ce corps courbé qui fléchit, ce regard qui s'éteint, le
mol abandon de ces bras sans forces ! Naples et Kome n'ont rien à comparer à ces deux
groupes de la statuaire antique.
Nous voici maintenant dans la Salle des Trois , de ce mystérieux tribunal dont les
jugemens sans appels recevaient leur exécution aussi bien par le poignard du bravo que
parleglaivede la loi. En entrant dans cette salle, un tableau vient tout d'abord attacher
vos regards: c'est l'enlèvement d'Europe, regardé comme le chef-d'œuvre de Véronèse ;
la fraîcheur du coloris, l'élégance des formes et des détails, la parfaite conservation de
ce tableau, fout de lui une des plus admirables productions du génie de la peinture.
Nos i onquètes nous avaient enrichis de ce chef-d'œuvre; 181j nous l'a ravi. Le retour
de Jacob a la terre de Chanaan, belle inspiration de L. Bassano, brille même à côté de
e. Voici, la magnifique cheminée en marbre de Carrare, sculptée par Alspelti ;
les deux cariatides qui la soutiennent sont du ciseau de Salo. Près de cette porte si écla-
tante de richesses, remarquez-vous, madame , cette ouverture étroite faite aux parois
du mur'.' C'est la Bouche de Lion, autrefois la terreur de Venise, du peuple comme des
grands : véritable petite poste aux lettres, commode à la lâcheté anonyme, connue à la
cupidité d'un héritier impatient. De cette pièce ou entre dans le cabinet du doge, rocher
d'or massif, dans lequel on a taillé un appartement. La salle du Sénat, attenante au ca-
binet du doge, est remarquable par sa grandeur, son architecture et sa simplicité. Le
mérite des tableaux qui la décorent en font, du reste, un magnifique ornement. Auprès
du troue, le Tinloretto a représenté le Christ mort et deux doges à genoux. Ainsi que
l'école espagnole, l'école vénitienne montre trop souvent cette bizarre alliance de l'his-
toire moderne unie à celle des temps primitifs de l'Eglise. Ainsi, dans cette même salle,
voyez, madame, ce tableau de Palina, représentant le doge Cigoua eu adoratiou devant
LA SYLPHIDE. US
père ! Mais la porte d'un cachot vient de souvrir : un homme en sort, accompagné d'un
moine — celui de tout àTheure, sans doute; — quelques secondes s'écoulent à peine,
qu'un bruit sourd se fait entendre; la petite machine vient d'agir, et fait rouler jus-
qu'au mur une tète, le plus souvent pleine de vie, d'enthousiasme, d'idées généreuses,
qu'un mot léger, qu'une imprudence ont livrée à la terrible justice de Saint-Marc. Le
sang suit la pente qui lui est donnée et va pourprer l'eau des lagunes ; mais il est
nuit, et quand viendra le jour, la vague aura lavé la trace sanglante, et le gondolier
passera sans se douter que justice a été faite ; seulement arrivé sous le pont des Soupirs,
il interrompera sa barcarole, car sa voix n'oserait se faire entendre joyeuse dans ce
lieu redoutable, et son bras vigoureux manœuvre l'aviron pour dépasser plus vite ces
sombres lieux, dont l'aspect seul jette l'effroi dans son ame. Je vous épargnerai cepen-
dant, madame, la fatigue de monter jusqu'à ces plombs redoutables, si tristement cé-
lèbres, sous lesquels Silvio Pellico puisa, dansles saintes et douces croyances d'un meil-
leur avenir, le courage de supporter le supplice qu'y font endurer les feux d'un soleil
dévorant. Avant Silvio Pellico, Casanova y rêva son roman licencieux, que plus tard il
donna pour ses Mémoires. — Quittons ce palais, madame, au milieu de son antique
splendeur, sous l'éclat qui couvre ses murs, entourés des chefs-d'oeuvre qui le dé-
corent, un sentiment pénible vous domine, et malgré soi, l'humidité des cachots, les
traces sanglantes qu'on y ht encore, viennent attrister et glacer l'admiration.
Nous voici de nouveau sur cette piazetta, si coquette; arrêtons-nous un instant, res-
pirons l'air pur qu'apporte la brise ; il est deux heures, le soleil darde ses rayons de feu
sur les lagunes désertes. A cette heure tout dort dans Venise, Saint-Marc lui-même n'a
plus de dévots; quelques rares étrangers, guidés, comme nous, par l'intérêt d'une vive
curiosité , bravent la chaleur d'un soleil des tropiques. La sentinelle allemande chargée
delà garde de ces deux inoffensifs canons, n'en cède pas moins, malgré la sévérité de
la consigne, à l'influence de l'exemple : elle aussi dort. Un songe heureux lui rappelle
peut-être sa froide et brumeuse patrie , les plaisirs de son village , doux rêves de sa
vie , et dont ne viennent point le distraire ce beau ciel de l'Italie , ces chefs-d'œuvre
de l'art, et tous ces monumens de l'histoire... buguenet le jaï.
CONCERT DE LA SYLPHIDE.
La grande soirée musicale offerte par la Stlphide à ses abonnés aura irrévocable-
ment lieu mardi 9 mars prochain, à huit heures du soir, dans la salle de M. Henri
Herz, rue de la Victoire, 38. — Dans la partie vocale, on entendra M1»" Gras-Dorus, Ju-
lian et D'Hennin ; MM. Roger de l'Opéra-Comique et Burdini. — Dans la partie instru-
mentale brilleront M. Henri Herz qui exécutera, avec une de ses premières et de ses
plus habiles élèves, un duo, expressément composé par lui pour cette solennité ; Théo-
dore Haumann, miss Clara Loveday, Mllc Beltz et M. Dorus, qui a su porter la flûte à un
si haut point de perfection ; M. Adolphe Schimon tiendra le piano. — Il est donc permis
dédire, dès aujourd'hui, que les sommités de l'instrumentation et du chant concourront
à cette brillante soirée de la Sylphide, qui n'épargnera rien pour que ses abonnés en
gardent un long et favorable souvenir.
LA SYl.rilllH'.
M. Bingham. — M. de la P.occa. — La marquise de Grillon. — La comtesse d'Appony. — Le
comle de Caslellane. — Le président de la Chambre des députés. — Le bal de la reine. —
La duchesse d'AIhuféra. — La baronne de Ponlalba. — La duchesse de Cazes.
mon avis, il n'y a rien de plus monotone que la descrip-
tion de toutes ces soirées et de tous ces bals qui pré-
sentent à peu près la même physionomie, le même cadre,
les mêmes tableaux nuancés par toutes ces jolies femmes
avec lesquelles le public a déjà fait tant de fois connais-
sance, admirant la grâce de l'une, les traits réguliers de
l'autre, la dignité de celle-ci, la spirituelle coquetterie de
celle-là, et les toilettes recherchées et brillantes de tous
ces groupes animés qui témoignent de la supériorité de
la société française où le mouvement de la jeunesse prestigieuse ne fait aucun
tort au calme de l'âge raisonnable, devenu, de nos jours, l'âge des causeries
politiques. Nous neus dispenserons donc de répéter les remarques que nous
avons déjà eu l'occasion de faire sur les personnes et sur les plaisirs, en ren-
dant compte des soirées parisiennes.
On a été fort agréablement étonné de voir à L'hôtel qu'habite la famille Bin-
gham, chez des étrangers établis de la veille à Paris, une assemblée nombreuse, composée
de toute la haute aristocratie. On avait de la peine à se rendre compte de cette affluence
des notabilités parisiennes, autrefois si difficiles à accorder la faveur de leur présence ;
mais pour peu qu'on réfléchisse à la physionomie du siècle, pour peu qu'on soit pénétré
du caractère de notre époque, on sait que les obstacles de l'ancienne étiquette ont
disparu, et l'on accepte plus aisément ces plaisirs qui jadis devaient être réglés d'après
un code invariable. — Et puisque le principe proclamé du haut de toutes les tribunes
estle même, puisque, enfin, les nations ne doivent former qu'une grande famille, quel
moyen plus efficace pour se tendre la main et pour fraterniser, qu'une soirée ou un bal.
Il était impossible, pour plusieurs personnes qui se trouvaient au bal de M. de la
Rocca , de ne pas reporter leur pensée à celle qui autrefois était le plus bel ornement de
cet hôtel, et où vivra toujours le souvenir de son esprit éclairé , de sa haute piété et de
ses qualités sublimes qui commandaient l'admiration et le respect! Au milieu de cette
belle fête de M. de la Hocca, de ces danses qui se sont prolongées jusqu'au jour, combien,
hélas ! d'anciens amis bénissaient le nom de la duchesse de Broglie, en regrettant amè-
I.A SVI llnltl I il
rement son irréparable perte? — Le bal de la marquise de Crillon avait réuni l'élite du
grand monde.
On ne doit pas craindre le titre de flatteur en donnant la préférence à un bal sur les
autres; nous dirons, sans hésiter, que le bal à l'ambassade d'Autriche a été un des plus
gais de tout le carnaval. Qu'on explique comme on l'entendra ce prestige que l'on ren-
contre aux réunions de Mmela comtesse d'Appony, on ne disputera pas au moins sur le
faits, et il est incontestable que dans les salons de la rue de Grenelle on sesentjoyeux,
aimable, plus en train ; les femmes paraissent même plus jolies, et toutes ces jeunes
personnes auxquelles M"e d'Appony fait les honneurs avec une grâce particulière ,
rayonnent de charmes incomparables. — Le soir, où avait lieu le bal de la comtesse
d'Appony, le comte de Castellane faisait chanter sur son théâtre du faubourg Saint-Ho-
noré. La variété des amusemens a toujours son avantage, dùt-elle subir l'épreuve de
la comparaison. — Si nous n'étions pas encore étourdis par les bourdonnemens de la
foule à laquelle nous venons d'échapper, si nous ne nous ressentions de la fatigue et
de la chaleur du bal de M. le président de la Chambre des députés, nous essaierions de
tracer rapidement les tableaux de ce flux et reflux des visiteurs , de danseurs et de
danseuses, qui ont rempli l'hôtel de la Présidence jusqu'à quatre heures du matin ; ce
bal a été grandiose et brillant par la quantité de lumières, par l'élégance des toilettes,
par la variété des groupes et des figures qui auraient été autant de bonnes fortunes
pour nos artistes en renom, si on avait pu les fixer et en esquisser les principaux traits.
Ceux qui ne prenaient pas leur place dans les quadrilles aussi animés que brillans,
agitaient, avec une ardeur rare, la question des forts détachés et de l'eneeinte con-
tinue ; ce qui prouve que, chez M. le président Sauzet, il y a eu du plaisir pour tout
le monde.
Les en fans à la cour? — Figurez-vous si cela est possible , l'ambition de toutes les
mères pour une pareille présentation dans ces vastes galeries dorées, où jadis les pre-
mières familles s'estimaient trop heureuses d'amener les jeunes personnes de vingans!
Maintenant toutes ces ambitions lilliputiennes de sept et huit ans viennent d'être satis-
faites par le bal d'enfans du Château. — Qu'on ne pense pas que ces danseurs et ces dan-
seuses en miniature ne comprenaient pas l'honneur qu'on lejjr faisait, en leur permet-
tant de paraître devant la famille royale; car on devinait à leur maintien et à leur respect
de toutes les convenances, qu'ils jugeaient déjà la position et le caractère de leurs amu-
semens. Ce bal, qu'on appelle le bal de la reine, a été on ne peut plus agréable, pour
tous ceux qui ont eu le plaisir d'y assister ; que de grandes dames, en cette occasion ont
regretté plus que jamais de n'avoir pas une petite fille à faire danser avec le comte de
Paris, où avec le prince de Wurtemberg, quoique de nos jours on obtient très peu de
choses en dansant!... Les mères qui revenaient des Tuileries, rayonnantes de joie ,
se rendaient presque toutes chez Mm<; la duchesse d'Albuféra, où il y avait une charmante
réunion, et de là, au bal de Mme la baronne de Pontalba qui, en attendant qu'elle ouvre
son palais, qui sera sans contredit un des plus beaux ornemens du faubourg Saint-
Honoré, fait prendre patience à ses amis, en leur donnant des bals splendides dans
sa demeure actuelle. — Le bal de la duchesse Decazes a ressemblé à tous les pré-
cédens : il a été magnifique. Comte alfred de r***.
LA SYLPHIDE.
M. Léon Pillet a bien décidément cessé de croire au retour de Fanny Elssler; la
semaine dernière il demandait au tribunal de commerce la rupture de l'engagement de
cette danseuse , plus 60,000 fr. de dommages-intérêts. Le prononcé du jugement a été
renvoyé à huitaine. En attendant , une forte impulsion est donnée au ballet, qui ne
saurait mourir parce que ses reines l'abandonnent. — Ainsi , nous avons assisté aux
débuts de Mme Carlotta Grisi , la femme de Perrot , et il n'y a que des éloges à faire de
cette gracieuse et poétique sylphide. Nous n'en dirons pas tout-à-fait autant de
Mlle Maria, très jeune et très jolie danseuse cependant , mais qui, en acceptant le rôle
principal de la Gipsy, n'a pas assez réfléchi peut-être à la témérité de son entreprise;
pour remplacer Fanny Elssler, il faut plus que de la bonno volonté et de la grâce. —
Boucher, la basse-taille de Bordeaux , va bientôt paraître sur la scène de l'Académie
Boyale dans le rôle de Bertram. Nous n'avons donc que des félicitations à adresser
à M. Pillet sur son activité et ses succès. — La semaine dernière, et parlant des
scènes iïAthalie, jouées par Mlle Bachel chez Mme Bécamier, nous avons omis de
dire que la réplique était donnée à l'illustre tragédienne par un jeune homme du nom
d'Adolphe Vincent, qui se livre en ce moment à de sérieuses études dramatiques, et
auquel , croyons-nous , la scène de la rue Bichelieu réserve des succès.
On a beau dire que le genre italien passe; nous n'allons pas une seule fois à l'Odéon
sans trouver la salle et les corridors combles. Quelques personnes se plaignent de
l'inactivité de l'administration; l'administration a monté ou repris presque autant d'o-
péras anciens ou nouveaux qu'il s'est écoulé de semaines depuis le commencement de
la saison ; le bénéfice de Ume Persiani nous a fait connaître le dernier etjnélancolique
opéra de ce tendre Bellini, Béatrice di Tenda, où Mme Persiani a été admirable ; l'é-
poque du carnaval a fait reprendre il Matrimonio segreto, ce chef-d'œuvre de Cima-
rosa, que Bubini , Lablache, M,nes Persiani et Grisi chantent avec une perfection déses-
pérante ; enfin, d'ici à quelques jours, nous allons avoir la Semiramide pour le bénéfice
de Mmc Grisi. En vérité, si nous avions quelques reproches à adresser au Théâtre-Italien,
cène serait ni sur ses brillantes recettes, ni sur la variété de son répertoire. — La
troupe de l'Odéon prépare aussi en ce moment ses trois concerts d'adieu , qui auront lieu
le mois prochain dans la salle de M. Henri Herz. — Le succès du Guitarrero, où Boger
se montre chanteur si exercé et comédien de si bon goût , ne fait que croître à l'Opéra-
Comique,qui active de toutes ses forces les répétitions des Diamans de la couronne ,
de M. Auber, dont le principal rôle est confié, comme on sait, à la charmante
M"" Tliillon.
Le théâtre de la Benaissance a changé de direction. M. Anténor Joly, pour lequel
la fortune s'est montrée si constamment contraire, a cédé la place à M. Lefèbvre.
S'il faut en croire le bruit qui court, Mme Desbordes Valmore a fait recevoir un drame
à ce [théâtre. — Vernet quitte les Variétés; il est à la veille peut-être d'accepter [un
engagement au théâtre du Palais-Boyal. — M. et Mme Camus, vaudeville de car-
naval , inventé par MM. Dumanoir et Brisebarre, pour Sainville et Alcide Tousez, vivra
plus long-temps que les roses; je doute toutefois qu'il aille au-delà du mercredi des
cendres. — Le Vaudeville va de mal en pis, et le Gymnase de pis en mal. — La Porte-
Saint-Martin a repris Lazare le Pâtre , où Baucourt et Jemma obtiennent surtout un
grand succès. — Les vingt-huit premières réprésentations de la Grâce de Dieu h. la
Gaîté ont produit 59,875 francs; ajoutez donc quelque chose à l'éloquence de ce
chiffre? . ***
Le Directeur DE VILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE
,V ,r/>r< s/sr/ls//
DIR ECTIO(M,1,CITE DES ITALIENS
I.A M LPI1IDE.
ous allez vous reposer, madame: le carnaval est fini, et
ïj& les bals vont finir ; permettez-moi de vous transmettre
"T, la description de quelques unes des toilettes qui ont
brillé avec le plus d'avantage. Chez la duchesse de P
j'ai remarqué une robe de satin blanc, avec des revers
doublés de satin bleu; la coiffure qui accompagnait
cette robe était charmante ; elle était composée d'une
résille de soie bleue à jours mélangée de perles et posée
I sur la tète avec une grâce toute particulière. Une jeune
| personne portait une robe en crêpe lisse blanc à deux
jupes; chaque jupe garnie d'une petite ruche , et légè-
rement relevée sur le côté par un bouquet de roses
■ mousseuses ; dans les cheveux une guirlande de roses
mousseuses posée à L'Iphigénie. Une autre jeune personne : une robe en poult de soie
bleue très pâle , sans garniture, le corsage à pointe drapé en pareil , les manches courtes
et justes , et, par dessus les petites manches, de grandes manches à la vieille, bor-
dées d'un léger cordon algérien , qui se terminait par un gland, et faisait pendre la
manche presque jusqu'au bas de la jupe; cet arrangement avait quelque chose de va-
poreux , qui ne manquait pas d'élégance. Une jeune mariée avait une robe satin bro-
ché , garnie de trois torsades en satin , qui bordaient le bas de la jupe et montaient en
tablier sur le devant de la jupe jusqu'au corsage: entre les torsades, au milieu du
devant de la jupe, des nœuds en perles avec glands tombans ; une longue écharpe en
angleterre à volans ; dans les cheveux des grappes de groseilles en perles , dont le
feuillage était fait en poussière de diamant ; malgré le peu d'harmonie de certaines
couleurs entre elles, les femmes, même de la haute société, les ont adoptées cet
hiver ; nous avons vu dans ce genre une robe de crêpe bleu doublé bleu, dont le devant
de la jupe était orné de trois guirlandes de roses pales, partant de bas en haut, et
venant, en s'amoindrissant , se réunir au corsage ; une couronne pareille entourait,
derrière la tête, le chou grec; les roses étaient sans feuillage. — Une autre robe en
LA SM.IMIIUL.
moire nuance paille était ornée de deux gros bouillons en tulle de même nuance
sur lesquels étaient posés de distance en distance des bouquets de grosses campanules
en velours bleu , les ornemens et autres accessoires du corsage et des manches étaient
également en velours ou fleurs de velours bleu ; la coiffure de même avec un rang
de perles sur le front. Une femme en deuil avait une robe en crêpe noir, doublée de
satin noir, au bas de la jupe deux ruches de tulle noir bordé de petites comètes de
satin noir ; les manches courtes ornées de trois petites ruches pareilles ; corsage à
la grecque, retenu au milieu de la poitrine par une agrafe de diamans ; dans les che-
veux, une branche de fleurs et feuilles en chenille noire, tombant derrière l'oreille
jusque sur le cou ; dans le chou formé de torsades de cheveux, une agrafe de diamans.
Cette toilette était on ne peut plus distinguée.
Une robe fort gracieuse était en crêpe violet, doublée couleur sur couleur; le bas du
jupon, garni de trois rangs de guirlandes de feuillages en satin violet découpé à l'em-
porte-pièce et gauffrées. Corsage plat, à pointe, avec rabat en blonde gothique posé à
plat, les manches courtes, justes, avec revers pareils; sur la tète, un petit chaperon
en crêpe rose, posé très en arrière , et de plus une guirlande fort mince, composée de
fleurs très délicates, placée sur le front à la naissance des cheveux et venant se re-
joindre sous le chaperon ; les cheveux étaient arrangés en bandeaux lisses. — Une autre
robe, en satin lilas broché de blanc, garnie d'un volant de guipure avec la berthe pareille,
ainsi que les reversa la laitière, des manches courtes; dans les cheveux, une branche
de scabieuses lilas, mêlée à des épis de diamans. Une autre robe en velours bleu , ou-
verte devant, sur une jupe de satin blanc ; les deux montans ouverts de la robe de des-
sus retenus à la jupe de dessous par des nœuds de rubans en brocard d'argent; la jupe de
dessous, garnie d'un volant de dentelle d'argent; corsage à pointe, avec trois gros plis
arrêtés partant de l'épaule et descendant en Gceur jusqu'au milieu du corsage; le même
arrangement derrière et devant , les manches courtes, justes, avec revers en dentelles
d'argent ; sur la tète un turban de cachemire bleu brodé en argent. — Une autre robe
en organdi, forme tunique, la jupe de dessous également en organdi ; tunique et jupe
garnies de trois chefs en or; le corsage à la grecque et les manches ornées de même;
dans les cheveux, une couronne de coquelicots. Une jolie toilette, de celles que l'on pré-
pare déjà pour le Musée , sera une robe en gros d'Afrique bleu de ciel , garnie de deux
larges plis doubles en biais de velours, un spencer et une écharpe de velours noir; cha-
peau bleu, résille avec marabouts de même nuance. — Une redingote en levantine, gris
perle, forme amazone, ornée de boutons en perles; écharpe en cachemire blanc; cha-
peau gris et plumes blanches. Rien de nouveau dans la forme des robes; elles sont toutes
fort décoletées, en pointe ou à la grecque pour soirées et bals, montantes et plates pour
demi-toilette ; les manches se font justes, les revers larges et plats sur la poitrine et sou-
vent d'une autre nuance que la robe. Vous ne pouvez vous figurer l'immense quantité
de coiffures imaginées pour cet hiver. On voit dans le monde beaucoup plus de femmes
avec la tète couverte qu'en cheveux, excepté les jeunes personnes, qui ne sont jamais
aussi jolies qu'avec cette coiffure naturelle. A ce même beau bal de la duchesse de
D , dont je vous ai parlé plus haut, j'ai vu de fort jolies toques en velours cerise,
dont le fond était plat, avec une bande froncée tout autour, qui formait pointe devant.
On l'ait en ce moment des fleurs en plumes d'Amérique qui sont fort à la mode; ces
plumes doivent être de leur teinte naturelle , ainsi que les feuillages également en
plumes. On porte beaucoup de marabouts dans les cheveux, et on en garnit également
les robes soit d'étoffes légères, soit d'étoffes épaisses. J'ai vu l'autre jour expédiée par la
maison de commission Giroud-de-Gand, à Ume P*****, à Bourges, une coiffure ravissante
en velours vert et franges d'or tombant un peu plus bas d'un côté que de l'autre, le fond
de cette coiffure était brodé en or, une guirlande de roses avec feuillage vert pour
monter jusqu'au corsage de la robe. Baronne marie de l******.
L\ SVLI'IIUIl..
LES DEUX EXTREMES.
PREMIÈRE PARTIE.
Los cïtrémes se louchent mais
ils se brisent.
'histoire qu'on va'Urc est, sauf le nom des person-
nages, vraie dans tous ses détails. C'est un de ces
drames ignorés de la vie parisienne , qui viennent
parfois ébranler la société sur ses bases les plus in-
times. Le dénouaient a éclaté, il y a peu de temps,
dans la salle des mariages du 10e arrondissement , et
* le prologue avait eu lieu, quelques semaines plus tôt
dans une mansarde et dans un salon de la rue de Va-
Sàrennes, le jour même où la ville de Paris célébrait le
retour de l'empereur Napoléon. On verra tout ce qu'il
y a de frappant dans une telle coïncidence, et com-
bien le gémissement des douleurs particulières se
ruit des réjouissances publiques.
I. LA MÉMOIRE DD COEUR.
— Déjà , M. de Méran !
— Est-ce que j'arrive trop tôt , mademoiselle ?
— Vous savez bien que vous arrivez toujours trop tard pour moi , Edouard ! Mais je
vais être obligée de vous quitter tout à l'heure, car vous voyez que je suis moins
avancée que vous, et qu'il faut que je fasse ma toilette.
— Votre toilette ! et pourquoi donc?
— Ah ! mon Dieu ! quelle distraction , monsieur ! Est-ce que vous ne vous souvenez
plus'?... Au fait, vous n'êtes pas habillé.
— Mademoiselle, je vous demande mille pardons, mais je ne vous comprends pas.
— Je vous assure, monsieur, que je vous comprends encore moins. Avez-vous
oublié que c'est aujourd'hui le 13 décembre, que nous étions ce matin aux funérailles
de l'Empereur?
perd tristement
152 LA SYLPHIDE.
— Personne ne s'en souvient mieux que moi , mademoiselle.
— Vous avez oublié , du moins , que vous nous accompagnez ce soir au mardi de la
comtesse de Bruges.
— Ce soir!... mardi!... il est vrai que j'étais loin d'y songer....
Cette réponse de M. de Méran , ainsi que celle qui l'avait précédée , fut accompagnée
d'un soupir et d'un regard levé vers le ciel, qui dénotaient une tout autre pensée que
celle d'un bal ou d'une fête publique.
— Il faut avouer, monsieur, que vous avez la mémoire bien courte ou bien infidèle ,
reprit la jeune interlocutrice en appuyant sur le dernier mot.
— Oh ! non , dit Edouard avec un nouveau soupir ; seulement les grandes choses font
parfois oublier les petites.
— Les grandes choses ! Ah! je ne savais- pas que vous eussiez des intérêts plus graves
que mes plaisirs, ni que vous m'en fissiez des secrets, surtout!...
Celte conversation, qu'il est temps d'expliquer, avait lieu sur les sept heures du soir,
dans un salon de la ruedeVarennes,entrele jeune homme, que nous avons déjà nommé,
et Mlle Clotilde de Sancerre : le premier, (ils unique d'un lieutenant général de l'empire,
mort depuis un an; la seconde, enfant gâté d'une des meilleures familles du faubourg
Saint-Germain.
Liés depuis l'enfance d'une affection héréditaire, presque du même âge, ayant, l'une
de la noblesse , l'autre un nom glorieux, ils s'étaient aimés ou avaient cru s'aimer d'a-
mour, et leur mariage était arrêté depuis un mois entre la mère d'Edouard et les parens
de Clotilde. Ceci explique le ton familier qui régnait entre eux dans l'entretien dont
nous allons reprendre le fil.
Après l'observation que Clotilde avait laissé échapper d'un air tant soit peu boudeur,
Edouard sentit douloureusement que ses réticences n'étaient pas comprises. Il quitta sa
chaise pour aller s'asseoir sur un canapé, tout près de M,le de Sancerre ; mais, arrivé là,
il parut se raviser tout-à-coup par une considération de fierté. Au lieu de se poser
comme un accusé qui s'explique devant son juge, il prit l'attitude et l'air d'un homme
affligé qui attend une marque de sympathie de celle qu'il aime ; mais ses regards ne
furent pas plus compris que son silence, et Mllc de Sancerre resta dans l'immobilité de
l'étonnement :
— Clotilde, dit alors Edouard, en retenant une larme involontaire, et en prenant
une main que la jeune fille ne lui abandonna qu'à demi ; voulez-vous me donner en-
core une preuve de l'amour que vous m'avez si souvent témoigné?
— Je ne m'engage point sans savoir ce que vous voulez, monsieur, répondit M"e do
Sancerre avec un sourire embarrassé ; parlez , et nous verrons , ajouta-t-elle.
— Si vous dites: a Nous verrons », il est inutile que je parle, reprit Edouard.
Et tous deux , se détournant à moitié, se mirent à regarder le parquet sans prononcer
une parole.
Clotilde se retourna la première :
— Edouard, dit-elle d'un ton sensiblement adouci et accompagné d'un regard qui ne
laissait pas que d'avoir sa politique; Edouard , est-ce que nous irons fâchés à ce mal-
heureux bal?
Eu réduisant cette avance à sa plus simple expression , le jeune homme n'y trouva
que l'idée du bal ramenée sous un prétexte, habile :
— Il ne tient qu'à nous, répondit-il, d'en laire au contraire un motif de nous aimer
davantage.
— Comment cela?
— En n'y allant pas du tout ; c'est la preuve d'affection que je voulais vous demander.
— Monsieur de Méran , voilà une fort mauvaise plaisanterie !
Et la jeune fille de se remettre à bouder de plus belle! Elle aurait bien voulu se fâ-
cher tout-à-fait ; mais après avoir vu , dans l'opposition d'Edouard, une capricieuse
l.\ Ml Mil M .
taquinerie, elle venait d'y remarquer un caractère de douceur cl de gravité qui aurait
rendu son dépit ridicule. D'ailleurs, le jeune homme se rapprocha d'elle, la regarda
avec une attention à la fois inquiète et profonde, et lui demanda d'une voix émue:
— Vous tenez donc beaucoup à cette soirée , mademoiselle? — Autant qu'on peut
tenir à une soirée, monsieur ; pas davantage, répondit-elle spirituellement. Ainsi ,
vous n'en feriez, pas le sacrifice à — Aune fantaisie?— Vous savez bien que je ne
suis pas fantasque.— Je l'ai toujours cru; mais, à moins que vous ne m'expliquiez
celte subite aversion pour une partie arrêtée depuis quinze jours — Si j'en avais
remarqué la date, à cette époque je ne vous aurais pas promis de vous y accompagner.
— C'est donc à cause de la date?
Cette question, qui sembla percer le cœur d'Edouard, fut faite avec la légèreté d'une
personne qui écoute à peine ce qu'elle dit.
— Oui, mademoiselle, c'est à cause de la date! répondit le jeune homme, en refou-
lant un sanglot dans sa poitrine. — Mais n'en parlons plus ! reprit-il vivement , après
avoir considéré encore M"* de Sancerre. Puis, s'empressant de rendre à sa voix sa
douceur naturelle: — Clotilde, ajouta-t-il, faites-moi la grâce d'oublier ce que je viens
de vous due. Allez achever votre toilette, et permettez-moi de vous rejoindre au bal ,
au lieu de vous y accompagner. — Soit, monsieur! répondit la jeune fille, étonnée d'un
si brusque dénoùment. Et comme M. de Sancerre entrait au même instant dans le
salon : — Mon père aura la bonté de nous conduire, dit-elle en faisant à Edouard un
salut assez glacial.
Deux heures après, Edouard entrait, en cravate noire et en gants noirs, chez la com-
tesse de Bruges, au moment où Clotilde achevait de danser la première contredanse.
— Mademoiselle, dit-il , en feignant de l'inviter pour une valse, je suis venu à ce
bal dans la seule intention de vous voir danser. Quant à moi, je ne danserai pas, et je
me retire à l'instant même, car c'est le 15 décembre de l'an dernier, à pareille heure,
que mon père, qui vous aimait comme sa fille, est mort dans vos bras et dans les mien-.
J'espérais n'avoir pas besoin de vous rappeler ce douloureux anniversaire, mais j'ai dû
m'assurer si le souvenir d'un bal vous ôterait la mémoire du cœur!
M11' de Sancerre tomba pétrifiée sur sa chaise , tandis qu'Edouard quittait solennel-
lement les salons; et renvoyant sa voiture qui stationnait à la porte, le jeune homme
gagna a pied la rue de Varennes, où l'attendait l'aventure que l'on va voir.
II. IN CONTRASTE.
Nous avons dit qu'Edouard et Clotilde avaient cru s'aimer d'amour; nous n'avons plus
besoin d'ajouter qu'ils s'étaient trompés l'un et l'autre. M"1- de Sancerre, esprit lé"er
tète plus légère encore, .caractère aimable mais capricieux, aimait peut-être Edouard
autant que le lui permettait sa nature ; mais depuis quelque temps déjà Edouard s'était
seuli séparé de Clotilde par toute la différence morale qui existait entre eux. Elevé par
la tendresse d'une mère idolâtre, le fils du lieutenant général de Méran, bien qu'aussi
brave officier que son père lui-même, était, dans la vie privée, un de ces jeunes "eus sé-
rieux et sensibles chez qui toutes les impressions sont profondes et durables. Or la
mort de son père avait été pour Edouard la plus cruelle impression de toute sa vie. Elle
avait été assez vivement partagée alors par Clotilde, enfant toujours comblée des bontés
du général, pour que le jeune homme espérât retrouver l'année suivante, chez la jeune
fille, ce souvenir du cœur, que la pensée d'un bal avait effacé. Une telle faute, ou plutôt
une telle découverte, sans affaiblir précisément l'estime d'Edouard pour Clotilde, avait
achevé de lui prouver que leur amour n'était qu'une illusion ; et c'était pour commen-
cer une rupture, devenue indispensable, qu'il avait cru devoir donner une leçon sévère
à tant de légèreté.
Tout en raisonnant ainsi, Edouard était arrivé à l'angle de la rue de Varennes et de
j5i » la s^ i.raïc!
la rue du Bac. Huit heures sonnaient à Saint-Thomas-d'Aquin. La neige abondante, qui
était tombée le matin, couvrait le pavé d'une couche épaisse, durcie parla gelée du soir.
Le jeune homme, sentant le froid se glisser sous les plis de son manteau, pressa le pas
sur le trottoir, en se rapprochant autant que possible des maisons. Les deux rues, si en-
combrées dans le jour, étaient devenues désertes ; quelques piétons seulement les tra-
versaient à la hâte. Rien n'indiquait plus la grande fête qui avait bouleversé tout Paris,
et il y avait quelque chose de triste et de misérable, qui faisait mal à voir, dans cette
couche de neige , luisante et souillée , se perdant au loin sous la lueur pâle des
réverbères.
Quoique ce spectacle fût assez en harmonie avec les idées d'Edouard, il ne put s'em-
pècher de frissonner d'horreur en le considérant, et l'idée des malheureux sans asile et
sans pain, par un temps pareil, lui traversa douloureusement l'esprit.
Au même instant, quelqu'un sortit d'une étroite allée, et parut venir à lui dans l'ombre
que projetait l'angle des deux rues ; il le laissa approcher et reconnut une jeune fille. Sa
première impression fut du dégoût ; il fit un mouvement pour s'éloigner; mais l'attitude
abattue de la jeune fille lui prouva bientôt qu'il se trompait , et sa pitié pour la malheu-
reuse s'accrut du repentir de l'affreux soupçon qu'il avait pu concevoir.
f! lit deux pas vers elle, et la lumière d'une voiture qui passait lentement près d'eux
lui montra le plus déchirant tableau.
La jeune fille était vêtue d'un costume assez propre, et même un peu coquet; mais
c'était le costume d'été le plus frais et le plus léger. Une robe d'indienne blanche et
bleue, point de chàle, et un petit bonnet de tulle qu'un coup de vent aurait emporté.
Aussi , la pauvre enfant (elle paraissait avoir dix-sept ans tout au plus) tremblait con-
vulsivement, et avait peine à tenir ses mains croisées sur sa poitrine.
Toute sa posture était suppliante, et ses yeux se levèrent à demi vers ceux d'Edouard
avec une expression pleine de douceur et d'angoisse. Cependant ce dernier, considé-
rant le bon état de ses vêtemens, — quelque étranges qu'ils fussent pour la saison, —
et son air beaucoup plus distingué que ses habits, craignait de l'offenser en supposant
qu'elle implorait sa charité.
Après avoir attendu un instant qu'elle exprimât ses intentions, la voyant garder le
silence et détourner la tète en laissant échapper un sanglot, il se sentit plus attendri ,
mais plus incertain que jamais, et lui ditle plus doucement qu'il put :
— Que désirez-vous, mademoiselle? A quoi puis-je vous être utile?
Cette phrase que , dans son émotion, il avait arrangée tout exprès , de façon à ce
qu'elle fût assez significative sans avoir rien d'offensant, sembla frapper un coup terrible
au coeur de la jeune fille, et fit jaillir de ses yeux un torrent de larmes. Néanmoins, avec
la résignation du désespoir et l'affreux courage du malheureux qui s'est trop avancé
pour reculer, elle mit une de ses mains sur son cœur comme pour l'empêcher de briser
sa poitrine, et avança légèrement l'autre vers le jeune homme, sans le regarder. Edouard
avait à peine remarqué ce mouvement, que sa bourse était dans la main glacée de la
pauvre petite..., et qu'il se disposait h s'éloigner pour mettre à l'aise une si noble pudeur;
mais il n'avait pas traversé la rue, que le son clair de l'argent sur le pavé lui fit détourner
la tète.
La bourse venait d'échapper aux doigts engourdis de la jeune fille, et elle-même
s'appuyait au mur, prête à tomber en défaillance. Edouard de Méran n'eut que le temps
de revenir à elle pour la soutenir et l'empêcher de mesurer la terre. Il la conduisit, ou
plutôt la porta , jusqu'à l'entrée de l'allée ; mais, arrivé là, il la sentit s'affaisser dans ses
bras avec un sourd gémissement.
Elle était tout-à-fait évanouie.
La perplexité d'Edouard fut extrême. Il se doutait bien que l'infortunée demeurait
dans la maison dont ils occupaient l'humble entrée, mais à quel étage?àquelle porte?
LA SYLPHIDE.
a comment le savoir? La quitter pour s'informer, il n'en aurait pas eu le courage. Lui
donner lui-même des secours? il avait déjà fait, sans le moindre succès, tout ce qu. lu.
était venu à l'esprit. Appeler à son aide? n'était-ce pas trahir l'horrible secret qu. etouT-
fail la pauvre enfant? ,
Cependant , il se voyait forcé de prendre ce dernier parti , lorequ .1 entendit quelqu un
descendre précipitamment l'escalier sombre qui terminait l'allée.
Il attendit avec anxiété , et crut voir la jeune fille relever faiblement la tète , comme
à un bruit connu. ... ,
Un jeune homme parut bientôt, et à la lueur de la lampe qu. jetait un demi-jour
dans l'allée, Edouard recoin. ut les modestes habits d'un artisan.
Ce jeune homme accourut, sans être appelé , comme une personne qu. va au devant
d'un événement qu'elle avait pressenti. A la vue de la jeune fille évanouie , .1 poussa un
cri, jeta sur Edouard un regard mêle d'inquiétude et de ménance.et se prépara a lu.
enlever comme si c'eut été son droit naturel , le précieux fardeau qu'il soutenait. Il y
avait dans cette scène muette et mystérieuse quelque chose de fantastique et de sa.-
sissant.
ssani. ,. , . ,
_ Etes- vous son frère ? dit Edouard à l'inconnu. —Oui , répondit machinalement
ce dernier, en cherchant à soutenir seul celle qu'il traitait, en effet, comme une sœur.
Mais Edouard s'aperçut que le pauvre jeune homme, sans doute affaibli d avance .
fléchissait sous le poids ; il se rapprocha de lui , vit deux grosses larmes rouler sur ses
joues maigres et pales , et commença à deviner la déplorable énigme que signalait cette
double douleur, et dont le mot devait être caché dans quelque mansarde de la maison.
— Mon ami , dit-il avec toute la discrétion dont la vraie pitié est susceptible , si vous
avez plusieurs étages à monter , vous êtte incapable de vous passer de mon secours.
L'artisan hésitait.
— Monsieur, balbutia-t-il en rougissant — Il n'y a point ici de monsieur , reprit
vivement Edouard . il v a une femme évanouie et deux hommes qui sont ses frères de-
vant Dieu. Laissez-moi donc vous aider... et faire mon devoir, ajouta-t-il, se parlant a
lui-même, en pressentant déjà qu'une bonne action l'attendait là-haut.
L'artisan ne balança plus, et les deux jeunes gens, soutenant sur leurs bras la jeune
fille, montèrent silencieusement et lentement jusqu'au cinquième étage.
Irrivés là, ils traversèrent un corridor étroit sans autre lumière que celle qui filtrait
à travers les fentes d'une petite porte. L'artisan poussa doucement cette porte , et ils se
trouvèrent dans une humble pièce, éclairée par une lampe qui brûlait dans une
chambre voisine. Cette lueur pâle et douteuse, dans laquelle Edouard reconnut d'abord
la gardienne fidèle de la souffrance , fut pour son cœur toute une révélation.
_ Vous avez un père ou une mère malade ? dit-il à son compagnon.
— Un père , répondit celui-ci , sans cesser de prodiguer ses soi ns cm pressés à la jeune
fille , étendue dans un vieux fauteuil.
— Ah! reprit-il aussitôt, la voici qui revient à elle!
Elle ouvrait en effet les veux, et son premier regard s'arrêtait sur Edouard de Méran.
Elle le considéra d'abord avec l'air égaré d'une personne qui s'éveille et cherche à s'expli-
quer un rêve; mais bientôt, se rappelant l'affreuse vérité, elle cacha sa tète dans ses
deux mains et se remit à fondre en larmes.
Pauvre Marguerite ! dit l'artisan d'une voix émue.
Ce mot redoubla la douleur de la malheureuse; elle croyait y voir la preuve que son
secret était connu. Edouard comprit ce qui se passait dans son ame, et se hâta de ra-
conter à l'artisan, de manière à être entendu de la jeune fille, qu'ayant vu, par ha-
sard celle-ci se trouver mal à l'entrée de la maison, il s'était empressé delà soutenir
jusqu'au moment où elle avait été secourue.
A ce récit, qui épargnait tant de honte à la pauvre enfant, elle suspendit ses pleurs,
et remercia le jeune homme par un regard encore humide et empreint d'une douceur
inexprimable.
].}G I.A SYLPHIDE.
Edouard vit à la ibis dans ce regard toute la grâce d'un charmant visage et toute la
beauté d'une ame supérieure. A la reconnaissance de la jeune fille se joignit celle de
l'artisan ; et le jeune homme, voyant qu'ils n'avaient plus de répugnance à lui laisser
voir toute leur misère, leur en demanda l'entière confidence.
Alors tous deux le prièrent de les suivre avec précaution clans la chambre voisine.
Edouard y entra avec une curiosité pleine d'attendrissement et de compassion, et bien-
tôt son regard se voila de larmes à la vue du spectacle touchant qui l'attendait.
PITRE-CIIEVALIEn.
( La suite à la prochaine livraison. )
CAUSERIES CRITIQUES.
A M. le Directeur de la Sylphide.
I,es indiscrétions promises. — Le banquier K"~ et M. de Chateaubriand. — Le jardin trop
petit.— La manière de gagner soixante mille francs. — Mot profond du banquier. — Encore
une indiscrétion. — Le bénilier-baptislaire. — Mme de Lamartine modeleur et sculpteur.
— Le ministre et le curé. — A quoi sert la politique ? — Les livres nouveaux.
e vous ai promis des indiscrétions, monsieur, a propos
des Mémoires d'Outre-Tombe; une telle promesse est
sacrée comme une dette de jeu, et je m'empresse de
m'acquitter avant tout. Je vous dirai d'abord qu'un chapitre des célè-
bres Mémoires a été lu la semaine dernière à l'Abbaye-aux-Bois, pour
f Vi"" de Nesselrode ; quant à l'histoire du banquier B*** et de M. de
Chateaubriand, la voici telle qu'elle m'a été confirmée de nouveau, et
telle que M. de Chateaubriand lui-même la raconterait, s'il pouvait y
attacher la moindre importance.
C'étaitdu temps que l'auteur de René demeurait encore rue d'Enfer,
près de cet asile qu'il a ouvert aux vieux prêtres, sous l'invocation de
Sainte-Thérèse. Ses vénérables pensionnaires se plaignaient de la petitesse de leur jar-
din, et il fallait, pour l'agrandir, acheter un terrain limitrophe. M. de Chateaubriand, qui
n'avait jamais été moins riche, résolut de se montrer plus généreux que jamais : — A qui
appartient ce terrain ? demanda-t-il. — Au banquier B***, de la Chaussée-d'Antin, lui ré-
pondit-on. Le poète des Martyrs écrit au banquier; le banquier arrive. — Monsieur,
voulez-vous me vendre votre terrain ? — Oui, monsieur. — Combien vaut-il? — Soixante
mille francs. — M. de Chateaubriand n'en avait pas le premier sou; il demande vingt-
quatre heures au banquier. Le lendemain M. B*** revient rue d'Enfer; nouveau délai
demandé et accordé. Six jours se passent sans que le grand homme s'enrichisse, et le
banquier commence à se demander ce que cela veut dire. Cependant qui ne s'habituerait
à visiter M. de Chateaubriand? Le financier le plus épais eût porté envie à M. B***. Le
huitième jour, enfin, M. de Chateaubriand reçoit l'homme d'affaires avec le plus heureux
sourire. — Monsieur, votre terrain est à moi, je vais vous donner mes soixante mille
francs. Le poète ouvre gravement son secrétaire où l'autre cherche de l'œil des billets de
banque; mais M. de Chateaubriand n'en retire qu'une vingtaine de feuillets manuscrits
qu'il remet aux mains du financier stupéfait. — Veuillez, monsieur, lui dit-il, porter ce
paquet chez M. Pourrai, chez M. Furne ou chez M. Delloyo , ils vous remettront soixante
mille francs en échange, et vous aurez l'obligeance de m'apporter notre acte à signer. —
Deux heures après, M. B*** touchait soixante mille francs de la main des libraires ; la se-
maine suivante, le monde entier lisait la plus belle brochure de M. de Chateaubriand ; et
au bout de quinze jours les prêtres de Sainte-Thérèse avaient un jardin magnifique.
i.a Ml.riiiiii;. 157
— Vertu-Dieu ! se dit M. B***, pourquoi mou père ne m'a-t-il pas fait homme de génie
au lieu de nie faire banquier ? — El toutes les l'ois qu'il a une maison à vendre, il court
demander à M. de Chateaubriand s'il n'a point quelques papiers dans sou secrétaire.
Maintenant, quel rapport a cette histoire avec les Mémoires d'Olttre-Tombe? Je vais
vous le dire : Les bons prêtres de Sainte-Thérèse pourront trouver un jour leur maison
trop étroite, ou leur chapelle trop basse. Autant de pages à détacher des Mémoires
d 'Outre-Tombe, et voilà comment le ^rand homme livrera peu à peu son testament !
Puisque j'en suis aux hommes de génie, encore une indiscrétion, monsieur! Les au-
teurs de romans, d'albums, de quadrilles et de mélodies s'impatienteront ; tant pis pour
eux ! Pourquoi M"" de Lamartine a-t-ellc fait un admirable modèle, qui va devenir nue
admirable sculpture ? Place à Mn,e de Lamartine, messieurs les auteurs !
Il y a quelque temps de cela, le curé de Saint-Germain-l'Auxerrois cherchait un
baptistaire digne de sa belle église. — Je connais un modèle qui serait bien votre af-
faire ! lui dit-on. — Qui a fait ce modèle? — M™ de Lamartine! — Le curé resta d'abord
un peu confondu, puis le courage lui revint en songeant à son église, et prenant à deux
mains sa bonne intention, il se rendit chez M""' de Lamartine. — Madame, je prends
la liberté de venir vous demander un présent; vous avez modelé un baptistaire qui
ferait merveille ii Saint-Germain-l'Auxerrois. — J'ai modelé un bénitier, non pas un bap-
tistaire, dit M""' de Lamartine. Et elle montra modestement, dans un nuage, une croix
soutenue par des anges, — ébauche si grandiose et si délicate à la fois, que le curé ne
put retenir un cri de bonheur. — Vous appelez cela un bénitier, madame! Moi, je l'ap-
pelle un baptistaire, et je le mettrais dans une cathédrale! — Baptistaire soit dit
Mme de Lamartine; ce modèle esta vous, monsieur, que votre volonté soit faite! Mais
pour que la volonté du curé s'accomplit, il fallait une somme de dix mille francs. Le
inarbre est hors de prix, et la direction des beaux-arts n'est jamais assez riche. Comment
obtenir dix mille francs du ministère de l'intérieur? — Monsieur le ministre dix
mille francs, s'il vous plaît? — Pas un centime. — Monsieur le ministre, c'est pour cette
vieille église de Saint-Germain-l'Auxerrois? — Encore! Elle est bien assez riche.
Monsieur le ministre, elle n'a pas de baptistaire. — J'en suis fâché; elle s'en passera.
Monsieur le ministre, le modèle de ce baptistaire est si beau ! — Il est trop beau, puis-
qu'il est trop cher; vovs n'aurez rien ! — Monsieur le ministre, ce modèle est de M""' de
Lamartine!... Figurez-vous un tour de girouette ; telle fut la révolution qui s'opéra chez
le ministre. On allait discuter les fortifications de Paris; il fallait plaire à tout pris ;i
M. de Lamartine! Le curé obtint ses dix mille francs, et son baptistaire s'élève sous la
direction de l'illustre inventeur. — Ceci prouve que la politique est bonne à quelque
chose ; mais où diantre va-t-elle se nicher?
La politique va se nicher, monsieur, non seulement dans l'art, mais même dans la
littérature ; la Chambre des députés sue sang et eau pour arrivera ce résultat : lapro-
priétë littéraire est une propriété. Le plus admirable plaidoyer en faveur des hommes
de lettres est, certes, l'ouvrage que vient de publier M. le comte Alfred de Vigny, sous
ce simple titre : Mademoiselle Sedaine. Le grand poète n'entasse point raisonnemens
sur raisonnemens ; il raconte simplement ce fait : les comédies de Sedaine rapportent
plusieurs milliers de francs par année au Théàtre-Frauçais, et la fille de Sedaine, deve-
nue aveugle à force de misère, n'a pas de quoi payer un médecin pour se faire opérer de
la cataracte. Que, le jour de la discussion, on lise simplement cette histoire à la Cham-
bre, et qu'on dise aux députés ce que le Cid disait à son fils: — Rodrigue, as-tu du
cour? Je ne sais si nos représentans répondraient oui ou non, mais les gens de lettres
doivent une éternelle reconnaissance à M. de Vigny; et le public lui doit un des plus
touchans et des plus profonds morceaux qui soient sortis de sa plume.
Parmi les romans parus ce mois-ci, le Commandeur de Malle, de M. Eugène Sue,
mérite le premier rang. C'est une histoire maritime du temps de Louis XIII, arrangée
15S , LA SÏLPIUUE.
;l la Walter-Scott ; — un peu trop provençale dans ses détails et trop mélodramatique par
ses mystères, en somme écrite avec cette conscience et ce respect de la langue que
l'auteur conserve dans ses ouvrages les plus hâtés. — Quatre Ans sous Terre, par
M. Jules Lacroix, est une allusion en deux volumes m-8°, a l'épouvantable procès de
Mm0 Lafarge. M. Jules Lacroix a du talent, du courage, du style, de l'imagination:
Que diantre allait-il faire dans cette ejalère?
Caliste, parMme Bodin , réussira comme tous les livres de Mmc Bodin , quoique ce-
lui-ci ressemble d'une terrible façon à un roman du même auteur déjà publié sous un
autre titre; mais qui est-ce qui se souvient d'un roman trois ans après l'avoir lu?
Personne, apparemment , pas même l'éditeur; pas même l'auteur peut-être! — De-
mandez plutùtà M. Alexandre Dumas, qui vient de nous raconter la Chasse au Chas-
tre, presque aussi bien que M. Méry nous l'avait racontée il v a quatre ans ; ce qui n'em-
pêchera pas les Impressions de ffoyage à&ns le midi de la France, de faire le tour de
l'Europe. — J'ai lu, comme je l'avais promis, l'Esclave des galères, par M. Kerminguy;
faites comme moi, monsieur, et vous n'aurez qu'à vous en féliciter. — Lisez aussi les
Lettres Cochinchinoises , de M. Albéric Second, et Parisiana où il y a beaucoup
d'esprit; — la Physiologie du rire, par M. Scudo , dont je reparlerai; — la Dé-
vot( , de M. Jules Janin, nouveau diamant tombé dans l'écrin des Français de M. Cur-
mer. — Chantez les belles scènes de M. Chéret : le Nègre de Gorée; le Tyrol; Dix
ans d'absence , etc. — Chantez surtout les mélodies détachées du riche Album Mi-
chaëli ; le Roi de Thulé , qui eût fait rêver Hoffmann tout un jour ; Madeleine et le
Fils du Seigneur, délicieuses ballades bretonnes; Douleur et Prière , morceau capital
qui figurerait avec honneur dans un opéra. — Mais gardez-vous de chanter les der-
nières romances de M. Clapisson. Quantum mutatus ab illol Gardez-vous encore plus
de lire la Fornarina, de M. Amédée de Bast, et les Aides de Camp, de M. Marco Saint-
Hilaire. Autant vaudrait lire le petit livre qui vient de paraître sous ce titre inestimable :
Instruction pour avoir desenfans sains d'esprit et de corps, et aussi parfaits qu'on
peut l'être, par M. Cheueau , NÉGOCIAS! ! ! Prix : 1 franc pour Paris et les départemens.
Voir aux Annonces des journaux politiques.) Marquis de «UTILLON.
Bal travesti riiez liitltlaelte.
Lablache, notre grand et spirituel chanteur, a donné, vendredi 19 de ce mois, dans ses
salons de la rue Taitbout , un bal travesti très remarquable. Le bal qui a commencé à
9 heures , s'est prolongé jusqu'à 5 heures du matin ; on y remarquait MM. Aguado ,
Rotschild , Joubert, MM. Duprez , Rubini, Mario, M»"> Grisi , en costume de donna
del Lago, Mm0 Persiani , M""5 Lablache, en costumeitalien magnifique ; elle était cou-
verte d'or ; M1,c Amigo rappelait une des femmes de Léopold Robert dans les Mois-
sonneurs; Morelli et sa femme en costume moyen-âge ; Mlle Nau en bergère ; M11" Hei-
nefetter en toilette de bal; M™0 Boulanger, femme du peintre, en italienne, de
même que Mmc Pacini, et ses charmantes filles; MUc Sara, sœur de Mmc Albertazzi,
belle brune aux yeux bleus , resplendissait sous le satin et les dentelles espagnoles ;
Mmc Labarre, la femme du harpiste, en paysanne du XVe siècle; M. Pérot, du mi-
nistère , en costume de malin ; Théophile Gautier, en costume de Grenade ; Lépaulle,
en Turc ; Bouchot , le peintre, gendre de Lablache, en tambour de la République ;
Cottereau, le peintre , en pierrot. Perrot et sa femme, Mlle Carlotta Grisi, ont admi-
rablement dansé une tarentelle. La famille de Lablache a fait les honneurs de la
fête avec une distinction et une grâce charmantes, et les chœurs, suivant la mode
d'Italie, mêlés aux contredanses , ont produit un effet ravissant. Les deux filles de
l'illustre chanteur étaient adorables avec leurs jupes courtes et leurs brodequins de
cracoviennes ; et le buffet, richement et abondamment servi , prouvait que Lablache
est aussi grand virtuose que grand seigneur.
1.1 SYLPHIDE. 153
CHRONIQUE DU GRAND I0NDR,
La duchesse d'Ksclignac. — I.e colonel Tbnrn. — I.c duc et la duchesse de Serra Capriola. —
M"" de Rigny.— Anniversaire de Wasingtnn. — Le général Cass. — La comtesse Lehon. —
Bal costumé à la cour. — La duchesse de Cazes. — La duchesse d'Osmond. — Dernier bal
de l'Iliilel-de-Ville. — La comtesse Merlin. — M"" de Pontalba. — M. de Lamartine. — La
comtesse de Harois. — M-* l.asalle.
es plaisirs du carnaval sont soumis aux mêmes règles que la musi-
que ; à mesure que le final approche , le mouvement devienl plus
accéléré, et le jeudi gras est le signal de ce rinforzando qui ne
(meurt qu'avec l'aube du mercredi des cendres. La duchesse d'EscIi-
4ii.il-, dans sou petit hôtel, qu'on pourrait prendre pour le bou-
doir d'une reine d'autrefois , a fait danser des enfans costumé^. J'j
, ai remarqué une jeune el jolie personne dans le costume de M™" de La Vallière.
Il v avait aussi quelques Pompadour pleines de noblesse el de grâces. Il faut
bien reconnaître que les travestissemens enfantins ont toujours le don de
plaire; aussi le bal de la duchesse d'Esclignac a-t-iléti l'occasion d'un succès
prodigieux pour ceux qui en faisaient les frais, en même temps qu'une source
de bonheur pour les personnes qui assistaient à ces danses du printemps de la vie.
Le bruit avait couru naguère que l'on devait jouer la comédie chez le colonel 1 nom.
Le succès qu'avait eu le théâtre de l'ambassadrice d'Angleterre avait fait espérer an-
qui préfèrent un spectacle spirituel à un beau bal qu'ils entendraient chezle colonel Thoni
une nouvelle pièce qui n'a encore été jouée nulle part, et dont l'aimable auteur voulait
bien faire hommage à la troupe distinguée de l'hôtel Monaco; mais les partisans des bals
ont eu le dessus. On dit que certaines dames, par timidité, par modestie, peut-être pat
principe, ou par un amour-propre , excusable sous quelque rapport , se sont refusées à
paraître sur la scène; il a doue fallu renoncer à cette heureuse idée el revenir au bal, pa-
nacée divertissante qui ne coûte d'autres frais que ceux de la toilette et qui nousprot are
le plaisir de voir souvent M"" de Stokhausen , femme du ministre de Hanovre: M" de
Coriolis, MUe Galitzin , U»« de Bondi , etc.
Dimanche, on dansait chez l'ambassadeur de Naples. L'hôtel Beauveau, qui autrefois
ne brillait pas par la fraîcheur des meubles, transformé comme par en< hautement en
un des plus confortables et des plusélégans hôtels de Paris, réunissait ce soir-là la fleur
de l'élégance parisienne; les jeunes filles de l'ambassadeur, dont la famille est aussi
jolie que nombreuse, s'étaient déjà montrées dans quelques bals; aussi on était charmé
de les voir partager, avec une expansion charmante, les plaisirs des autres jeunes per-
sonnes. Le bal chez, l'ambassadeur de Naples a été assez animé, et chacun a admiré
cette bonté vraie, ces manières simples et dignes qui caractérisent si bien le duc et la
duchesse de Serra Capriola. — Le même soir, Mmc de Rigny donnait un bal dont la com-
position était tout-à-fait différente. Les amateurs de plaisirs, les connaisseurs en beautés
et en toilettes ont dû être très satisfaits de la réunion de Jlmede Rigny. — La reconnais-
sance est chose assez rare parmi les hommes , pour que nous nous gardions bien d'ou-
blier le bal donne, par le ministre des Etats-Unis, si nous n'avions encore à en parler
comme d'une réunion de talens, d'élégance, et de beautés. C'était le jour anniver-
saire de la naissance du grand citoyen Wasington etson souvenir avait rempli les sa-
'ons de manière à ne s'y pas remuer. Lorsque la foule est devenue moins compacte
nous avons pu remarquer M"""5 Delacroix et Rurt, qui, sous leur chapeau de ve-
lours noir à la Belle-Poule, relevé d'une plume blanche et de pierreries, attiraient tous
les regards. Mlle Cowledge, à la tète de naïade, Mllc Scott, si fraîche et si rose,
Mmc Grailh , à la mélancolique et gracieuse figure, Mme Ledjard, suave et délicate
beauté, auront pu faire rêver plus d'une imagination après le bal , qu'elles ont rendu ai-
mable comme de hauts et d'illustres personnages politiques le rendaient intéressant. —
ICO LA S^ I.WIIIIK.
Si je voulais ajouter quelques particularités, je dirais que ce bon M. de La Grange mon-
trait à qui voulait les voir sa bague et sa tabatière à l'ordre du jour, ornées du portrait
du grand homme; et je dirais que M™0 dePontalba avait un diadème de pierreries, une
robe de velours cerise, garnie de larges dentelles, qui lui allaient fort bien. En somme,
l'ordonnance, le parfum de bon ton du bal, l'amabilité de MmesCass et Ledjard mères,
de Mlles Isabelle et Marie Cass feraient désirer avec un pareil ambassadeur plusieurs
Washington défunts , comme les Américains pourraient en désirer d'autres vivans. Le
comte Mole, M. Thiers et M. Guizot, les trois expressions de la politique française , assis-
taient à ce bal. M. Guizot était l'objet de tous les hommages de la société américaine, en
reconnaissance de son beau travail sur Washington. On recherchait partout les descen-
dons du marquis de Lafayette et du comte de Ségur, l'un et l'autre amis et compagnons
d'armes du héros que l'on l'était.
On connait l'élégance de la comtesse Le lion , son amabilité, son goût et la recher-
che exquise de toutes ses toilettes. Le bal qui a eu lieu à son hôtel était digne de la
gracieuse ambassadrice. Des costumes très Irais , très recherchés , et des parures fort
riches, des meubles dont le luxe est devenu proverbial, lagaitéet le plaisir partout,
voilà ce que l'on ne manque jamais de trouver à l'hôtel Le Hon. — Le même soir, lundi
gras, il y a eu à la cour un petit bal costumé. Réellement on ne devrait aller à la cour
qu'en costume du quinzième, seizième et dix-septième siècle ; l'illusion, avec les habits
de nos jours, est tout-à-fait perdue , et dans les palais des rois il faut que l'illusion
soit en permanence; les costumes rappellent les époques des grandes illustrations, et
si on aime à connaître l'histoire, on aime davantage à la voir en tableau. Ce petit bal
costumé des Tuileries a été ravissant. — Le jeudi suivant il y a eu un très beau bal
chez M",e la duchesse de Cazes. Les princes honoraient de leur présence la fête de la
noble duchesse.
M"11" la duchesse d'Osmond a fait aussi danser les enfans dans son bel hôtel, rue
Basse-du-Rempart, le mardi gras , et qu'on ne se s'étonne pas de cette foule de bals
d'enfans pendant ces derniers jours; c'est une espèce de compensation qu'on a voulu
leur donner pour tous les devoirs sérieux et les études qui les attendent durant les
jours ascétiques du carême. Sans vouloir censurer cette méthode d'éducation, je laisse
à d'autres le soin de porter un jugement sur cette introduction précoce de l'enfance
dans le monde, d'où elle ne peut emporter que le souvenir des plaisirs qu'on y goûte,
sans se faire aucune idée dedésenchantemensdont il est, hélas! rempli.
Les bals vont cesser, quoique le préfet de la Seine ait annoncé, pour samedi, son der-
nier à l'IIôtel-de-Ville, sans craindre la désapprobation des personnes qui ne croient
pas qu'un bal soit convenable en carême ; ce sont les concerts, les petites réunions, les
causeries de salons, qui ont fait autrefois notre gloire, qui vont remplacer les distrac-
tions bruyantes du carnaval. — La comtesse Merlin, cette amateur artiste qui va bientôt
nous révéler ses piquantes observations sur l'Amérique qu'elle a visitée, reprendra ses
vendredis pour régaler ses amis des morceaux les plus choisis des grands maîtres en
musique. — Il y aura aussi les mercredis de la musique chez Mme de Pontalba; là les
chanteurs italiens recueilleront de nouveaux lauriers, en ajoutant toujours quelque
chose à leur fortune. On dit aussi qu'on fera de la musique chez M. de Lamartine, et
chez d'autres sommités littéraires. — La comtesse Paul de Ségur va commencer ses
brillantes réunions du samedi ; nous allons donc, enfin, nous reposer de tous ces fati-
gans plaisirs qu'impose l'époque du carnaval. Il est temps. Cependant, avant d'entrer
dans cette ère du repos et des sermons à Saint-Sulpice ou à Saint-Roch, nous ne devons
pas oublier la soirée et le bal fort remarquables de Mme la comtesse de Marois, non plus
que le bal travesti que MmcLasallea donné le Mardi-Gras dans ses magnifiques salons.
Nous y avons reconnu, entre autres, le duc de Nemours et le prince de Joinville en
débardeurs ; les ducs d'Aumale et de Montpensier en matelots ; M. Vatout en sauvage.
Comte ALFRED DE It****.
I.e Directeur DE VlLLEAiESSANT.
LA SYLPHIDE
ÏCCTION.1 .CITE DES ITALIE*
.A SYLPHIDE
A Madame
omme je vous l'ai dit , madame, voici qu'on se préoc-
cupe déjà des toilettes du printemps ; la mode est
comme les heures qui renaissent sans cesse ; jamais
î elle ne se repose. A peine une saison vient-elle de
| mourir, qu'une autre apparait sur sa tombe plus
fraîche et plus jolie que la précédente. Chez Richard
Potier j'ai vu de charmans modèles d'écharpes en
gaze blanche avec bordures de roses et feuillages, des
mantilles Pompadour faites en taffetas d'Italie ou en
étoffes de fantaisie nuances vives. Pour robes, on
I portera la favorite, l'orientale, le taffetas d'Italie
.glacé, à mille raies , écossais et à dessins variés, des
1 robes foulards unis, glacés, à mille reflets, écossais,
jardinières, chinés Dugazon. Les châles Pagnes de Richard-Potier, innovation toute
nouvelle, seront très bien portés. Vous savez combien cette maison est renommée pour
son élégance; la saison qui va s'ouvrir ne peut manquer d'accroître sa réputation ; car, là
si on achète des étoffes du meilleur goût, un goût non moins habile se charge de confec-
tionner les plus gracieuses robes. A propos de talent de confection , nous croyons que ja-
mais rien n'a été plus joli que les robes en velours estampé que Mmes Persiani et Alber-
tazzi portaient à la représentation de Béatrice aux Italiens. Mmt Moreau Meunier, qui a le
secret de ce genre de travail, s'était surpassée elle-même. C'est à tort qu'un journal a dit
que ces robes avaient été faites par Delon, ce dernier les avait seulement vendues, et à la
beauté des étoffes chacun pouvait le deviner. Les magasins de la Barbe-d'Or, eux
aussi, reçoivent force nouveautés en soieries ; rien ne sera plus élégant et mieux porté
que leurs étoffes de printemps, leurs châles de soie unis ou brochés et leurs écharpes ;
la réputation de bon goût acquise à la maison de la Barbe-d'Or date d'un siècle;
Delon a su perpétuer cette fashionable tradition, et, de plus, il est venu en faire jouir
la clientèle d'élite qui habite nos beaux quartiers des environs du boulevart. C'est
aussi sur le boulevart que nous trouvons le fashionable magasin du Sablier, où le
1G2 . la SYt.Piuui'.
deuil, malgré ses sombres nuances, sait prendre une teinte de coquetterie qui en mo-
dère un peu la tristesse. D'après ce que j'ai vu de l'approvisionnement pour le printemps,
que reçoit Dufrène, la beauté de ses étoffes nouvelles n'aura rien à envier à celles de
cet hiver. lia un choix immense d'uni et de façonné, dans des prix très modérés, des
mérinos en cinq quarts, des mousselines laine en trois et cinq quarts, des barèges unis
noirs et gris, des barèges imprimés, organdis et tissus zéphir imprimés, pouvant éga-
lement faire des robes d'été et de soirées ; un assortiment complet d'étoffes de soie,
depuis les plus simples, tels que gros de Naples quadrillés et rayés, brochés, à très petits
dessins, chinés, jusqu'aux étoffes les plus riches, telles que moire, satin, reps, velours
pleins, velours frisés, popelines, foulards imprimés, écharpes en soie, velours ou ca-
chemire ; puis, comme toujours, Dufrène a les plus gracieux modèles de bonnets et de
chapeaux. A propos de chapeaux et de modes, que je voudrais pouvoir vous initier aux
charmantes surprises que prépare, pour Longchamps, Mme Dasse, la modiste aristo-
cratique par excellence ! vous y retrouveriez cette élégance de nos coiffures de cet
hiver, dont Mme Dasse n'a point encore cessé de s'occuper, car si la fougue des bals est
un peu amortie, il nous reste le spectacle, le concert, et ne faut-il pas, pour ces solen-
nités, la coiffure Marie-Stuart, en velours et perles, les petits bords à la Louis XIV,
avec leurs ondoyantes plumes, ia coiffure Hélène, ces petits bonnets grecs, ces coif-
fures aux fonds résiliés d'or, et toutes ces fantaisies auxquelles on ne peut assigner
un nom, qui se forment d'une écharpe, d'un biais de velours, de blondes, de fleurs
entremêlées de franges d'or, de glands arabes, d'agrafes de pierreries mélangées qui,
sous les doigts habiles de Mme Dasse, forment des chefs-d'œuvre de bon goût. Il ne
faut point oublier que presque toutes les Heurs employées par Mme Dasse sont prises
chez Batton, fleuriste qui compte plusieurs cours d'Europe parmi sa clientèle. Rien de
plus agréable à visiter que les magasins de Batton, où règne un printemps perpétuel ;
rien de plus charmant à examiner que ces roses si admirablement imitées, ces feuil-
lages de velours dont les teintes varient à l'infini.
Je ne saurais vous dire avec quel art sont montées les guirlandes Cérès , Iphigénie,
Nonna, la bonne grâce de la Berthe, de la Rosière ; il y a là de quoi embellir encore le
plus joli visage ! J'aurai bientôt à vous parler des toilettes toutes nouvelles , qu'un
grand nombre de nos femmes les plus élégantes préparent pour le beau Concert que va
donner la Sylphide , et qui promet d'être un des plus brillans de l'année; j'y verrai ,
sans doute, plusieurs de ces magnifiques châles de Boset , qui servent de transition
entre ceux plus chauds de l'hiver et ceux si légers que l'on fait pour l'été. Les ca-
chemires larges à fond vert, bleu azur, noir ou blanc, sont les plus à la mode; vous
dire la beauté des tissus, l'élégance des dessins qui caractérisent ceux que vend Rosset
serait vous répéter ce que la renommée vous a dit bien avant moi. Le concert de la
Sylphide me remet en mémoire une très belle soirée musicale, à laquelle j'assistais, un
de ces jours derniers, au faubourg Saint-Germain ; les toilettes étaient fort soignées,
mais la manière dont les femmes avaient été placées laissait surtout apercevoir leurs
coiffures. J'ai remarqué un joli petit chapeau en velours gros vert, les bords fort petits
relevés des deux côtés et baissés sur le front, la calotte basse, deux plumes dont l'une
placée sur le chapeau et l'autre dessous, retombant un peu en arrière. Beaucoup de
coiffures en perles avec glands pareils; des résilles également en perles, en or; des
jolis turbans à jours; des coiffures barège et or fort distinguées. Les coiffures à la Belle-
Poule, quoique fort élégantes, ont été abandonnées par les femmes de la bonne com-
pagnie, dès qu'elles ont été vues dans les boutiques. Sur les coiffures en cheveux, on
pose de longues barbes d'angleterre , ou de blondes , froncées sur les côtés , qui voilent
à demi des grappes de fleurs, ces barbes tombent très bas, quelquefois elles dépassent
la ceinture. Les rivières en diamans ou autres pierres précieuses , se posent sur des
cheveux en bandeaux avec une petite aigrette en pierres précieuses , ou une branche
de ileurs, sur un des côtés de la tète. On fait en ce moment de charmantes fleurs en
LA SYLPHIDE. IOj
plumes d'Amérique, qui sont fort à la mode ; ces plumes doivent être de leurs teintes
naturelles, ainsi que les feuillages également en plumes. On porte beaucoup de mara-
bouts dans les cheveux et on en garnit également les robes, suit d'étoffes légères, soil
d'étoffes épaisses, .l'ai vu l'autre jour, expédiée par la maison de Commission Giroud-
de-Gand, à Mn" l'....,à Bourges, une coiffure ravissante en velours vert et franges d'or
toinliant un peu plus bas d'un côté que de l'autre: le fond de cette coiffure était brodé
en or, une guirlande de roses avec feuillages était destinée à orner la robe que devait
accompagner cette coiffure.
Malgré le bruit concernant la guipure, elle est plus en vogue que jamais. Chapron, en
imaginant sesélégans mouchoirs à entre-deux de valenciennes, a donné l'essor à une
foule d'imitations de ce genre ; on fait maintenant des cols et des manchettes à entre-
deux, et cet été, on en garnira les robes; les femmes qui doivent déjà à Chapron tout le
luxe de leurs mouchoirs, lui devront encore cet embellissement de plus pour leurs toi-
lettes;! Longchamps; il y aura grand nombre de spencers en velours pleins et épingles,
beaucoup seront ornés de boutons en perles, accessoire qui prend une grande extension
et que les bonnes faiseuses emploient sur leurs redingotes do printemps ; j'ai vu de ces
mêmes boutons orner de riches robes de soirées sur lesquelles ils servaient à retenir de
Unes passementeries en or ou en soie : on va faire les jupes des robes plus longues
que jamais; on les garnira de quatre ou cinq volans. Comme à la fin de l'été dernier, les
chapeaux paillassons seront en grande vogue ; seulement, on les ornera plus richement
et en avant soin de choisir les fleurs que la saison voit éclore. On apporte toujours une
grande richesse dans les mitaines noires ou blanches ; il en est de même pour les tabliers
que l'on orne de volans d'étoffe , de dentelle , de torsades ; quelques uns, et ce sont les
plus nouveaux, ont des bavettes qui s'attachent de chaque côté de la poitrine avec des
nœuds de rubans. Au lieu de cassolettes, les femmes portent aujourd'hui de gros flacons
suspendus à la ceinture par un crochet orné de pierres précieuses, ainsi que le flacon.
Ces flacons s'appellent des Brinvil/iers; je m'étonne, et beaucoup d'autres avec moi,
de cette dénomination qui ne peut rappeler que des souvenirs de poisons ;mode a la quel-
quefois mauvais goût ; il faut avoir le courage de le lui dire.
La maison de commission Giroud-de-Gand est fort occupée des demandes que
provoque l'arrivée de la nouvelle saison ; la province a compris tout le parti qu'elle
pouvait tirer de ces nouvelles créations, et je puis juger du succès de ces entreprises
commerciales par l'activité que je vois régner dans celle que patronne la Sylphide, qui
n'attache son nom qu'aux belles et bonnes choses. baronne marie de l'******.
Un de nos confrères qui spécule sur tout, qui fait métier et marchandise de son opi-
nion et de ses éloges, du plus ou moins de sympathies qu'il inspire et des croyances ho-
norables qu'il exploite; qui s'est personnellement décerné les palmes du martyr à pro-
pos de différens procès et d'un certain nombre de mois de prison qu'il lui a plu de subir;
ce confrère , qui depuis dix ans n'a pas cessé de mettre en pratique cette maxime peu
consolante que a la fin justifie les moyens, » a cru devoir, avec la duplicité qui lui est
habituelle, attaquer il y a quelques jours la Sylphide. En cette circonstance, cepen-
dant, le courage de sa mauvaise foi lui a manqué; c'est à un journal de ses amis,
également dépourvu d'influence et d'abonnés, qu'il a envoyé une petite note qui n'a
même pas l'esprit d'être méchante , et dont personne assurément ne se souvient. —
Nous écrivons ces lignes dans le seul but de prouver à notre charitable confrère, qui
comprend beaucoup mieux la vente des chiffons que la critique, que nous sommes par-
faitement au fait de ses menées, qui ne nous inspirent qu'une compassion très miséri-
cordieuse , et nous l'engageons de tout notre cœur à laisser en repos la Sylphide , dont
le temps est trop bien employé pour qu'elle ait le loisir de songera lui.
DE YILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE
LES DEUX EXTRÊMES.
DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE'.
III. ON INTÉRIEUR.
A pièce où se trouvait Edouard était étroite et longue;
une fenêtre en mansarde l'éclairait par un bout. Deux
petits rideaux de calicot blanc, montés sur une seule
tringle en fer, une commode en acajou noir, incrustée
de cuivre, un petit secrétaire de noyer, fermé soigneuse-
ment et surmonté de deux rayons de bibliothèque fixés
au mur avec des cordes, une couchette en bois peint,
avec une petite table au chevet, et au pied une vieille
bergère en velours d'Ulrecht tel était l'ameublement.
Une horloge de porcelaine qui n'allait plus, s'élevait au
milieu de la cheminée, entre deux statuettes représen-
tant Bonaparte premier consul et Napoléon empereur.
Un portrait du même personnage, excellente gravure
entourée d'un cadre doré, la plus riche pièce de ce mo-
bilier modeste, était suspendu au dessus du lit, ayant à
droite un grand crucifix d'ébène, et à gauche un sabre
d'honneur dans son fourreau, avec une croix attachée à
la poignée par son ruban rouge.
Au dessous de ces quatre objets sacrés, dans cette pauvre couchette, était étendu un
vieillard septuagénaire ; il dormait, et la douce clarté de la lampe posée sur la petite
table, éclairant à demi son visage, permit à Edouard d'en analyser les traits vénérables.
Leur ensemble, malgré l'extrême maigreur qui en altérait les lignes, portait encore le
caractère d'une beauté mâle et remarquable, rappelant les nobles tètes de ces dictateurs
populaires que le sénat de l'ancienne Rome allait chercher à leur charrue.
Edouard éprouvait devant cette calme et imposante figure une sorte de tremblement
religieux , et il était tenté de se mettre à genoux devant le front chauve, les joues cica-
trisées et la barbe blanche de ce vieux soldat : car tout en lui, comme autour de lui, indi-
quait la profession militaire et trahissait quelque ancien grenadier de l'Empire, — de
cette grande époque qui paraissait, ce jour-là, renaître avec Napoléon !...
Après avoir contemplé le guerrier qui semblait porter une auréole, la première idée
d'Edouard fut de s'assurer si le malade était entouré des secours que réclamait son état. Il
regarda la cheminée, la vit sans feu et sentit alors vivement l'impression du froid, dont
son émotion l'avait préservé jusque là. Il remarqua aussi que la plupart des flacons et
des vases qui couvraient la petite table étaient vides...
Il allait hasarder une observation à ce sujet, lorsque le vieillard fit un léger mouvement
dans son lit, et entr'ouvrit les yeux :
— Ah ! dit-il d'une voix faible mais encore vibrante, te voilà revenue, Marguerite ?....
Eh bien ! m'apportes-tu ce vin de Malaga, mon enfant?
Voir plus haut page 161.
LA SYLPHIDE. ,<;,
Edouard, qui s'était discrètement retiré vers la porte, vit Marguerite pâlir à celte
question et rester sans réponse, pendant que l'artisan la regardait avec desespoir :
— Si tu n'as pas ce vin, ma petite, reprit doucement le malade, donne-moi un verre
d'eau sucrée.
La jeune fille s'empressa de satisfaire à ce désir, et l'artisan suivit Edouard dans l'autre
pièce après s'être muni d'une lumière et avoir fermé la porte de la chambre.
Là, Edouard lui prit affectueusement la main et lui dit :
— Mon ami, vous ne me connaissez pas plusque je ne vous connais ; mais la circons-
tance étrange qui nous rapproche vous commandelaconBancecommeàmoi la sympathie.
Je peux vous rendre, en tout honneur, des services indispensables. Parlez-moi donc sans
honte et sans crainte, comme à un ami qui vous est attaché des ce moment par le lien le
plus sacré, celui du malheur, et racontez-moi tout ce qu'il faut que je sache pour vous
servir efficacement et remplira votre grêle besoin de mon cœur.
A,,'"i mots ''' brave jeune homme baissa les yeux avec embarras ; puis, après s'être
assuré qu'ils étaient seuls pour quelques minutes, il offrit une chaise à Edouard de Méran
et lui parla de la sorte :
IV. LA CONFIDENI I .
« Je ne suis pas frère de Marguerite , dit l'artisan , je ne suis que son cousin ; mais
eela ne fait pas de différence , et je ne l'aime ni plus ni moins que si elle était ma
soeur.
» Elle s'appelle Marguerite aubert, et je me nomme Daniel Leroy. Elle peint les
Heurs à l'aquarelle, et je suis ouvrier typographe.
« Mon père, que vous venez de voir, est un ancien de la grande armée; vous ave/
pu remarquer qu'il en avait l'air, malgré son âge et sa maladie.
» Il n'avait pas dix-huit ans quand il s'engagea, sous le premier consul , dans les
grenadiers du 2S« de ligne , pour empêcher de partir le fils d'un bienfaiteur de notre
fajnille, qui était tombé à la conscription, et qui n'avait pas assez de tempérament
pour les campagnes de ce temps-là.
» Une fois lancé avec Napoléon , mon père fit toutes les guerres d'Allemagne et ne
revint qu'au bout de huit ans: encore il ne resta au pays que le temps d'embrasser
sa mère et sa petite sœur.
» Le tambour battait pour marcher en Russie; mon père alla à Moscou , à la Bérésina,
et finit par Waterloo, comme l'empereur.
» Ce fut là qu'il reçut les blessures dont vous avez dû lui voir les cicatrices au vi-
sage. Une autre lui fracassa la jambe droite, dont il boite depuis ce temps-là.
» Ne pouvant plus aller, il s'arrêta; il s'établit à Paris avec ses épaulettes de sergent,
son sabre et sa croix d'honneur, 300 fr. de pension , qu'il ne touche plus , et un fils de
douze ans, qui était moi. Ma mère, qu'il avait épousée encourant, pendant un congé,
était morte presque sans le connaître, en me mettant au monde.
» Une sœur de mon père, la mère de Marguerite, restée veuve, m'avait pris chez
elle et m'avait élevé jusqu'au moment de son congé définitif. Aussi , quand il revint,
il eut sa revanche. Sa sœur remplaça sa femme auprès de lui, sa nièce devint sa fille;
tous deux partagèrent les économies qu'il avait trouvé le moyen de faire sur le prix de
son sang; et Marguerite reçut la même éducation que moi-même, c'est-à-dire (enten-
dons-nous, monsieur, et ne la jugez pas par moi), elle a profité de son instruction,
comme vous vous en assurerez si vous causez avec elle ; et moi , j'ai si bien envoyé les
maîtres et les leçons au diable, que je n'ai rien pu devenir de mieux que ce que j'ai eu
l'honneur de vous dire.
» Quant à Marguerite, il n'aurait tenu qu'à elle d'être une demoiselle comme une
autre; mais, voyant sa mère morte (car elle s'en est allée bien jeune, la pauvre fem-
ici; la sylphide.
me!), et sentant que mon père, qui l'avait adoptée, devenait de jour en jour plus
invalide, elle a mieux aimé garder son simple état d'artiste en fleurs, pour rester
auprès de lui et soigner ses vieux jours.
» Voilà trois ans qu'elle vit avec lui, l'aimant et le choyant comme si elle était sa fille,
tandis que je vais et viens jour et nuit pour mon métier. Mais , comme je vous ai dit ,
on a retranché à mon père sa pension: ses économies se sont épuisées, et nous nous
sommes vus tous les trois sans autre ressource que mes deux mains et les pinceaux de
Marguerite.
» On a bien , de temps à autre , proposé au vieux soldat des places de concierge dans
de bonnes maisons ; mais il nous a toujours dit : « Vous avez du courage , mes enfans .
o et nous ne sommes pas encore sans pain?... Eh bien ! restonslibres et travaillons ! »
» C'est ce que nous avons fait jour et nuit. Je suis allé à Lyon, en 18. ., croyant y ga-
gner davantage ; ça m'a réussi pendant quelque temps ; mais les émeutes sont surve-
nues ; les folies des coupables sont retombées sur les innocens. Mon chef d'atelier,
ruiné par la révolte et pillé par les rebelles, n'a pu me payer le salaire de trois mois
qu'il me devait, je me suis vu sur le pavé comme tant de confrères , et j'ai couru la
France peudant plusieurs années.
«C'est alors que j'ai reçu une lettre de Marguerite. Elle m'annonçait la maladie de
mon père, et me priait de revenir promptement, ne pouvant plus suffire seule aux soins
et aux dépenses de la maison.
» Je recueillis le peu d'argent qui me restait ; et , mon sac sur les épaules, mon bâton
à la main , je partis à pied pour Paris, où j'arrivai après avoir marché douze jours et
douze nuits, sans repos ni sommeil.
» Je suis fort; mais c'était trop. Je tombai en défaillance sur le lit de mon père, en
l'embrassant , et Marguerite eut deux malades à soigner, au lieu d'un.
» Il y a dix jours de cela... Je ne suis relevé que d'hier. Je n'ai pas encore la force do
travailler, comme vous avez pu vous en assurer tout à l'heure... Et pourtant!... »
A ces mots, Daniel s'arrêta court et appuya son front sur sa main :
— Et pourtant, dit Edouard, vous n'avez jamais eu tant besoin du fruit de votre
travail... — Achevez, mon ami, ne me cachez rien!
L'artisan reprit d'une voix sourde :
« Ce matin, pendant que mon père dormait et que Marguerite était dehors, pendant
que tout Paris courait en fête au devant de l'empereur, j'ai visité l'appartement et sondé
l'abîme de notre misère; j'ai ouvert le tiroir du secrétaire, où ma cousine met notre ar-
gent : rien! j'ai ouvert la petite boite où elle enferme ses économies : — rien encore!
j'ai ouvert l'armoire où sont ses robes : — toujours rien!... si ce n'est des reconnais-
sances du Mont-de-Piété!
» Elle était sortie pour aller chercher de la flanelle et du vin de Malaga, qu'on avait
absolument ordonnés à son oncle, et qu'il demandait sans relâche depuis la veille.
» En sortant , elle avait emporté quelque chose sous son bras... Je devinai que c'était
sa pelisse , — un cadeau que je lui avais fait au jour de l'an! mais le prix ne suffisait pas
pour acheter ce qu'il fallait à mon père... la malheureuse est resenue les main
vides!... »
En achevant ce récit , la voix de Daniel s'était altérée ; ses yeux , baissés vers la terre -
annonçaient une lutte sourde entre la honte et la douleur:
— Voilà notre histoire, monsieur, reprit-il; il n'y a rien de bien nouveau dans tout
cela, et c'est ce que vous pourriez apprendre dans mille familles, parle temps qui court;
rependant, vous voyez que nous sommes un peu plus maltraités que de raison par la
fatalité, et si vous connaissiez quelque atelier où l'on voulût accepter mon travail, tout
faible qu'il sera , jusqu'au retour de mes forces...
— Oui, mon ami, interrompit Edouard de Méran, s'empressant de saisir l'occasion d''
concilier l'honneur de l'artisan avec l'aumône qu'il voulait lui faire. — Je connais.
LA SYLPHIDE. IIJ7
ajouta-t-il, en continuant son noble mensonge, un imprimeur qui sera trop heureux
de vous donner de l'ouvrage à ma recommandation j et je puis assez compter sur lui
pour en avancer le prix en son nom, en attendant que vous soyez tout-à-fait rétabli, car
il ne voudrait pas plus que moi abuser de votre courage dans l'état où vous êtes. Com-
bien gagnez-vous par jour, au plus?
— Quatre ou cinq francs, quand les temps sont bons.
— Eh bien ! voici un mois d'avance.
Et il mit sept napoléons sur la cheminée.
— Tant de bonté! monsieur... s'écria l'artisan confus, mais prêt à refuser Gère-
ment.
— Entre jeunes gens il n'y a point de bonté, mon ami, interrompit Edouard. Mon
père a été soldat comme le vôtre; ils ont fait ensemble les guerres de remplie; permet-
tez-moi donc, pour tout remerciment, de venir souvent savoir de vos nouvelles et il.
celles de votre famille.
Les larmes de Daniel furent toute sa réponse, et il n'osa plus refuser en songeant à son
père...
Edouard reprit :
— Vous m'avez dit que Mlle Marguerite peint les Heurs; envoyez-la demain chez ma
mère, Mmede Méran, rue de Grenelle, n°oi ; on lui procurera des travaux qu'elle pourra
faire ici , tout en soignant son oncle.
— Vous êtes le (ils du général de Méran? s'écria Daniel avec admiration. — Ah ! mon
sieur, mon père est entré avec le vôtre à Vienne , et il a bien raison de dire qu'il faut tou-
jours compter sur la Providence, car c'est elle qui vous a envoyé vers nous un jour
comme aujourd'hui!...
— Oui , c'est elle. Au revoir, dit Edouard, en s'échappant tout-à-coup.
— Au revoir! mais je serai bientôt en état de m 'acquitter, s'écria Daniel avec Uc plus
énergique reconnaissance.
V. RÉVOLUTION.
Le récit qu'Edouard venait d'entendre aurait , certes , suffi pour exciter en lui la plus
tendre compassion ; mais tout ce que Daniel avait raconté lui avait encore livré le secret
de l'héroïque humiliation de Marguerite, et sa pitié devenait de l'admiration. Maintenant
qu'il connaissait les fatales et douloureuses circonstances qui avaient amené cette jeune
tille à tendre la main à un passant, il lui faisait, dans son imagination, un véritable trône
de cette borne où il l'avait recueilliemourante.il ne pouvait songer, sans s'attendrir
jusqu'aux larmes, à tous ces mystères de honte sublime et de filiale abnégation qui n'a-
vaient fait que l'étonner d'abord , et qu'il s'expliquait si bien actuellement , à cette hési-
tation déchirante de la pauvre enfant, à cet affreux combat de la détresse et de la pu-
deur, de la misère et de la reconnaissance, à l'étrangeté de ces habits, qui couvraient un
secret si touchant, si admirable! Il remerciait le Ciel d'avoir placé sursa route tant de
vertus à contempler et une si bonne action à faire; il était heureux de pouvoir sanctifier
ainsi un anniversaire et un jour également sacrés, et il offrait son œuvre charitable à la
double mémoire de son père et de l'empereur!
Puis le souvenir de M110 de Sancerre lui revenant au milieu de ces pensées , il ni
pouvait s'empêcher de la comparer à Marguerite, et il y avait dans son ame une voix
secrète et irrésistible qui lui répétait sans cesse :
« Clotilde n'a pas su se rappeler, un jour de bal , que c'était l'anniversaire de la mort
de ton père et de son bienfaiteur, et Marguerite a tout oublié... tout... pour soulager le
père de Daniel! Laquelle des deux a le plus de reconnaissance et le plus de délicatesse
au cœur? »
En se parlant ainsi, Edouard était arrivé chez lui. Il alla tout droit à la chambre de
sa mère, qu'il trouva seule, et il lui raconta ses deux aventures. Elle le plaignit secrë-
108 LA M Ll'IllLIL.
tement de la première et l'embrassa avec effusion pour le féliciter de la seconde; puis
Edouard abandonna la veuve du général de Méran aux pieuses et saintes rêveries de
sa douleur.
Quant à lui, rentré dans sa chambre, et récapitulation faite de sa journée, il s'aperçut
qu'il s'était trompé complètement en croyant aimer M1,c Clotilde de Sancerre.
Cela posé et reconnu, il s'endormit en songeant à son père, au vieux grenadier, son
compagnon d'armes, aux funérailles de leur commun empereur, et à la pauvre jeune tille
qui devait venir le lendemain chez sa mère.
Marguerite vint en effet le lendemain chez Mmc de Méran. Elle y fut reçue avec uni-
bonté maternelle, entourée des soins les plus délicats et trouvée supérieure encore à
l'éloge qu'en avait fait Edouard. Lui-même prit d'elleune plus haute opinion que la veille,
et découvrit, dans sa conversation et ses manières, toutes les qualités auxquelles Daniel
avait fait allusion dans ses confidences.
jjme ,je Jléran sut mettre dans sa générosité envers la pauvre artiste autant d'égards
et de touchante habileté que son fils en avait mis dans la sienneenvers l'artisan. En peu
de jours, les choses nécessaires aux malades furent réunies autour d'eux ; le Mont-de-
Piété restitua ses tristes gages, et l'aisance revint dans la mansarde de la rue de Varennes.
La mère et le fils allaient alternativement rendre visite à leurs nouveaux protégés.
Seulement, les motifs qui les dirigeaient devenaient de jour en jour plus différons:
Mm,! de Méran prodiguait surtout ses soins au vieillard, et Edouard s'inquiétait davan-
tage de la jeune fille. Plusieurs fois même, il avait essayé de l'entretenir seule ; mais soit
hasard, soit précaution de la part de Marguerite, il ne pouvait en venir à bout, et le vé-
téran était toujours en tiers dans leurs moindres conversations. Vingt lois déjà celui-ci
avait raconte à Edouard toutes ses campagnes sous le général de Méran
Cependant les semaines s'écoulaient, les visites se multipliaient. Daniel, rétabli, tra-
vaillait avantageusement ; les explications se remettaient au lendemain , et la position
d'Edouard de Méran, vis-à-vis de la pauvre fille, devenait de plus en plus mystérieuse et
embarrassée.
Le père de Daniel, doué de ce regard sûr et pénétrant particulier aux vieillards e!
surtout aux vieux soldats, s'aperçut le premier de la tournure singulière que prenaient
les choses, et il résolut d'en découvrir le motif.
Il connaissait l'union projetée entre Edouard et M"c de Sancerre. Cela lui servit de
[joint de départpour arrivera son but.
Un jour qu'il était assis dans son grand fauteuil, sous son portrait de iSapoléon, ayant
Marguerite à sa droite et Edouard devant lui, il interrompit brusquement la conversation
pour dire à ce dernier :
— Eh bien ! monsieur de Méran, à quand votre mariage ?
Le jeune homme qui était loin de croire le vieillard-si instruit de ses affaires, encore
plus loin de songer à celle-ci, tressaillit de surprise sur sa chaise et jeta vers Marguerite
un regard rapide et inquiet.
La jeune fille n'avait pas fait le moindre mouvement ; mais elle était devenue extrême-
ment pâle, etbaissaitlesyeux, en attendant la réponse d'Edouard.
C'est un projet remis indéfiniment , dit celui-ci , en appuyant sur le dernier mol.
Marguerite respira , et le vétéran , fronçant le sourcil d'un air chagrin , passa un doigi
mr -a moustache blanche.
Cependant, reprit-il, madame votre mère m'avait parlé de cette union commi-
d'un événement très prochain.
ya mère , reprit Edouard , me chérit trop pour consulter, en fait de mariage , autre
chose que mes inclinations...
Est-ce que vous n'aimez pas, monsieur, la personne qu'on vous destine pour
femme?
I. \ s} LPBIDE.
Edouard n'osa pas répondre, cl parut désirer changer la conversation.
— Excusez-moi , monsieur, dit le soldat avec beaucoup de douceur, si j'ai eu l'indis-
crétion de me mêler de vos affaires... c'est que j'étais curieux de savoir si l'on ferait la
noce chez Mm<; de Méran en même temps que chez nous...
— Chez vous! s'écria Edouard. ™
— Oui, poursuivit tranquillement le vieillard, sans perdre de vue un seul mouvement
du jeune homme; c'est le dernier secret de famille qu'il nous reste à vous apprendre.
Marguerite et Daniel ont été fiancés par ma sœur au lit de mort ; et , puisque voilà notre
petit ménage un peu remonté grâce à vos bontés et à vos soins, j'espère remplir bientôt
ce vœu suprême en mariant mes deux enfans. Qu'en dis-tu, Marguerite?
l.a jeune fille n'eut que la force de répondre :
— Vous savez, mon oncle, que vos volontés sont les miennes.
Elle sortit, feignant de le faire par discrétion ; mais c'était réellement pour cacher la
douleur qu'elle ne pouvait plus contenir. Au moment où elle passait dans la pièce voi-
sine , Edouard entendit un sanglot étouffé.
— Elle pleure! s'écria-t-ii dans un transport qui exprimait autant de joie que de
compassion.
Et il fit un mouvement pour la suivre; mais le vieux soldat, lui saisissant le bras avec
force, le retint debout auprès de lui :
— Arrêtez, jeune homme, dit-il avec autorité; en voilà plus que je n'en voulais savoir.
Edouard regarda le vétéran, et trouva dans ses yeux une expression si sévère et si
majestueuse , qu'il se laissa tomber sur sa chaise comme un accusé devant son juge.
— Monsieur, dit l'oncle de Marguerite, vous aimez ma nièce, et vous pourriez vous en
faire aimer ; vous ne devez plus la revoir !
Edouard demeura une minute pétrifié sous le regard du vieux soldat.
Enfin , relevant la tète et se tournant du côté où avait disparu la jeune fille :
— Je ne dois plus la revoir ! répéta-t-il d'une voix altérée... eh ! pourquoi donc?
— Parce que vous ne pouvez pas l'épouser, répondit le vieillard.
5 — Je ne puis pas épouser la fille adoptive du frère d'armes de mon père! s'écria le
jeune homme.
Le soldat hocha la tète et reprit froidement :
— Vous êtes riche, et elle est pauvre; vous appartenez au monde, et elle appartient
au peuple. Il y a un abîme entre vous deux. La société est faite ainsi, et la société n'a
jamais tort; il faut être de son temps, monsieur, et ne pas prendre la morale dans les
rêves des romanciers. Laissez-moi donc, jeune homme, vous épargner une folie... ou
une faute.
— Une faute !... s'écria Edouard ; ah ! connaissez mieux votre nièce et moi-même.
— Ma nièce est un ange , et vous avez le cœur le plus noble et le plus généreux que
j'aie rencontré dans ma vie, le cœur de votre père, enfin; mais il y a des anges qui sont
tombés du ciel , et d'excellens cœurs peuvent s'égarer ou se tromper sur cette terre.
Croyez-moi, monsieur de Méran , je n'ai point lu autant de livres que vous; mais voilà
soixante ans que je lis dans l'esprit des hommes, et je veux vous enseigner votre devoir
comme je connais le mien. C'est demain que la famille de votre fiancée se réunit chez
Mmcde Méran pour arrêter les conditions de votre mariage. Epousez la femme qui vous
convient, et oubliez Marguerite.
— Quitter Marguerite pour Clotilde ! dit Edouard, en sortant de la rêverie profonde
où il était plongé.
Et il raconta en détail toute l'histoire de Mlle de Sancerre.
— Monsieur Leroy , reprit-il ensuite d'un ton solennel, en saisissant la main du
vieillard; vous avez lu dans mon ame : en effet, j'aime votre nièce. Seulement je
l'aime plus et mieux que vous ne croyez Je ne puis vous dire que cela aujourd'hui ;
vous verrez demain comment j'entends mon devoir.
170 LA SYLPHIDE.
Il sortit; mais ayant aperça Marguerite dans le petit salon, il courut à elle, lui saisit
les deux mains qu'il couvrit de baisers et de larmes, et lui dit d'une voix étouffée:
— Je vous aime, Marguerite ;et si vous m'aimez, je n'aurai jamais d'autre femme que
vous !
Ayant parlé ainsi, il descendit précipitamment l'escalier, et se mit à courir comme
un insensé dans la rue.
Il y avait plus d'un mois qu'Edouard de Méran nourrissait dans son ame sa nouvelle
passion , sans la laisser paraître au dehors , et sans trop se l'avouer à lui-même , effrayé
qu'il était des mille empèchemens qu'elle devait rencontrer.
Les paroles du vétéran et les larmes significatives de Marguerite , en tombant sur son
cœur, avaient .amené l'explosion que nous venons de voir ; et , ne trouvant plus son
amour déraisonnable , du moment qu'il le croyait partagé, le jeune homme courait chez
sa mère pour rompre les derniers liens qui l'unissaient à Clotilde , et renverser tous les
obstacles que lui opposeraient le monde et sa famille.
Puisque Marguerite est supérieure à sa condition , pourquoi ne le serais-je pas aux
préjugés de la mienne? Pourquoi aurais -je moins de courage qu'elle n'a de mérite,
enfin?
C'est ainsi qu'il se montait la tète, et qu'il immolait à son amour toutes les idées et
tous les principes que l'éducation et la société avaient déposés en lui.
C'est que cet amour était aussi réel et aussi profond qu'il était fatal et impossible.
Fondé sur l'estime , ou plutôt sur l'admiration des qualités vraiment supérieures de la
pauvre artiste , il joignait , à la force d'une affection raisonnée , tout l'enthousiasme que
peut inspirer la perfection matérielle relevée par l'idéale beauté du cœur.
Edouard en avait été frappé , dès le premier jour, en regardant Marguerite : jamais
ame plus angélique ne s'était réfléchie sur un visage plus pur. Toute la douceur du
caractère de la jeune fille se lisait dans le regard caressant de ses grands yeux bleus ,
et dans les souples et soyeuses boucles de ses cheveux blonds. Son front, ouvert et
développé, dénotait à la fois la candeur et l'innocence, le sentiment de l'honneur et
l'intelligence élevée. Ses joues avaient la fraîcheur veloutée du fruit dont un air pur
a seul effleuré le duvet, et ses lèvres, quand elles souriaient, exprimaient en même
temps les plus exquises délicatesses de l'esprit et les plus délicieuses tendresses du
cœur.
Tous ces charmes que la jeune fille laissait d'autant mieux voir qu'elle les soupçon-
nait moins , Edouard les avait contemplés et analysés , presque tous les jours, pendant
plus d'un mois. Jugez s'il avait oublié, dans ces adorations quotidiennes, et la man-
sarde et le vieux soldat , et l'artiste et l'ouvrier typographe ! Il s'était si bien habitué à
faire de Marguerite un être à part dans sa sphère, qu'il était allé jusqu'à la mettre au
dessus des personnes les plus haut placées dans ses relations. Autant Edouard avait
redouté de rendre compte de ses sentimens pendant qu'il comprimait son amour en
lui-même, autant ils étaient arrêtés depuis que son explication avec l'oncle de Mar-
guerite les avait mis en jeu. C'est que l'homme vraiment courageux attend , pour
déployer son énergie , que la lutte soit ouverte et le péril déclaré. Tel était le cas où se
trouvait alors Edouard de Méran.
Mais combien la lutte qu'il osait entreprendre était difficile et terrible ! il s'agissait de
vaincre à lui seul tout le monde, sans autre arme que l'amour, ce sentiment que la
société traite de folie , et que chacun n'admet et n'excuse que pour soi-même.
Nous allons voir si un tel combat n'était pas au dessus des forces d'Edouard.
PITRE-CHEVALIER.
( f.u suite a la prochaine livraison. )
LA SYLPIIIUK.
CHROMlllt DL BBAND M0\DE.
Mm* la comtesse Merlin. — M. de Lamartine. — Le dernier liai de l'Hûtcl-de-Ville. —
M. Barthélémy. — L'ambassade de Sardaigne. — Le duc et la duchesse de Gualliero. — La
maréchale Lobau. — La duchesse d'Albuféra. — L'association de Charité des premier et
deuxième arrondissemens.
esdrbdi , -2ii février dernier, la comtesse Merlin a
donné son premier concert; parmi les artistes, La-
blache , Tambarini , Mm" I.aty; parmi les amateurs, la
comtesse de Sparre , l;i fille de M"" Merlin et M"" Hér-
on I rivalisé de lalenl el de prodiges. La réunion
était d'ailleurs des plus nombreuses et des plus bril-
lantes. — Le lendemain, samedi , M. de Lamartine, le
grand poète et le grand orateur, ouvrait ses salons de
la rue de l'Université, au\ ministres, aux députés, aux
diplomates, aux académiciens et aux Femmes les plus
élégantes et les plus renommées de notre grand monde.
Oh a fait de la musique : Duprez, notre inimitable chan-
teur, a dit avec toute sa verve le beau duo de Guillaume
Tell; après lui, M. et Mn" Ândriani et quelques autres amateurs ont encore trouvé
moyen de se faire applaudir. La réunion était d'ailleurs on ne peut mieux choisie , ou y
remarquait la duchesse de Maillé, la comtesse de Goyon , Mm<ï de Flavigny, la marquise
deChàtenais, Mme de Richecourt, la comtesse de f.araman, la comtesse deSaint-Aulaire,
Hme Emile de Girardin et la marquise de Lagrange. — Le même soir, M. de Rambuleau
donnait son dernier bal dans les magnifiques galeries de l'IIùlel-de-Ville ; je n'essaierai
pas de décrire les splendeurs de ce bal , que l'on a quitté en maudissant le carême qui ,
jusqu'à l'hiver prochain , sèvre des fêtes de la préfecture , la noblesse , la finance et la
haute bourgeoisie de Paris.
Vers minuit cependant, les salons de M. de Lamartine et les galeries de l'Hùlel-de-
Ville se sont un peu dépeuplés au profit d'une soirée charmante qui mettait en émoi
toute la rue Neuve-Saint-Georges. Ce n'était pourtant pas M. Thiers qui recevait ce
soir-là; c'était M. Barthélémy, un autre grand poète qui a été un grand politique aussi
long-temps qu'il lui a plu de l'être, et qui donnait pendant cette même nuit un concert
et un bal. Les salons de M. Barthélémy étaient pleins du monde le plus bigarré qui se
puisse voir: il y avait des écrivains, des députés, des chanteurs, des médecins, des no-
bles , des danseurs; le faubourg Saint-Germain, le Palais-Bourbon et l'Opéra étaient
également bien représentés chez M. Barthélémy : ici c'était le comte de Castellaue, la
famille de Choisy, la baronne de Godiuot, M. et M"" de Chaumont, la baronne Guebardt,
la baronne Sophie Conrad, M™ de Valière ruisselante de diamans, M. Dantan le notaire
du roi, M. Renard de la Chambre des députés ; ailleurs on remarquait M. et M-"" Charles
Reybaud, MM. Berlioz , Duprez, Levasseur , Delsarte; parmi les artistes, miss Clara
l.oveday , Ponchard qui a admirablement chanté Piquillo de Monpou et une romance
de M118 Loïsa Puget, Derivis qui a fort bien dit le Compositeur italien de Clapisson ,
M11'' Élian Barthélémy de l'Opéra, la fille du poète, charmante jeune personne et char-
mante artiste, qui a vocalisé à ravir une romance nouvelle de M. Lefébure-Wély;
M11» Avenel de la Comédie-Française , M11" Beltz et Bertchold, M»" Mille et d'autres
femmes encore, d'une grâce et d'une élégance rares. M. et M»* Barthélémy et M11' Elian
ont fait les honneurs de leur maison avec une amabilité sans égale , et cette soirée qui
avait commencé à neuf heures et qui s'est successivement métamorphosée en concert
en bal et en déjeuner, a duré jusqu'à huit heures du matin.
Dimanche il y a eu raout à l'ambassade de Sardaigne.
]T2 M SVLI'UIDE.
Lundi, le duc et la duchesse de Gualliero ont donné une des plus remarquables soirées
de la saison, dans l'ancien hôtel du duc de Dalberg, de ce diplomate qui nous représenta
avec tant d'honneur au congrès de Vienne, et qui fut l'ami de Talleyrand. Mme la du-
chesse de Gualliero est la fille de l'ambassadeur de Sardaigne , c'est assez dire qu'elle
justifie de tous points le nom de sa famille, dans laquelle l'amabilité et la courtoisie sont
héréditaires. Il y avait chez le duc et la duchesse de Gualliero la fleur de la société pari-
sienne : les duchesses de Plaisance et de Dino, la duchesse d'Istries et la comtesse de
la Féronnays que l'on trouve si rarement dans le monde aujourd'hui ; et au milieu de
ce luxe et de ces toilettes éblouissantes, blanches, roses, bleues, on se plaisait à admirer
la jeune et belle marquise de Salvo et lady Henriette d'Orsay, toutes deux noble-
ment vêtues de noir. Le duc de Gualliero, en sa qualité de grand seigneur génois,
est grand amateur de musique ; Mn,f Gras-Dorus et M">e Laty ont obtenu un brillant
succès dans ses salons. — Les mardis de la maréchale Lobau sont fort suivis. — Mer-
credi, la duchesse d'Albuféra recevait toute la haute société qui fréquente les hôtels di-
plomatiques ; il y a eu chez elle un concert dont je ne ferai pas l'éloge ; je me bornerai à
dire que Rubini, Tamburini et Lablache y chantaient.
Et maintenant, pour finir, quelques mots de V Association de Charité des deuxième
et troisième arrondissemens, à laquelle M. Victor Lemaire, qu'on n'a jamais vu en re-
tard pour les œuvres de philanthropie et les bonnes actions, a prêté desplendides sa-
lons dans la Cité des Italiens pour y établir ses comptoirs de vente qui sont visités du
matin au soir, et qui profitent infiniment aux malheureux. Voici les noms des dames qui
composent le comité de l'Association :
MmM les comtesses de Léotaud , René de Rouillé , E. de Laubespin , vicomtesses de
Grouchy , de Villestreux , baronnes Milius , Patry , Pelet , Mmcs Archdeacon , Elliot de
Santheuvel , Hagerman , Hérault, Holterman , Lavit, de Mareste,de Sahune, Schérer,
Voidel , M11" Aline Filleau , Martin d'André , Temminck , Vincens-Saint-Laurent.
On cite déjà quelques mots heureux, quelques réparties spirituelles, dus aux dames
de l'Association. Le comte de V**** achetait dernièrement à l'une d'elles un objet de ta-
pisserie : — Combien? demande le noble comte. — Trente-cinq francs. — Et le comte
de déposer dans la blanche main de la marchande un double louis.
— Merci , dit alors la grande dame avec un doux sourire ; trente-cinq francs pour
la tapisserie et.... cinq francs pour la révérence. Comte alfred de r****.
Les débuts de Mmc Carlotta Grisi font une révolution véritable dans la monarchie
chorégraphique de l'Opéra. Le succès qu'obtient cette jeune , gracieuse et aérienne dan-
seuse dans le pas qu'elle danse au deuxième acte de la Favorite avec Lucien Petipa,
tient du prodige. Mnlc Carlotta Grisi , par la nature de son talent , appartient à la double
école de Marie ïaglioni et de Fanny Elssler. — Alizard abordait le même soir, mer-
credi dernier, le rôle d'Alphonse , si bien chanté avant lui par Rarroilhet. Alizard a fait,
nous devons le dire, de véritables merveilles; ce rôle lui a permis de déployer tout à
son aise l'étendue, la souplesse, et quand la situation le demandait, la vigueur de sa
belle voix. Les bravos de la salle sont souvent venus l'interrompre. — Une femme sans
intelligence et sans grâce, du nom de Lagier, je crois, remplissait le rôle d'Inès. Nous
ne nous expliquons pas pour quel motif on a remplacé de la sorte Mllc Elian Rarthé-
lomy. — La Renaissance a donné cette semaine la première représentation d'un vaude-
ville en trois actes, la Fille du Tapissier. On y applaudit quelques scènes comiques.
Les auteurs sont MM. de Cormon et Saint-Arnaud. ***
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ait-il aujourd'hui , madame, vous parler modes ou vous
parler plaisir? en vérité je ne sais ; je viens d'en goûter
un si vil' au concert donné par la Sylphide en entendant
nos meilleurs artistes , qu'il me prend grande envie de
_ vous dire tout ce que cette solennité a eu de charmes
Jj] _».' Pour les abonnés qui remplissaient la salle. D'abord miss
Clara Loveday qui, nous le savons, a comme pianiste une
des premières réputations de Paris; Un« Beltz, qui mo-
dule sur la harpe avec tant de grâce et de talent ; puis
un duo de piano composé pour ce concert et qu'exécu-
tait M"le Villoiug, belle et romantique jeune femme aux
longs cheveux, dont il est inutile de vous dire le mérite
puisqu'elle avait été choisie pour jouer avec M. Henri
Herz , lequel s'est surpassé ce soir-là, quoique avec cette bonne grâce qui lui est ha-
bituelle il ait cherché à s'effacer, pour faire briller, dans le beau morceau de sacom-
position , sa jolie compagne. Que vous dire de Théodore Hauman? qu'une ame gémit
dans son violon et qu'on sent toutes les fibres de son cceur émues sous son archet ! un
pourrait faire un conte à la manière d'Hoffmann sur ce magique talent. La flûte enchan-
tée de M. Dorus semble rappeler toutes les merveilles que l'on prête à cette dernière.
Voilà pour la partie instrumentale; la partie vocale était en tout digne d'elle. C'était
Mme Gras-Dorus, avec cette voix admirable, vive, pure , animée, ne criant jamais, ce
vrai gosier de rossignol, que la Providence a uni à l'âme de la meilleure et de la plus
charmante femme qui se puisse voir; puis, deux fraîches et jolies jeunes filles, M1'1 Eiisa
Julian, qui, d'après le talent qu'elle a déployé, nous parait appelée à un brillant avenir,
et M11" Elian Barthélémy, qui ne sera pas la fleur la moins célèbre de la couronne
poétique de son père! M. Alizard avait choisi un air de VAlceste de3 Lully qui a
produit un effet prodigieux; cet air, qui faisait merveilleusement ressortir les cordes
basses de la voix du chanteur, a été applaudi avec frénésie ; si le vieux nocher du
Styx chante comme M. Alizard, c'est à qui se fera ombre pour l'aller entendre, et
n=
LA SYLPHIDE.
pourtant l'Opéra laisse partir Alizard et M"c Julian , ces deux artistes de tant de talent
et d'espérances ! Pour intermède, nous avons eu le jeune pâtre Henri Mondeux, phéno-
mène en mathématiques, dont M. Jacoby a su déjà diriger avec talent la surprenante in-
telligence. Aucuns problèmes n'arrêtent cet enfant ; on lui pose la question la plus com-
pliquée, la plus embrouillée, au bout de (uelqueo secondes, il la résout avec une pré-
cision et une assurance qui tiennent du prodige; cette faculté deviendra sans doute,
grâce aux soins de l'habile professeur, un grand bien pour l'art et la science.
Un peu de modes, maintenant, madame, car si mes oreilles étaient charmées, mes
yeux aussi se reposaient souvent sur de belles toilettes que j'étudiais tout en pensant à
vous. La princesse Gai avait une robe en gros de Naples blanc, corsage plat et mon-
tant, manches longues, plates, avec deux petits jockeys, le devant de la robe orné d'une
échelle de rouleaux de satin blanc, am^iée de chaque côté par des nœuds de rubans de
salin ; un bonnet de blonde orné de velours cerise que traversaient de grosses épingles a
tète de diamans. Mmcde la Ho... avait une lévite en mousseline brodée d'un semis de
petits pois, toute garnie d'angleterre, la robe de dessous en gros de Naples paille,
une écharpe d'angleterre, doublée également de taffetas paille et garnie de ve-
lours, drapaient ses épaules; ses cheveux en bandeaux et son chou à la grecque
étaient ornés de rubans de brocard, argent et vert. Mme de ï avait une robe en ve-
lours violet, berthe et pagode en guipure ; sur la tète, une coiffure résille or et velours
violet, ornée de marabouts. La marquise de Vau....; une robe en étoffe nouvelle de
printemps, grise, à petites lignes roses, forme amazone, avec ornemens de boutons de
perles blanches ; une capote crêpe blanc, d'une fraîcheur admirable, délicieusement or-
née de bandes d'angleterre et d'oreilles d'ours en velours lilas, le feuillage également en
velours. J'ai remarqué bon nombre de femmes crépéesà la Louis XIV ; il n'y manquait
plus que la poudre. Cette manière d'arranger les cheveux sied parfaitement aux femmes
de haute taille qui ont le visage un peu fort. Beaucoup de jeunes filles, avec les cheveux
en bandeaux, ornés de grosses rosettes en petites cornettes; les bandeaux vont toujours
merveilleusement à des figures de quinze ans ; mais les rosettes ! ! Il ne faudrait pas por-
ter l'humeur jockeifs club jusqu'à imiter dans leur parure les coursiers de ces messieurs.
Quelques femmes, de celles qui sont toujours des premières à donner la mode, avaient
déjà des chapeaux de paille ; la forme m'a paru peu différente de celle des chapeaux de
cet hiver; c'est toujours la coupe auglaise ; les ornemens de ces chapeaux étaient les
Heurs, les plumes et les marabouts: pas de rubans.
Au surplus, madame, ce n'est pas à moi à vous faire l'éloge de la soirée musicale de
la Sylphide , qui avait réuni l'élite de la société parisienne dans la belle salle de
M. Henri Herz; ce concert a été ce qu'il devait être avec les grands et nobles artistes
qui avaient bien voulu prêter à M. de Villemessant l'appui de leur brillante renommée.
Baronne marie de l'épinay.
Mllc Clara Loveday, cette brillante pianiste de l'école de Listz et de Thalberg, don-
nera samedi prochain, 20 mars, une grande soirée musicale dans la salle de M. Henri
Herz. Mlle Clara Loveday sera secondée par des illustrations artistiques de tous les
genres.
Le jeune Bernardin et M. Palmire Trinquart donneront également chez M. 11. Herz ,
dimanche 14 une matinée musicale dans laquelle on entendra, entre autres artistes
éminens M. Boger et Mlle Elian Barthélémy. — Le grand concert par abonnement de
MM. Herz et Labarre, qui devait avoir lieu jeudi 12, est remis, par indisposition, au
jeudi 25 de ce mois.
LA >ï r.PHihf..
~1
LES DEUX EXTREMES.
ÏIUIISOE El DERMERE PARTIE .
VI. COMBAT.
i;i;im ;i la porte ,lr la shambre de -à mère, Edouard
sentit un instant chanceler toutes ses résolutions. Com-
battre le monde entier ne l'effrayait pas; mais attaquer
l'amour maternel lui faisait faillir le cœur. Cependant,
après quelques minutes d'hésitation , il entre en invo-
quant le souvenir de Marguerite. M"" de Méran donnait
des ordres pour recevoir, le lendemain , la famille de
M11' de Sancerre ; Edouard se reprocha de n'avoir pas
té plus tôt un projet auquel il avait renoncé depuis le bal de la com-
de Bruges ; mais, hélas! il venait de lire pour la première fois dans son
— Je travaillais à ton bonheur, dit Mme de Méran à son fils , après avoir con-
édié ses domestiques.
— Je sais que vous ne songez pas à autre chose, ma mère.
— • Hélas ! je me prépare à céder mes droits à une autre ; mais j'espère que tu
n'y perdras rien , et queClotilde ne me fera pas regretter...
— Clotilde ! dit Edouard , comme s'il n'avait pas compris.
— Mon ami , reprit doucement Mme de Méran , il faut que je te fasse un dernier repro-
che avant d'abdiquer mon autorité. Tu es, depuis un mois, d'une distraction inconce-
vable , et tu semblés toujours rêver à quelque chose de mystérieux pendant qu'on te
parle. M"e de Sancerre eile-mème l'a remarqué... Et, tiens, au moment où je t'en
avertis , tu as l'air d'avoir l'esprit ailleurs.
— C'est vrai ; pardon , ma mère.
— Les mères pardonnent toujours... mais il faut se corriger pour les autres.
Ces paroles furent prononcées d'un ton si doux, et suivies d'un sourire si tendre ,
qu'Edouard sentit une larme tomber sur sa joue.
— Ma mère , dit-il , après un instant de silence, il est donc bien décidé que cette
réunion aura lieu demain ?
— Et que nous y fixerons les conditions et l'époque de ton mariage avec Clotilde...
Tu sais bien que cela est arrêté entre nous depuis long-temps. Est-ce que tu voudrais
encore remettre, mon fils?
— Remettre !... dit Edouard avec hésitation. A quoi bon? ajouta-t-il à demi-voix.
— Qu'ai-je entendu, dit la mère?... Explique-toi.
Le jeune homme prit la main de Mme de Méran avec une tendresse triste et solen-
nelle.
— Ma mère , dit-il , vous n'avez pas , pour m'unir à Mlle de Sancerre , d'autre motif
que le désir de me rendre heureux?
— Tu le sais, mon fils!
— Ainsi , vous n'hésiteriez pas à renoncer à ce mariage , s'il ne devait plus assurer
mon bonheur?
— Ciel! est-il possible?...
— Il n'est que trop vrai , ma mère; je n'aime plus Clotilde, ou plutôt je ne l'ai ja-
mais aimée.
" Voir plus haut page 164.
176 . I.A SYLPHIDE.
Mmc de Méran croisa les bras , et se laissa tomber sur un fauteuil , sans pouvoir arti-
culer une parole.
— Edouard! s'écria-t-elle enfin, avet plus de surprise que de reproche; tu l'as donc
trompée? lu nous as donc trompés tous'?
— Je me suis trompé moi-même.
— Malheureux enfant! mais tu es engagé... mais tu ne peux rompre ce mariage sans
briser tous les liens qui unissent nos deux familles, sans compromettre l'avenir de Clo-
tilde et peut-être son bonheur.
— Ma mère, interrompit Edouard , désabusez-vous sur ce point; j'ai lu an fond du
cœur de M"e de Sancerre; elle renonce a moi aussi facilement que je renonce à elle. Je
suis même étonné qu'elle n'ait pas rompu la première ; c'est dans cette attente que j'ai
différé l'aveu que je vous fais aujourd'hui ; et je suis obligé , pour m'expliquer son con-
sentement définitif à cette union, de penser qu'elle ne m'épouse que pour jouir de la li-
berté que procure dans le monde un mariage de convenance. Elle est fort heureuse d'a-
voir tant de philosophie; mais j'avoue que j'en ai beaucoup moins , et que je sens la
nécessité d'aimer la femme dont je deviendrai le mari , de l'aimer d'un amour unique ,
profond et inaltérable.
Le feu qu'Edouard mit dansées derniers mots et la vivacité des gestes qui les accom-
pagnèrent furent une révélation pour Mmc de Méran.
— As-tu donc trouvé celle que tu dois aimer ainsi? dit-elle en arrêtant sur le jeune
homme un regard fixe et pénétrant.
Edouard sentit ce regard entrer jusque dans les replis les plus cachés de soname; et,
la confiance filiale remplaçant aussitôt chez lui la fierté de l'homme dont on a surpris le
secret, il se jeta dans les bras de sa mère et s'écria, en laissant couler ses larmes:
— Oui , je l'ai trouvée, ma mère! je l'ai trouvée, et le bonheur ou le malheur de ma
vie sont décidés à jamais.
SI™0 de Méran fit de vains efforts pour rester digne et sévère ; elle ne fut que bonne et
tendre. Elle demanda à son fils l'aveu de son amour comme une confidence plutôt que
comme une confession .
Alors Edouard, dans un récit entremêlé de longs silences et de larmes, raconta tout
ce qui se passai ton lui depuis un mois, et nomma Marguerite Aubert.
Ce motseul rendit à M"1" de Méran toute sa fermeté , et elle se levaavec la dignité d'un
juge. Edouard sentit rentrer dans son cœur, comme autant de flèches, toutes les idées
qu'il en avait violemment arrachées pour faire place à son amour.
La famille et la société , ces deux grandes puissances qu'il avait résolu de terrasser,
afin d'arriver à Marguerite, lui semblèrent tout-à-coup personnifiées en MT"L' de Méran
d'une façon si terrible qu'il eut le vertige et demeura comme anéanti.
— Edouard, dit la veuve d'un ton qui interdissait toute réponse, je vous donne jus-
qu'à demain matin pour réfléchir à ce que vous m'avez dit et pour vous repentir de ce
que vous avez fait!
Et elle sortit lentement de sa chambre, laissant le jeune homme écrasé sous une auto-
rité dont il avait été loin de soupçonner le poids.
Mme de Méran, après avoir entendu le nom de Marguerite, n'avait pas cru avoir besoin
d'autres explications pour regarder son fils comme plongé dans une erreur d'où il serait
facile de le ramener.
Elle comptait sur les réflexions qu'inspireraient à Edouard les mots sévères qu'elle
lui avait laissés pour adieu, et sur les conseils que lui apporterait la nuit. Elle se
trompa. La nuit est mauvaise conseillère pour un amoureux. Au lieu de faire fructifier
dans la tète du jeune homme les paroles maternelles, elie ne fit que ranimer, par des
rêves brùlans et des divagations sans frein, le feu qui dévorait d'autant mieux son cœur
qu'il le lui livrait tout entier, comme pour se dédommager de sa longue contrainte. Seule-
ment, le nouvel état où il se trouva à son réveil fut une sorte de milieu entre l'exaltation
LA M I l'Jll NI" 1 «7
fougueuse qu'il avait rapportée de sa dernière visite à la mansarde de lu rue de Varenne*
et la prostration morale où M"18 de Méran l'avait laissé la veille. Il y avait à la fois
dans sa résolution quelque chose de sombre et de fébrile, qui annonçait que l'amant de
Marguerite n'avait pas vaincu M. de Méran sans payer cher sa victoire.
Le jour paraissait lorsque Edouard entra dans la chambre de sa mère et s'approcha
de son lit.
Elle ne put s'empêcher de frémir en voyant le contraste que formaient le bouleverse-
ment de ses traits et le calme profond de ses paroles; mais croyant que la lutte inté-
rieure dont elle remarquait les traces, s'était terminée comme elle le désirait :
— Eh bien ! mon fils? dit-elle, tendant la main à Edouard avec tendresse et confiance.
— Eh bien ! ma mère, répondit ce dernier en baisant respectueusement la main de
jjmr j0 Méran, Marguerite sera ma femme... ou je mourrai !
Ce fut le tour de la mère d'être atterrée devant son fils. Elle retira la main qu'elle
lui avait tendue, et le regarda avec une attention douloureuse.
Puis elle essaya quelques paroles; mais, comprenant qu'elle ne faisait qu'ajouter
de l'amertume ou de l'aigreur à l'obstination d'Edouard , elle fut réduite à s'avouer que
la guérison du jeune homme (car elle le traitait comme malade) était au dessus de ses
forces maternelles , et que le seul moyen d'arrêter le mal était de l'attaquer dans sa
cause, par un de ces remèdes qui substituent une souffrance à une autre.
Les aveux d'Edouard avaient appris à sa mère qu'en déclarant son amour à Margue-
rite, il avait acquis la présomption plutôt que la certitude d'être payé de retour. M"" de
Méran fonda là-dessus son nouveau projet.
Après avoir congédié son lils sans sévérité, elle sonna sa femme de chambre, se fit
habiller à la hâte et se rendit chez le soldat de la rue de Varennes.
Le vieillard était dans son grand fauteuil , près de sa fenêtre en mansarde ; Margue-
rite allait et venait dans sa chambre, achevant le petit ménage. Tous deux furent gran-
dement surpris de voir entrer Mmc de Méran. Elle avait cessé de les visiter depuis qu'il
n'y avait plus de douleur à consoler chez eux, et jamais elle n'était venue à pareille
heure. Il n'était donc pas difficile de soupçonner quelque mystère grave dans cette dé-
marche; l'oncle et la nièce devinèrent en même temps qu'il s'agissait d'Edouard.
— Madame désire me parler? dit le vieillard après avoir salué , non sans efforts, en
se soulevant de son fauteuil.
— J'ai à vous parlera tous deux, répondit la veuve.
Et elle retint Marguerite qui s'apprêtait à se retirer pour obéir au geste de son oncle.
Tous trois s'assirent, et Mmc de Méran entra aussitôt en matière, comme une personne
qui n'a pas une minute à perdre.
— Monsieur Leroy, j'ai l'habitude de ne parler qu'à Dieu (pour l'en remercier) de»
services qu'il me permet de rendre à des gens aussi honorables que vous, et vous êtes
l'homme à qui je crois le moins nécessaire de recommander la reconnaissance; cepen-
dant je viens vous rappeler le bien que j'ai pu vous faire , et vous eu demander la ré-
compense.
— Madame, reprit le vieux soldat, c'est à vous et à votre fils que je dois de vivre en-
coref demandez-nous tout ce qui peut être en notre pouvoir.
— Je pense que je ne vous apprends rien ni à l'un ni à l'autre , en vous disant que
Marguerite a inspiré à M. de Méran un sentiment plus tendre que celui de la bien-
veillance.
Le soldat murmura une affirmation respectueuse, et la jeune fille sentit tout son
sang affluer vers son cœur.
— Mes amis, reprit Mme de Méran avec une dignité douce et paisible, je ne crois pas
avoir besoin de vous persuader que ce sentiment n'est qu'un malheur , et ne peut
avoir aucune suite.
— C'est ce que nous avons d'abord pensé, madame , répartit le vieillard avec em-
178 . LA STLnilDE.
pressentent , et j'ai osé hier faire observer à M. de Méran au nom de ma nièce et au
mien, qu'il ne devait plus la voir.
Le ton dont ceci fut prononcé et le silence passif de la jeune fille apprirent à
Mme de Méran ce qu'il fallait penser de ces mots :Au nom de ma nièce et au mien.
Elle remercia, par un regard, le vétéran de sa feinte prudente; et, s'en rendant
aussitôt complice :
— Mademoiselle , dit-elle à Marguerite , je ne doutais pas que vous n'unissiez aux
vertus rares et précieuses dont vous m'avez paru remplie, assez de sagesse et de rai-
son pour ne voir qu'une exaltation passagère dans la passion de mon fils ; mais de
même que vous possédez les qualités qui excusent son erreur, vous avez à votre
disposition les moyens de l'en faire revenir, et je préviens sans doute vos désirs en
vous demandant de les mettre en œuvre.
Marguerite était trop troublée pour bien comprendre où Mme de Méran voulait en
venir; mais elle avait le pressentiment qu'en se prêtant aux volontés de sa bienfaitrice,
elle se jetterait dans une position fausse et affreuse; aussi, hésitait-elle à répondre, et
fallut-il un regard impérieux de son oncle pour lui arracher des lèvres ces deux mots:
i Parlez, madame », qu'elle prononça de l'air d'une victime qui ratifie son arrêt
de mort.
— N'y a-t-il point , reprit la veuve , quelque jeune homme qui ait demandé et à
qui l'on ait promis votre main?
Marguerite se tut; mais le vieillard répéta ce qui'il avait dit , la veille , à Edouard,
sur son projet de marier sa nièce à Daniel.
— Eh bien! continua Mme de Méran, voici une voie aussi sûre que simple pour
arriver à notre but !
La jeune fille commençait à deviner, et ces mots notre but lui déchirèrent le cœur
comme une sanglante ironie.
— Tu comprends, Marguerite, ce que désire madame ? demanda le soldat d'une voix
faible , car l'émotion qui accablait sa nièce commençait à le gagner, et il craignait
que la pauvre enfant n'eût pas la force d'achever son sacrifice.
— Oui , je comprends ! répondit-elle en étouffant un sanglot dans sa poitrine.
— Il s'agit, reprit Mmc de Méran, d'écrire deux mots.
— Ouvre le secrétaire, mon enfant, tu trouveras tout ce qu'il faut, dit le vieillard.
Et il se tourna pour essuyer une grosse larme tombée sur sa moustache.
Marguerite se leva, s'approcha, en chancelant, du secrétaire, l'ouvrit et s'y appuya
pâle et défaillante.
— Allons, ajouta son oncle, tâche de ne pas faire attendre madame.
— Madame voudrait-elle... me dicter? demanda la jeune fillle qui sentait sa tête
se perdre, et dont les doigts pouvaient à peine soutenir la plume.
M™ de Méran hésita une minute, et fut tentée de suspendre un supplice où elle
allait , en quelque sorte , remplir l'office de baurreau ; mais appelant à son secours
sa conscience, sa raison et le souvenir de son fils, elle dicta à Marguerite la lettre sui-
vante :
« Monsieur,
» Après la déclaration que vous m'avez faite d'un sentiment que j'étais loin desoup-
» çonner , mon devoir et le besoin de mon cœur me font une loi de vous apprendre
• que je ne puis ni approuver ni partager votre amour, ayant depuis long-temps et
• pour toujours, donné mon cœur à l'homme qui doit être mon mari, et qu'il est sans
» doute inutile de vous nommer. marguerite aubert. »
Voyant le courage de la jeune fille finir, pour ainsi dire, avec le dernier mot de cette
lettre, Mmc de Méran la remercia avec une véritable et profonde reconnaissance, et se
hâta de sortir. Il était temps; la porte ne s'était pas refermée sur elle, que Marguerite
tombait évanouie dans les bras de son oncle....
LA SYLPHIDE.
Une demi-heure plus lard , Edouard reçut la lettre. Apres en avoir lu la signature
avec un transport de joie inexprimable, il crut rêver en parcourant ie reste, qu'il relut
plusieurs fois avant d'en croire ses yeux.
Enfin , voyant qu'il n'y avait aucun moyen de douter, il se dit que cette lettre cachait
un mystère....
II court rue de Varennes, et sonne à la petite porte que Marguerite lui avait si
souvent ouverte.
Cette dernière, qui était encore seule avec son oncle, se lève au bruit qu'elle recon-
naît; mais le vieux soldat, ferme jusqu'au bout, et comprenant qu'il touche à la der-
nière crise, retient la jeune fille du regard autant que de la main.
Marguerite, sûre qu'Edouard est là, commence à frissonner devant une confirmation
affreuse. Il sonne de nouveau et n'entend rien... Enfin, d'une main convulsive, comme
celle du naufragé qui saisit la dernière planche du salut, il sonne une troisième fois...
Rien encore...
— Oh! c'est donc vrai! s'écrie le malheureux en se laissant glisser le long de la
rampe de l'étroit escalier, pendant que Marguerite s'écriait de son côté, en s'arrachant
trop tard aux bras de son oncle.
— Hélas! on veut nous tuer, on veut nous tuer tous les deux!...
VII. DÉNOUMENT.
Nous nous garderons de peindre l'horrible désespoir d'Edouard de Méran ; nous lais-
serons parler les faits.
La réunion de la famille de Sancerre eut lieu le soir, comme il avait été convenu,
chez M™ de Méran. On y arrêta les conditions du mariage d'Edouard et de Clotilde, et
la cérémonie fut fixée au mois suivant.
Or, les employés et les voisins de la mairie du dixième arrondissement de Paris se
rappellent encore et se rappelleront long-temps la scène qui se passa, le mois dernier,
dans la salle des mariages.
Les époux étaient réunis avec leurs familles et leurs témoins ; toutes les écritures
préparatoires étaient achevées. Le maire, ceint de son écharpe, venait de monter à la
tribune où il représente la loi, et adressait, aux jeunes gens qu'il allait unir, l'interro-
gation solennelle. Tout-à-coup, au moment où chacun attendait la réponse de l'époux
on voit ce dernier chanceler, défaillir, et tomber au milieu des assistans....
Un cri général retentit dans la salle si habituée au silence , et l'on se presse avec effroi
autour du jeune homme évanoui. La fiancée, confuse et épouvantée, disparaît avec une
partie de sa famille. L'époux est étendu sur des coussins entassés à la hâte ; un médecin
arrive et le saigne abondamment , en défendant de le transporter ailleurs avant la nuit..
Enfin, au bout de deux heures, dans la salle où il était entré en si grande pompe et en
si brillante compagnie, le malade se trouve seul avec sa mère — et une jeune fille arri-
vée près de lui on ne sait comment, et que personne ne paraît connaître. Ce jeune
homme, c'est Edouard ; cette mère , c'est madame de Méran ; celte fiancée qui s'est en-
fui, c'est mademoiselle de Sancerre, et cette jeune fille qui s'est glissée à sa place... c'est
Marguerite. Comment se trouve-t-elle là? Comment tout cela est-il arrivé ? Bien sim-
plement.
Marguerite, sachant l'heure et le lieu de la cérémonie qui vient d'être si brusquement
interrompue, a eu l'idée qui vient souvent aux malheureux sans espoir, d'épuiser jus-
qu'à la lie le calice de sa douleur. Elle a voulu voir, une dernière fois, le jeune homme
par qui on la fait maudire, elle qui n'a vécu que pour penser à lui!
En descendant de voiture, Edouard l'a aperçue dans la foule. Cet aspect inattendu a
réveillé en lui tous les sentimens qu'il croyait éteints ; la secousse physique et morale
qu'il a éprouvée , jointe à l'affaiblissement notable où il était d'avance , l'a mis dans l'état
cruel où nous l'avons vu.
la svLrmuE
Marguerite, accourue au cri qu'elle a entendu du dehors, par un instinct qu'il estaisé
de concevoir, a prodigué ses soins au jeune homme d'autant plus facilement que tout le
monde l'a cru appelée auprès de lui comme auxiliaire de sa famille ; et madame de
Méran ne l'a pas reconnue, d'abord parce qu'elle l'a regardée à peine, puis, parce que
la pauvre fille est si changée, qu'elle est méconnaissable!
La première personne qu'Edouard aperçut en rouvrant les yeux, ce fut sa mère ; la
seconde, ce fut Marguerite. Alors, par un de ces phénomènes que comprendront toutes
les âmes sensibles, rapprochant dans sa pensée les circonstances dans lesquelles il avait
perdu la jeune lille, de celles où il la retrouvait, il eut une sorte de révélation intérieure
et subite du stratagème dont ils étaient victimes.
Il prit la main de sa mère , et, lui montrant Marguerite , que Mm" de Méran reconnut
en tressaillant de surprise et d'effroi :
— Tenez, dit-il, la voilà revenue! Vous voyez bien qu'elle m'aimait!... Qui donc lui
avait dit de me tromper?
Mml' de Méran baissa la tète et se recueillit en silence; peut-être demandait-elle par-
don à Dieu !
— Ah! manière! manière! ditËdouard, en pressant d'une main celle de Margucrits
otde l'autre celle de Mme de Méran. Ce fut tout son reproche et toute sa vengeance.
— Enfin , le ciel soit béni ! reprit-il avec un rayon de joie lugubre dans le regard :
l'une s'est trompée par amour pour moi, l'autre est revenue à sa place... Je mourrai
entre vous deux.
— Vous ne mourrez pas! s'écrièrent les deux femmes en pleurs. Mais lui se sentait
frappé au cœur et à la tête; il savait bien qu'il succomberait. Le lendemain , en effet ,
une congestion cérébrale se déclara , et huit jours après son état était désespéré.
Marguerite ne le quitta pas une seconde. Ayant repris connaissance avant d'expirer,
et l'ayant aperçue agenouillée près de son chevet, entre sa mère et le prêtre qui lui avait
administré les secours suprêmes de la religion , Edouard dit à ce dernier :
— Mon père, puisque je vais mourir, qu'importent les préjugés d'ici-bas? Ne pouvez-
vous pas m'unira Marguerite devant ma mère et devant Dieu? Le monde et nos familles
n'en sauront rien...
Mme de Méran cacha son visage inondé de pleurs au bord du lit, et le prêtre, mettant
la main du mourant dans celle de la jeune fille , étendit sur eux les siennes... et reçut le
dernier soupir d'Edouard.
Depuis quelques semaines, on aurait pu voir tous les jours, au cimetière du Montpar-
nasse, deux couronnes fraîches déposées le matin sur la tombe d'un jeune homme. La se -
maine dernière, on n'aurait plus remarqué qu'une seule couronne sur cette mémetombe.
Et l'autre jour, devant ce même hôtel de la mairie où s'était passée la scène que nous avons
décrite , un équipage magnifique et un modeste corbillard se sont heurtés dans la rue
de Grenelle. L'équipage portaitM"" de Sancerre à l'ambassade d'Autriche, où elle allait
être présentée au plus riche parti diplomatique du faubourg Saint-Germain, et le cor-
billard portait le corps de Marguerite Aubert, qui allait rejoindre celui d'Edouard de
Méran au cimetière du Montparnasse. L'une avait aimé suivant le monde , l'autre suivant
le cœur; laquelle avait le plus et le mieux aimé?
Mmc de Méran loge aujourd'hui dans son hôtel le compagnon d'armes de son mari et
l'artisan Daniel, et tous trois vont souvent, mais non pas ensemble, visiter les deux
lombes d'Edouard et de Marguerite , qu'une société vengeresse n'a rapprochées qu'en
y traçant ces mots :
LUS LXÏUKMÏS SE TOUCHENT... MAIS ILS SE BIUSBST.
PITIlF.-eiIF.VAI.IKR.
LA SYl.l'IllDi:.
les DIAMANS de la COURONNE, opéra-romique on trois actes, paroles de MM. Scribe et
de Saint-Geoiices, musique île M. flUBER,
élas! que vous dirais-je de ce | me? Ce
poème est complètement absurde -, on n'é-
chappe à une invrai! jue pour être
anéanti par une impossibilité, et si, .lans une
oeuvre musicale, on avait l'habitude d'écouter
autre chose que la musique, il serait inn
ble, je l'affirme, d'assister de sang rroid et jus-
qu'au bout, au\ im royal. 1rs développemens de
L'intrigue imaginée par Mit. Scribe et de Saint-
Georges. Qu'on se figure d'abord des brigands.
des cavernes, des précipices, toutes les son*1
lues inventions d'Anne Radcliffe, en un mol
le vieil opéra-comique tel que le pratiquait
Marmontel ; qu'on y ajoute les ressources usées
él les lieux communs des mélodrames :
el tiiturs, et l'on saura à quoi s'en tenir sur le triste livret qui s'intitule les Diamans
de la Couronne. Il n'est pas cependant que ça et là, au milieu des banalités de
M. de Saint-Georges , on ne reconnaisse la main exercée de M. Scribe. Ce canevas . tout
faux qu'il est, se prête encore par momens à des scènes filées avec l'adresse et l'esprit
toujours jeune de l'auteur du Verre d'Eau; mais d'ailleurs il faut admirer avec
quelle nullité parfaite, avec quelle rigoureuse absence d'imagination MM. Scribe et de
Saint-Georges sont parvenus à fabriquer trois grands actes qui , sans les adorables bro-
deries de M. Auber, mettraient à bout la patience d'un Bénédictin.
Les Diamans de la Couronne pourraient s'analyser ainsi : —Le premier acte repré-
sente une chaise de poste qui verse ; — le second acte représente la roue d'une autre
chaise de poste qui se casse; — le troisième acte représente, une dernière chaise de
poste intérieurement enrichie de ce billet écrit par une femme : — i Je vous remercie
« de votre voiture qui est excellente et bien meilleure que la mienne. * — On deman-
dera peut-être ce qu'il y a de commun entre ces voitures et les diamans de la couronne ;
mais ce n'est pas là la question. Il n'est guère parlé des fameux diamans que vers les
dernières scènes de l'opéra , prenez donc patience, et écoutez l'histoire de la première
rhaise de poste qui verse. — Vous lui préférerez comme moi l'ouverture que deux
motifs composent : une mélodie plaintive et douce chantée à demi-voix par l'orchestre ;
une sorte de murmure séraphique que tous les instrumens soupirent les uns après les
autres et auquel succède en tutti un pas redoublé qui obtiendra avant peu de temps la
royauté du galop. Ce pas redoublé expire dans les grondemens d'un orage, la toile se
levé et entre des rochers bleus, blancset verts, on voit descendre un jeune homme cher-
chant à échapper à la pluie et aux fondrières.
Ilenrique de Sandoval , comte de Santa-Crux, après avoir parcouru l'Europe , retourne
en Portugal auprès de son oncle qui veut le marier. Cet oncle est un duc de Campo-
ilayor, ministre de la police, et régent pendant la minorité de la princesse Maria -Fran-
eesca. On dirait qu'il y a de la couleur locale là dessous; cherchez-la si vous en avez
le courage; quant à moi , j'ai cru reconnaître, à une coiffure de Mlle Darcier, fidèle-
ment composée d'après une des plus belles toiles du musée Aguado, que ce comte de
Santa-Crux et ce duc de Campo-Mayor devaient être contemporains de Louis XIV.
Donc, Ilenrique s'avise de verser dans les montagnes de l'F.stramadure : un autre enra-
ISÎ . LA SYLPHIDE.
gérait ; Denrique , qui est un véritable Elléviou, prend son mal en riant, et cliante:
Qu'il est doux de rourir le monde,
lit qu'il est beau de voyager !
Que pensez-vous de ces vers? N'est-ce pas qu'ils valent bien la naïveté touchante de
M. Castil-Blaze faisant dire, dans la Pie voleuse, à l'un de ses malheureux acteurs,
une cuillère pour manger. Quoi qu'il en soit, ces deux couplets sont d'une facture
charmante, et peut-être Couderc en chanterait-il un troisième, s'il avait plus de voix et
s'il n'étaitsaisi par les brigands qui sortent de leur caverne. Le chœur des brigands, sur
un motif de valse , est très remarquable. Tous les malheurs accablent à la fois le pauvre
Ilenrique ; on l'arrête, et, pendant ce temps, sa chaise de poste est dévalisée de fond en
comble : les bandits se partagent ses dépouilles; quant à ses papiers, ils doivent être
remis à la Catarina qui tout justement arrive.
Cette Catarina est la souveraine absolue de ces voleurs de grands chemins , elle se
dit fille de leur ancien chef, et les honnêtes brigands la croient sur parole. 11 est vrai
que la Catarina est fort belle : elle a des cheveux blonds qui retombent en boucles
ondoyantes; par derrière sa chevelure soyeuse est retenue, dans une résille de velours
pourpre et d'or, inclinée sur le coté gauche de sa jeune tète , une calotte de velours
bleu-tendre, brodée d'or, lui donne je ne sais quel air délibéré qui convient on ne
peut mieux à son état, car la Catarina est une bohémienne qui mériterait d'habiter
un des sept châteaux de Charles Nodier , une bohémienne aux yeux bleus dont les
épaules et les bras nus ont été taillés dans le plus pur marbre de Paros, une bohé-
mienne enfin, jeune femme blanche et rose qui commande à de vilains hommes tout
noirs, et qui, avec la meilleure grâce du monde, détrousse les voyageurs, fabrique de
la fausse monnaie , pille les chaises de poste, et au besoin envoie pendre ceux qui ne
sont pas de son avis.
M. de Saint-Georges trouve plaisant de lui faire prendre du chocolat ; c'est lout au
plus une contrefaçon des verres d'eau sucrée du même poète. Tout naturellement
Ilenrique doit être amoureux d'une pareille lemme et lui confier qu'il est médiocre-
ment fou de sa petite cousine de Lisbonne, mais Henrique est sans cesse interrompu ;
tantôt c'est la Ronde des En/ans de la Nuit que la Catarina est obligée de chanter ; —
tantôt c'est Rebolledo, le voleur de confiance de la Catarina, qui vient se mettre entre
eux. A la fin, un événement plus grave que tous les autres coupe court au dialogue :
la retraite des brigands a été découverte, ils vont être cernés ; heureusement le duc de
Campo-Mayor a envoyé à son neveu un sauf-conduit en blanc pour lui et sa suite ; les
bandits s'eu serviront. En attendant, la Catarina rend la liberté à Henrique , sous la
condition expresse qu'avant un an il ne dira pas un mot de ce qu'il a vu. Les adieux de
la bohémienne à Henrique, et surtout la phrase : Il faut partir, nous ont rappelé une
des plus suaves mélodies de la Neige. Mais on a perdu du temps ; il est déjà trop tard ;
les troupes sont à deux pas ; il ne reste plus qu'un moyen : tous les brigands s'encapu-
chonnent, et il y a un fort beau chœur religieux :
Ce sont les frères du couvent.
Ainsi déguisés, les faux monnayeurs traversent les rangs des soldats qui mettent un
genou en terre et présentent les armes sur le passage de la chasse du grand saint Hubert.
Nous sommes à Lisbonne. Ilenrique va signer son contrat de mariage avec sa cousine
Diana de Campo-Mayor. Une société nombreuse est réunie, et on prélude à l'acte impor-
tant par un concert. Diana propose à son cousin de chanter avec lui un duo : le Brigand
de la Roche-Noire. Henrique est obsédé par les aventures de voleurs ; cependant il
commence :
Dans les défilés des montagnes.
Le duc de Campo-Mayor l'interrompt; il vient de recevoirdes dépêches d'une nature
fort sérieuse : les diamans de la couronne ont été enlevés ; mais les voleurs n'ont pas eu
le temps de sortir du royaume , et il donne les ordres les plus sévères pour qu'aucune
L \ SM.PHIDE. 183
voiture ne circule, hormis la sienne, qu'il est facile de reconnaître à ses armes. Diana et
Bernique, que les affaires d'État n'intéressent guère, reprennent leur duo. Au second
vers, nouvelle interruption : deux étrangers, dont une femme fort belle, la comtesse de
Villaflor, demandent asile pendant le temps que l'on va mettre à réparer la roue de leur
voiture qui s'est brisée. Henrique, on le devine, vient de reconnaître la Catarina el Re-
bolledo. La bohémienne, avec une tranquillité inouïe, demande a payer l'hospitalité
qu'on lui accorde en faisant sa partie dans le concert, et elle recommence avec Diana le
duo qui, cette fois, n'est interrompu que par des applaudissemens. La Catarina «liante
ensuite un grand air tout rempli de trilles, de vocalises, décadences, et dont l'a parte
final avec Henrique, qui craint le retour de son oncle :
Il ne viendra pas....
Il m'applautira !
a ".'inconvénient d'être emprunté à une situation analogue dan> Fiorella. M"" Thillon
a d'ailleurs chanté cet air avec une légèreté et un goût parfait. Tandis que tout le
monde danse , Henrique resté seul avec la bohémienne , lui confie le secret de son
amour; Catarina le repousse faiblement, et Diana entre au moment où il va se jeter
a ses pieds. La bohémienne se relire. 11 y a ici un fort beau duo
Qu'avez-vous donc, cousin ?
entre Couderc et M"'' Darcier. Ce qu'il a, le pauvre cousin? il n'aime plus sa cousine, el
Diana, à son insu , n'épargne rien pour l'éloigner d'elle , en compromettant l'étrangère.
Elle a reçu le matin un journal qui donne le signalement exact de Catarina ; on se de-
mande pourquoi son père n'a pas lu ce journal avant elle ? pourquoi son père ignore
ce que tout le monde sait ? Ceci est l'affaire de M. de Saint-Georges, qui nepourra.it pa>
composer son poème autrement, c'est-à-dire qui a besoin , pour faire marcher son in-
trigue boiteuse, d'une grossière absurdité. Diana veut communiquer le journal à son
père, Henrique s'y oppose, et dans la lutte, le duc de Campo-Mayor reconnaît un des
brillans de la couronne au doigt de son neveu. C'est la Catarina qui le lui a donné au
premier acte. — D'où te vient ce brillant? — Je l'ai acheté. — Où cela? — Près du
palais , à droite ou à gauche. — En cet instant, tout devrait être découvert; mais il y
aurait un acte de moins, ce qui ne ferait pas le compte de M. de Saint-Georges. — On
u'esl pas plus bête, eu vérité, que le ministre delà police. — Le temps presse. Henrique
dit à Diana : — Vous avez reconnu la bohémienne? — Oui. — Je sais que vous aimez don
Sébastien. Eh bien ! si vous ne m'aidez pas à sauver la Catarina, on va signer notre con-
trat tout à l'heure ; je dirai oui. — Oh ! mon cousin!.... — Alors donnez l'ordre qu'une
des voitures de votre père soit mise à la disposition de la Catarina , el je dirai non ! —
Merci mon cousin !... — Cette scène doit être de M. Scribe. — On entendle roulement
d'une voiture; la bohémienne s'envole comme un oiseau ; le vieux duc, avec une autre
de ses voitures , pourrait la rejoindre ; il aime mieux, de sa fenêtre, faire des signaux
avec son mouchoir, et crier au cocher de revenir. Le cocher, qui est à une demi-liern-
déjà , ne voit rien et n'entend pas mieux. — 0 M. de Saint-Georges !
Je finirai avec l'histoire de la dernière chaise de poste. Nous sommes dans lePalais-
Koyal. .Maria-Fraucesea va être proclamée reine ; les seigneurs commencent à remplir
son antichambre : c'est le comte de Santa-Crux, don Sebastien, le comte de Las Harillas
et le ministre de la police qui raconte comment sa voiture lui est revenue vide avec le
billet dont on a lu plus haut le contenu. Le quatuor qui ouvre cet acte est un des plus
beaux morceaux de la partition. La phrase finale surtout :
Voilà , je l'avoue, un coquin hardi,
produit le plus grand efièt. — Henrique, qui est destiné à reconnaître tout le monde,
s'aperçoit que le comte de Las Marillas est le même que Rebolledo ; il ne peut croire
qu'il ose approcher de la reine, et c'est lui seul cependant qu'elle désire recevoir. Tous
les seigneurs, excepté Rebolledo, se retirent, et l'on annonce la reine. Alors, ô surprise !
ù puissance de l'imagination humaine ! la reine du Portugal et des Algarves, c'est la du-
LA SYM'lllIlL.
chesse de Villaflor, la bohémienne , la Catarina ! Je ne pénétrerai pas dans l'amphigouri
d'explications et de scènes, dans les quiproquos sans nombre qui ont lieu en cet en-
droit, je craindrais de n'en point sortir. Qu'il suffise de savoir qu'aux termes des
luis du Portugal , la jeune reine, avant de monter sur le trône, doit faire une retraite do
trente jours dans le couvent de la Trinitade, au sein des montagnes de l'Estramadure ;
(pie la jeune reine, au lieu de consacrer ce temps à des exercices pieux, l'a employé :i
des expéditions de grand chemin ; que le trésor portugais étant épuisé, elle a jugé con-
venable, pour éviter que les fêtes de son couronnement fussent immortalisées par une
banqueroute, de soustraire les diamans de la couronne et de les faire vendre sur les
principales places d'Europe, pour en consacrer le produit aux besoins de son royaume .
et que les diamans véritables ont été remplacés par de faux brillans dus à l'industrie di
Rebolledo etde sa bande. — Le conseil de régence voulait contraindre la reine à épouser
un prince de la maison d'Espagne ; mais la reine qui se souvient de la Catarina préfère
donner sa main àHenrique de Sandoval,et don Sébastien devient l'époux heureux d.'
Diana de Campo-Mayor. — Le grand air que chante Mme Thillon :
Je connais les devoirs qu'impose la couronne.
s'encadre parfaitement dans la situation ; et le trio entre Ricquier et Mme" Thillon et
Darcier est d'un effet charmant : c'est la mélodie de l'ouverture complétée et éten-
due ; le motif du pas redoublé revient dans le chœur final et provoque des applau-
dissemens universels.
Sous le rapport du poème, les Diamans de la Couronne sont d'une pauvreté désespé-
rante ; je n'ai fait qu'indiquer au hasard quelques unes des invraisemblances, et il y en
a presque autant que de scènes; sous le rapport musical, c'est une œuvre qui plaît, qui
amuse, qui ne lasse jamais ; un opéra qui renferme toutes les qualités de M. Auber :
la facilité, la grâce, l'esprit, une grande aisance de facture, de l'originalité quelquefois,
de la fraîcheur toujours. Chez M. Auber, la musique coule de source, ses mélodies s'ar-
rangentles unes à côté des autres, sans difficultés, sans confusion ; M. Auber excelle à
nous tenir le cœur en joie pendant trois ou quatre heures. Je doute que parmi nos com-
positeurs de France, il s'en trouve un à l'heure qu'il est, qui ai plus de coloris et de
verve que l'auteur de la Muette el du Philtre, malgré tous les charmsns chefs-d'œu-
vres qu'il a produits. S'il s'agit maintenant d'émettre une opinion positive sur les
Diamans de la Couronne, je dirai qu'il nie semble, dans la proportion descendante des
derniers ouvrages de M. Auber, que les Diamans sont à l'Ambassadrice ce que l'Am-
bassadrice est au Domino noir.
Mme Anna Thillon chante et joue le rôle difficile de la Catarina avec une merveilleuse
facilité ; tour à tour gracieuse , coquette , bohémienne et grande dame , elle a compris
et rendu comme ils devaient l'être les caractères si différens de la Catarina et de la
reine. La coiffure qu'elle porte au premier acte est d'une vérité incontestable ;
M. Alexandre Dumas en avait, dans le cours de ses voyages , envoyé le modèle à MIle Ida,
et Mmt' Dumas ayant abandonné le théâtre, s'est empressée de faire hommage à M""' Anna
Thillon de son bijou artistique. Couderc et MUe Darcier se montrent comédiens d'in-
telligence dans cette pièce qui, riche de la musique de M. Auber et du talent deMme Thil-
lon, obtiendra à l'Opéra-Comique un succès durable. L'administration , au surplus, n'a
négligé aucune dépense pour monter cet opéra. Les montagnes de l'Estramadure au pre-
mier acte, le salon Louis XIV au second, la galerie royale du dernier, font le plus
grand honneur aux décorateurs de la salle Favart, et les costumes, composés avec une
fidélité scrupuleuse et bordés avec un luxe véritablement princier, prouvent qu'à dé-
faut des écrivains il y a au moins aujourd'hui des directeurs qui comprennent qu'au
théâtre la vérité historique doit être comptée pour quelque chose.
G. GUÉN0T-LEC01NTE.
Le Directeur: DE VILLEMESSAKT.
LA SYLPHIDE
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ttC T IO !M, 1 . CITE DES ITAIICNS
LA SYLPHIDE.
185
A Madame ***
adame, comprenez-vous quelque chose à
ce beau soleil de mars? Moi , j'en jouis
sans oser y croire , car c'est un bienfait si
grand et si précoce, que l'on craint, en s'y
accoutumant, de le voir s'évanouir. En
attendant, ces admirables jours de prin-
temps ont fait éclore mille modes nou-
velles, et déjà l'on peut préjuger de l'élé-
gance de la saison qui va s'ouvrir. Les
chapeaux en poult de soie sont fort en vo-
gue pour la promenade ; leur forme toute
"nouvelle avec la passe carrée est charmante. On les orne en dessous d'une
blonde qui suit la forme de la passe, et en dessus d'un demi-voile de blonde et
de marabouts grêlés. Les capotes du matin se font en gros-de-naples ; on
les recouvre d'un voile garni de trois rangs de blonde-guipure , attachés
seulement par un nœud de ruban. Vous ne sauriez vous imaginer l'élé-
gante simplicité de ces capotes et leur cachet de bonne compagnie. Vous ne
vous en étonnerez pas, cependant, quand vous saurez que j'ai puisé mes do-
cuments chez Herbault , la maison aristocratique par excellence. Les nièces
de ce fameux modiste , qui viennent de le remplacer , m'ont paru, par leur
bon goût et le talent dont elles donnent déjà l'échantillon , dignes en
tous points de continuer une réputation que le temps a sanctionnée et que
le mérite a justifiée. Pour poser sur les pailles de riz , cousues ou d'Italie ,
la maison Herbault dispose des guirlandes de fleurs d'une façon très-nou-
velle et qui sont pleines de grâce; elle a aussi, comme innovation charmante, des
panaches de plumes de Chine à mille reflets de couleur d'un effet prestigieux , qui
ne peuvent manquer d'avoir le plus grand succès. Pour orner les bonnets et les coif-
16
186 LA SYLPHIDE.
fures de fantaisie , les dames Herbault emploient beaucoup de cactus , Heurs que
leur maison possède seule à Paris; ces cactus, admirables de nuance et de vérité, se
mélangent à de la bruyère et se posent par trois bouquets. — Et Maurice Beauvais ,
croyez-vous qu'il reste oisif par ce temps de régénération fashionable, et que son
génie toujours inventif n'ait pas déjà disposé de quoi nous rendre plus belles? J'ai
vu chez lui plusieurs pailles nouvelles, ornées d'écharpes; puis des chapeaux de
gaze-cristal , sur lesquels étaient posées de délicieuses jardinières; des capotes de
crêpe diaphane ruchées et ornées d'un saule frimaté ; et des chapeaux de poult de soie
d'une forme ravissante, paille, rose, bleu et blanc, sur lesquels se balançaient
mollement deux plumes frimatées. Vous qui connaissez l'art de Maurice Beau-
vais, ne voyez- vous pas d'ici tout ce que ces modes devaient avoir de délicieux,
de bon goût et de distinction? Voici l'heure, ou jamais, de visiter les magasins ou
plutôt le parterre de Mme Lainnée: là, les fleurs suivent le cours de ia nature, et chaque
jour en voit éclore de nouvelles. Mme Lainnée, qui avait fourni tous les bouquets offerts
aux artistes le jour du concert de la Sylphide, bouquets que les assistants ont
pris pour des fleurs naturelles, compose dans ce moment des jardinières merveil-
leusement entremêlées, qui sont destinées à orner les chapeaux paillassons, dont
la mode veut bien encore adopter l'étrangeté pour cette année. Il est même dé-
cidé qu'on les garnira des plus magnifiques rubans, tandis que les chapeaux de riz
seront ornés avec la plus grande simplicité, ce qui ne les empêchera pas d'être
très-bien portés. Vous voyez que je vous annonce une innovation dans la forme
des chapeaux : la passe carrée est gracieuse et sied très-bien au visage , surtout avec
les ornements de dessous qu'on lui adjoint. Dans la façon des robes , rien de bien
nouveau n'a encore surgi du ciseau de nos bonnes faiseuses; je sais cependant
que Mmes Palmire et Debaisieux font celle année les robes excessivement lon-
gues et sans volants, avec les manches plates, même à la ville; elles posent aussi
une fleur au milieu du corsage, que l'on nomme un souvenir. Il y aura pourtant
aussi des robes à volants , et on les mettra au nombre de quatre ou cinq, de la hau-
teur de la main. Les robes en mousseline, en organdi, auront des entre-deux de
valenciennes ; aussi Mme Ferrière-Pénona en a-t-elle fait ample provision , comme
de tous les autres genres de dentelles ; on en portera cette année avec redouble-
ment, pour mettre autour des châles , desécharpes, des fichus canezous; il faudra
avoir recours à Mme Ferrière-Pénona, car on ne peut pas plus aller chercher
ailleurs ses dentelles, ses guipures, qu'il n'est permis à aucune femme de bon
goût de choisir ses parfums autre part que chez Faguer-Laboullée. Et en vérité,
c'est justice que les femmes lui rendent hommage, ne serait-ce que pour son
amandine , qui efface la trace des veilles, l'empreinte de la fatigue, et rend à
leur teint tout son éclat primitif. Mais Laboullée a encore d'autres droits à la re-
connaissance des jolies femmes ; car, n'est-ce pas pour elles qu'il compose ces par-
fums suaves et délicats, apanage et cachet de bonne compagnie? Quelle est
la femme qui ne connaît tout le prestige de l'arôme arraché au calice des Heurs,
dont chaque jour elle déverse quelques gouttes sur ce mouchoir précieux que
Chapron a su embellir de ses magnifiques dentelles et de ses inimitables broderies?
On portera un très-grand nombre d'écharpes cet été ; j'en ai vu en gaze rayée,
d'une excessive fraieheur, chez Thiébaud-Guichard , ainsi que de ravissantes étoffes
nouvelles, qui sont presque toutes de nuances très-tendres. A propos d'étoffes, Ma-
dame, un mot sur l'entrepôt de la rue de la Vrillère, dont le directeur déploie une
activité digne de tous nos éloges. Cet établissement, qui depuis vingt-cinq ans ne
vendait qu'en gros , a ouvert depuis trois ans ses magasins aux acheteuses en dé-
tail, sans augmenter en rien ses prix, ce qui offre un avantage considérable à
ces mêmes acheteuses; cet avantage se retrouve aussi dans la facilité de voir, du
premier coup d'œil, le prix de l'étoffe que l'on désire, puisque ce prix est marqué
LA SYLPHIDE. 187
en chiffres sur chacune des pièces d'étoffe. On ne saurait s'imaginer la variété des
marchandises qu'offre, depuis le prix le plus élevé jusqu'au plus modique, l'entrepôt
de la rue de la Vrillère; le choix est immense. J'ai vu, entre autres jolies choses,
une étoffe appelée le jaspé d'Orient, qui est un nouveau tissu ressemblant beaucoup
uu foulard; il est très-frais, de très-bon goût, et fera de charmantes robes d'été au
prixde... quarante-huit sous l'aune! — Puisque je suis en voie de vous parler indus-
trie, il en est une qui trouvera bien sa place ici, c'est celle de MM. Dumont et Cie,
inventeurs d'un nouveau procédé pour fabriquer des châles sans envers. Ces châles
ont un avantage immense, que, dans mon ignorance, en pareille matière, je vais ta-
cher de vous détailler le mieux possible. Vous savez que nous nous sommes toujours
plaintes que, lorsque nos châles avec envers avaient été portés quelque temps, le
broché s'en allait, et qu'il fallait les renouveler à chaque instant. Avec le procédé
de M. Dumont, cet inconvénient n'existe plus. Dans les châles ordinaires, la partie
du broché qui forme le dessin à l'endroit du chàle dépasse de 3/4, il ne reste donc
plus qu'un 1]4 pour consolider le broché à l'envers; tandis que dans le chàle sans
envers, dont le travail est le même que celui de l'Inde, le broché ne dépasse que de
moitié de chaque côté, ce qui produit cette différence d'être sans envers, et en fait
la solidité. Si je suis entré dans cette minutieuse explication, c'est que j'aurai sou-
vent à vous parler de ces châles, qui ne peuvent manquer d'avoir une grande vogue.
La maison de commission Giroud-de-Gand et Cie en fait déjà des envois toutes les
semaines en province. Eh bien, Madame, je ne m'étais pas trompée sur le succès
de cette dernière maison, la voilà maintenant la première en pied dans la capitale
pour sa spécialité; et elle le mérite, car nulle autant qu'elle n'apporte de soins et
d'exactitude aux achats dont elle est chargée; on peut l'appeler à juste titre la
providence des provinces. Je viens de voir expédier par elle un charmant costume
d'enfant dû au talent de Cior-Cury, le tailleur en vogue pour enfants. Ce cos-
tume était en velours marron, pantalon blanc, petite casquette de fantaisie, chemi-
sette brodée , et le tout d'un goût parfait , et comme le pouvait faire Cior-Cury, qui
a habillé le roi de Rome, Henri V, et a toute l'habitude de cette spécialité. — Voici les
modes d'hommes, telles que Barde nous les donne aujourd'hui : pour monter à che-
val, le frac vert, bleu, ou pensée, avec petits boutons ciselés ou chiffrés; le gilet
très-ouvert, pantalon demi-collant, bottes vernies et cravate noire. Les gilets les
plus riches et du meilleur goût sont toujours pris chez Richard-Laurent, dont la
bonne renommée ne se dément pas plus pour cette spécialité que pour celle des robes
de chambre, qu'il fait si belles et si somptueuses. Son nom est donc inscrit sur les
tablettes d'un élégant, comme l'est celui de Verdier pour les cannes, et celui de
Benoit pour ces délicieuses petites montres mignatures qui, tant petites soient-elles,
ne se dérangent jamais.
Quand vous recevrez cette lettre le carnaval sera clos et rectos, la mi-carème passée.
Si le beau temps continue, les promenades seront bien plus habitées que les salons;
déjà les boulevards, le soir, sont couverts de promeneurs, et on va prendre des glaces
chez Tortoni ; il semble alors qu'on assiste encore à ces belles réunions dont ses ra-
fraîchissements ont fait partie tout l'hiver. On croit entendre le bruit de l'orchestre,
l'appel à la danse... Mais de tout cela il ne reste que le souvenir et les glaces... c'est
encore quelque chose! Baronne marie de l
1S8
LA SYLPHIDE.
UNE AVENTURE
®y ©@[^ti ©g ©/A^umim;
1785.
l y avait cercle nombreux, jeu et concert chez M. de Miro-
mesnil; mais à peine les nobles invités accordaient-ils une
attention distraite aux accents des virtuoses; le pharaon
même avait réuni tout au plus quatre ou cinq personnes
autour de la table chargée d l'or. La foule n'avait de regards
et d'oreilles que pour un homme âgé de quarante ans en-
viron, aux yeux expressifs, à la contenance assurée, au
langage éloquent et légèrement italianisé. On se pressait
afin de le voir, de l'entendre ; auprès de lui palissaient la
beauté des femmes, l'éclat des diamants. Accoutumé à une
existence théâtrale, aux luttes de la controverse, aux trans-
ports d'admiration, il ne s'étonnait ni de l'incrédulité, ni
du fanatisme ; ses détracteurs et ses adeptes semblaient être aussi bienvenus de lui
les uns que les autres. Infatigable dans ses improvisations et sachant mettre la
science à la portée des gens du monde, il répondait à toutes les questions, expli-
quait tous les systèmes, et se prêtait même à interroger les lignes des blanches
mains qu'on lui présentait pour connaître l'avenir.
«Eh bien! s'écriait le marquis de Ségur, notre moderne Merlin fait des merveilles.
Avions-nous tort de proclamer sa victoire sur ses ennemis?
— J'ignore, dit en souriant M. de Miromesnil , si ses oracles sont plus sûrs que
ceux de Calchas; mais certainement sa conduite à Strasbourg a dû lui concilier
l'estime générale. Visitant les hôpitaux, se courbant sur le lit des souffrants, il a
rendu à la santé, à la vie, des milliers de malades... Eh! mais, qu'est-ce que lui
demande le chevalier de Savorny, cet adversaire déclaré des sciences occultes?...
son horoscope, sans doute... »
Mus par la curiosité, les deux gentilshommes s'approchèrent.
Le silence s'était établi dans le salon eomnie par enchantement , les dames n'agi-
taient même plus leurs éventails. On avait ménagé un vaste espace pour le chevalier
et le comte de Cagliostro.
Celui-ci consulta longtemps le front et la paume de la main droite de M. de Savorny,
qui , prenant une attitude de défi et laissant un sourire dédaigneux errer sur ses
lèvres, paraissait jouir d'avance de la confusion du célèbre Sicilien. Cependant
Cagliostro était devenu grave et rêveur. Au froncement de ses sourcils, à l'inquié-
tude de ses gestes, on eût pu aisément deviner qu'il regrettait de s'être engagé dans
cette épreuve.
«Monsieur, dit-il, tenez-vous à voir cette opération se terminer?
— Si j'y tiens! répondit le chevalier d'un ton moqueur, beaucoup. Vous m'obli-
gerez en voulant bien continuer. Peut-être avez-vous à me prédire une carrière
glorieuse avec la formule qui termine tous les contes de fées... »
Cagliostro hocha la tête, et, baissant la voix : « Ne vous a-t-on pas provoqué en
duel?
IA SYLPHIDE.
I8U
C'est vrai, dit M. de Savorny avec indifférence... I n hobereau de province,
un sot... Il n'est pas sûr que je lui fasse l'honneur de croiser mon épée avec la
sienne.
— Vous agiriez sagement. »
Plusieurs personnes s'écrièrent : « Messieurs, vous manquez à la règle, aux con-
ventions; nous devons tout entendre. »
L'étranger promena autour de lui un regard empreint d'une indicible expression ,
e) repoussant la main du chevalier, dit : « Une autre 1 che que la mienne doil
parler ci cette occasion. Je pourrais n'être pas cru. Kt pourtant les nuages de l'avenir
... sonl écartés; le livre, écrit par les anges eux-mêmes, s'esl ouvert à une page
terrible et m'a montré des lettres flamboyantes... J'invoquerai le témoignage d'une
pupille.
— Une pupille'.'
— Oui , un enfant. Y a-t-il dans l'hôtel uue petite fille de dix ans'.'
— Sans doute, dit M. de Miromesnil , la nièce de mon intendant. »
Cinq minutes après, cette enfant paraissait dans le salon, toute honteuseet fro
ses yeux bleus encore chargés de sommeil. Le comte de Cagliostro l'attira doucement,
la rassura ; puis, avant t'ait déployer un paravent et placer sur une table une carafe
pleine d'eau, il étendit les mains au-dessus des cheveux blonds de Marie, prononça
quelques paroles dans une langue orientale et ajouta solennellement :
o Ma chère colombe, promettez-vous de raconter tout ce que vous apercevrez dans
le miroir de cette eau?— Je le promets. - Soyez attentive. Dès ce moment vous
êtes en communication avec le ciel. Que voyez-vous? — Un beau monsieur. — Quel
est son costume? — Un habit de soie bleue, une veste de satin blanc... »
Tous les yeux se portèrent sur le chevalier, qui avait en effet un habit de
soie bleue et une veste de salin blanc.
« Où est-il? — [ci. — Que fait-il en ce moment ? — Il vous regarde en riant.
— Que lui arrivera-t-il demain? — Demain?...»
La voix de l'enfant se troubla..., ses joues devinrent pales..., des larmes mouil-
lèrent ses paupières... Mais Cagliostro, la dominant par sa puissance magnétique,
répéta impérieusement :
«Que lui arrivera-t-il demain?
— 0 mon Dieu!... c'est bien dommage!... Comme il soutire!... Son sang coule..
Il dit une prière avec un abbé...; et puis, et puis..., il ne remue plus! »
Un cri d'effroi retentit dans l'assemblée. On se précipita vers le paravent .
tandis que Cagliostro prodiguait ses soins à la petite Marie, tout épuisée par les
tableaux surnaturels qui l'avaient transportée dans un autre monde. Les amis du
chevalier l'entourèrent , en cherchant à le rassurer contre le résultat de cette
scène de fantasmagorie : mais ce dernier avlit conservé son flegme habituel, et,
s' approchant du comte , il le salua avec grâce en disant :
«J'espère, Monsieur, malgré vos sinistres augures, que nous serons encore
longtemps bons amis. Le moins ému ici, c'est moi , car je persiste à considérer
ceci comme une spirituelle plaisanterie. Au reste, l'heure où nous parlons ne
nous appartient déjà plus. Nous sommes tous mortels... un peu plus tôt, un peu
plus tard , qu'importe?... »
Et, prenant congé de M. de Miromesnil, il s'éloigna sur la pointe du pied.
Le lendemain matin, sur les bords de la Bièvre, un jeune gentilhomme, at-
teint à la poitrine d'un grand coup d'épée , expirait entre les bras d'un prêtre
de la paroisse Saint-Médard , appelé en toute hâte pour donner au blessé les se-
cours de la religion. On trouva sur lui une lettre d'adieux adressée à la marquise
d'O , sa maîtresse.
190 LA SYLPHIDE.
Il
Trois mois s'étaient écoulés. Après avoir commenté de mille façons les cir-
constances mystérieuses du funeste duel de M. de Savorny, la société parisienne
avait porté son attention ou plutôt son inconstance sur d'autres sujets, sinon plus
intéressants, du moins plus neufs.
Un soir, comme Cagliostro sortait d'un de ces hôtels retirés qui s'égaraient
vers les extrêmes limites du faubourg Saint-Honoré , deux hommes, l'un vêtu
de noir, l'autre en petite livrée, s'approchèrent de lui. Le premier, après l'avoir
gravement salué, lui dit : — Monsieur, n'ètes-vous pas médecin?
— Moi, médecin? s'écria le comte en jetant sur l'inconnu un regard de soupçon...
Peut-être oui, peut-être non : je m'occupe de sciences avec mes amis, et je voyage
pour m'instruire. — Pardonnez-moi, Monsieur, si j'insiste; mais les ordres que
j'ai reçus sont formels. — Quels ordres?... et en quoi peuvent-ils me concerner?
vous vous méprenez sans doute... — Je ne me suis pas trompé, vous êtes le célèbre
Cagliostro.— Ah ! vous le savez?... Au reste, cela n'a rien d'étonnant, vous m'aurez
vu quelque part. »
Machinalement Cagliostro appuya la main gauche sur la garde de son épée pour
s'assurer contre toute surprise. La pensée lui vint que le lieutenant de police vou-
lait le faire arrêter poliment et conduire à la Bastille , et que probablement une es-
couade de maréchaussée n'était pas loin, prête à se montrer au moindre signe
de résistance. Il jugea donc à propos de se modérer et de s'abandonner au hasard.
« Eh bien, reprit-il, on réclame mes soins? — Oui, Monsieur. Une personne de
qualité a besoin des secours de votre expérience. — Une dame? — Une personne
de qualité... — Je comprends.
— Un carrosse est là qui vous attend. Dans deux heures on vous ramènera ici.
— Allons, je m'abandonne à vous. D'ailleurs, se dit-il intérieurement, ce n'est pas
la première fois que j'ai été conduit mystérieusement vers ces réduits de l'amour
qu'on appelle petites maisons. »
Au coin d'une rue à peine éclairée par le reflet vacillant de quelques réver-
bères , stationnait un carrosse sans armes. Le laquais ouvrit la portière , et abaissa
vivement le marchepied. Gagliostro et l'homme vêtu de noir y montèrent. Les
chevaux partirent d'un pas rapide.
Quoiqu'on fût au mois de juin, la nuit était obscure; des nuages floconneux
au fond brun et aux contours grisâtres se pressaient dans l'éther et cachaient le
radieux bandeau des étoiles. Nul bruit ne se faisait entendre , hors celui des roues
sur le pavé inégal. Seule une patrouille du guet s'était montrée, mais elle dor-
mait en marchant; et puis, elle n'avait pas à s'occuper d'une voiture qui pou-
vait contenir un grand seigneur revenant de quelque médianoche.
Au bout d'une heure, et après de nombreux détours qui avaient pour but de
donner le change à Cagliostro sur le lieu où il se trouvait , le carrosse s'arrêta
devant une grille antique. La grille s'ouvrit aussitôt, et le carrosse roula sur un
sable doux et lin, en suivant les sinuosités d'une allée étroite et touffue. Un
parfum printanier embaumait l'air ; on eût dit que chaque feuille de ce délicieux
jardin cachait une rose, chaque brin d'herbe une violette. L'esprit du comte,
fasciné par ce délicieux tableau, s'était reporté aux souvenirs de ses voyages en
Grèce, en Turquie , à Malte , et évoquait la poésie vivante de l'Orient. Quelles nou-
velles surprises ne lui étaient pas réservées ! Après le paysage, le palais d'Armide ;
après le temple, la déesse.
Un joli pavillon de structure italienne, à moitié perdu dans une touffe de ver-
dure, s'offrit enfin aux regards du comte. On descendit. Cagliostro fut conduit,
IV sYmillU.
101
dans l'ombre, jusqu'à un escalier spacieux et bien tapissé. Au premiei
son guide s'arrêta, dit: Cest ici, et introduisit Cagliostro dans un boudoir étin-
celant de glaces, de cristaux, de dorures, quoique éclairé faiblement par une
lampe d'albâtre. Sur un sofa était couchée à demi une femme dont la vue,
loin d'interrompre le rêve du Sicilien, sembla le réaliser. Car elle était aussi
belle de son émotion que de sa beauté, et lorsqu'elle essaya de se lever, sa taille
souple et gracieuse ondula comme le col d'un cygne, et les larges plis de sa
robe de soie rose se déroulèrent avec un harmonieux frôlement. Bientôt elle
retomba sur le sofa, en invitant par un geste le comte à s'approcher, à s'asseoir
en tare d'elle, sous le feu de ses regards...
m.
Vu moment où Cagliostro, obéissant à l'inconnue, prenait place dans un fau-
teuil en tapisserie , le timbre argentin d'une pendule sonna minuit. La dame tres-
saillit et agita involontairement ses blanches épaules. On eût dit qu'elle avait
froid 'Le comte s'approcha davantage. Un intérêt inexplicable s'unissait, au fond
de son cœur au trouble des sens. En vain consultait-il sa mémoire; jamais cette
femme ne lui était apparue. Il fallait que ce fût une étrangère récemment ar-
rivée à Paris. En effet, les premiers mots qu'elle prononça trahirent une origine
espagnole. ... . ...
«Je vous dois mille remerciements , Monsieur ; vous alliez a vos plaisirs ,
neut-èlre... J'ai disposé de votre temps.
-C'est moi, Madame, qui éprouve le besoin de vous remercier; car vous
m'avez transporté de la vie réelle au sein d'un monde enchanté.
— N'appelez pas ainsi une modeste maison toute rustique.
— Vous l'habitez, c'est l'Eden , l'Eldorado !
— Seriez-vous flatteur, monsieur le comte?
— J'ai le bonheur de n'être pas aveugle.
— On m'avait parlé de votre goût pour les mystères... Je m'y suis conformée,
voilà tout. Désirant voir un homme aussi célèbre , j'ai voulu bannir en cette
circonstance l'étiquette des salons. Du reste, Monsieur, vous n'êtes pas mon
prisonnier, et quand nous aurons soupe, je vous renverrai à votre femme, la
charmante Lorenza Feliciani.
— Lorenza , comparée à vous , est le soleil couchant auprès de la splendide
aurore. , .
— Qu'importe si je suis belle à vos yeux?... vous ne m aimez pas.
— Je vous admire.
— Vous n'aimez que la science.
— C'est une maîtresse exigeante, ingrate, à qui l'on fait volontiers des infidélités.»
En parlant ainsi , Cagliostro saisissait délicatement la main effilée de l'inconnue
et y posait ses lèvres. Par la force de l'habitude il se mit à en examiner les
ligues. La dame, s'apercevant de cette préoccupation , retira vivement sa main et
dit avec un sourire: « Vous vouliez peut-être m'annoncer mon horoscope? Oh!
point de magie, cela m'effraie. Je vais donner des ordres pour le souper.»
Elle se leva, et disparut par une petite porte cachée dans la boiserie.
Le comte était devenu pâle. Une sueur glacée coulait sur son front; car la
main de cette enchanteresse , cette main douce comme la plus douce étoffe de
soie venait de lui apprendre qu'un crime se préparait ; un assassinat dans
l'ombre... Le souper devait être saturé de poison, poison mortel que la dame
partagerait avec son convive. — Cagliostro se souvint alors d'une marquise d'O...,
10-2 LA SÏLPHIDE.
dont il avait entendu parler, riche Espagnole qui s'était vouée à la retraite et
aux larmes depuis le jour fatal où le chevalier de Savorny avait succombé sous
les coups de son adversaire. « Plus de doute, la marquise a formé le dessein
de venger le trépas de son amant, qu'elle attribue aux prédictions sinistres
faites publiquement chez M. de Miromesnil. » Le comte sent qu'il est perdu ; car
s'il repousse le poison , échappera-t-il à des laquais armés jusqu'aux dents et
.soumis aveuglément à leur maîtresse? Un seul parti lui reste : fasciner la marquise
à force d'amabilité, d'éloquence; l'intéresser à son art, et arracher de ce cœur
ulcéré un profond ressentiment. Mais peut-il espérer que le courroux d'une femme
ardente cédera facilement , et que l'ombre du chevalier demandant le sang poul-
ie sang, cessera d'être entendue?
Toutes ces pensées s'étaient succédé dans son esprit avec la rapidité de la
foudre. Lorsque la marquise reparut, Cagliostro semblait absorbé dans la con-
templation d'un trumeau de Boucher.
« Vous regardiez ces figures , monsieur le comte.
— Oui, et je songeais malgré moi à l'instabilité des choses .humaines.
— Voilà une idée bien grave..., à propos d'un peintre de bergeries.
— Elle est juste. Je me disais : Avant peu d'années, cette fraîcheur de coloris
aura disparu; ces chairs auront jauni; l'artiste lui-même ne reconnaîtrait plus
.son œuvre.
— Son œuvre est ici et elle y restera.
— Et vous-même, Madame, est-il sur que vous y soyez?
— Bannissez cette noire mélancolie. J'ai un vin de Xérès , de mon beau pays,
qui vous rendra la gaieté.
— Je l'espère... Mais excusez-moi si je vous fais si triste compagnie : parfois
il me vient soudainement de ces accès de lièvre..., misanlhropique. J'ai tant souffert !
— Vous , Monsieur, vous!
— Votre air de doute me prouve que vous ne me connaissez pas encore. — Oui,
Madame, j'ai amassé non pas un trésor de roi , mais un trésor de douleurs, comme
les prophètes. Ma vie n'a été qu'une lutte contre la calomnie, l'ignorance et l'in-
gratitude.»
La marquise se plaça de nouveau sur le sofa et se couvrit à moitié le visage
d'un riche éventail pour dissimuler un certain embarras. Cagliostro resta debout
et légèrement incliné sur le dossier de son fauteuil. Sachant qu'il n'avait pas un
moment à perdre, il continua avec chaleur : « Si j'eusse été cupide, peut-être
aujourd'hui, créateur de mes propres richesses, apparaitrais-je aux hommes comme
un nouveau Baal, statue d'or objet de leurs respects; mais j'ai dédaigné les pro-
fits de la science pour n'aspirer qu'à ses palmes glorieuses ; j'ai voulu conquérir
la puissance de l'Éternel, lui dérober un rayon de son soleil. Pourquoi eussé-je
été plus favorisé que Promélhée? A une audace de Titan il faut un supplice de
Titan.
— Mais, dit la dame, d'un son de voix empreint de raillerie et d'amertume ,
vous n'êtes pas à plaindre; de nombreux revers n'ont pas traversé votre existence:
vous ne pleurez aucun être chéri...
— Je pleure sur la mort qui règne en dedans de moi..., sur la perte de mes illu-
sions. J'ai la gloire , et non le bonheur. Errant de contrée en contrée , je ne puis faire
un pas sans marcher sur un libelle lancé contre moi
— Mais, Monsieur, pourquoi errez-vous ainsi?
— C'est que je n'ai point de patrie, Madame. Je ne tarde pas à peser sur le sol qui
m'accorde l'hospitalité..., comme l'oiseau qui, soumis aux lois des saisons, doit,
tous les ans, aller chercher le soleil par delà l'Océan. »
La marquise joignit les mains en regardant fixement son interlocuteur. Celui-ci
LA SYLPHIDE.
1<J3
rapprocha son fauteuil, et, levant sur la belle Espagnole des yeux remplis de ten-
dresse : o La science m'a livré cependant une admirable compensation, car je puis
olfrir à la femme qui m'aimera un trésor incomparable
— En vérité? Vite, contez-moi cela.
— Mais si l'on nous entendait C'est un secret important.
— Mettez-vous ici. »
Cagliostro se plaça sur le sofa, près de la marquise. Leurs mains , leurs cheveux
se louchaient.
a On vous a parlé de mon élixir de vie, composé, dit-on, suivant la méthode
paracelsique, d'or et d'aromates Enfantillage! Est-il donné à une créature hu-
maine d'arrêter le bras de la mort , de remplir de nouveau le sablier qui a versé tout
son sable?.... Cette découverte merveilleuse avait un autre but, et ce que je possède
seul, c'est l'élixirde beauté.
— De beauté?....
— O mon trésor! tu m'as assez coûté de recherches!... Mais tu es à moi; je ne te
vendrai pas, m'offrirait-on les revenus du Mexique. Tu appartiendras exclusivement
à une femme si belle déjà qu'elle n'a qu'à rester la même pour être la reine de son
sexe Arrière toutes les autres ! M'implorassent-elles à genoux, leur lèvre avide
ne recueillera pas une goutte du précieux breuvage! Celle qui d'un regard m'a
enchanté , celle qui m'est apparue telle qu'une divinité, aura le tribut de mes travaux.
Fière et majestueuse, elle verra se flétrir l'éclat, la fraîcheur des femmes les plus
charmantes, desPolignac, des Saint-Aignan, des Polastron Elle, au contraire,
s'élèvera droite et blanche comme le lis sur sa tige, et jamais l'admiration ne se
détournera d'elle , jamais son cortège ne diminuera. L'amour m'aura prêté la puis-
sance de Dieu !.... O Madame! vous qui avez rendu à mon cœur les battements de la
jeunesse, vous dont le regard me fascine, dont la voix m'enivre, voulez- vous être
cette femme? Voulez-vous, en échange de votre beauté présente, recevoir de moi
celle de l'avenir? Je suis à vous, à vous seule! Ah! répondez, répondez!....»
Sa voix avait un accent pénétrant , l'éclair du génie illuminait son front ; il était
sublime d'expression. La marquise, en proie à mille émotions, palissait et rougis-
sait tour à tour ; elle semblait faire un dernier effort pour se soustraire à cette
influence magnétique.
La petite porte s'ouvrit... L'homme vêtu de noir et un laquais placèrent au milieu
du boudoir une table chargée de mets et de vins exquis. Cagliostro frissonna; mais
la marquise, se levant avec vivacité, dit d'une voix impérieuse et émue : « Rempor-
tez tout cela, nous n'avons pas faim. »
Et quand ils furent seuls, elle tira d'une armoire des boîtes de conserves et de
dragées , en disant :
« Tenez , comte, voulez-vous que nous fassions un repas d'amants? »
ALFRED DES ESSARTS.
194
LA SYLPHIDE,
vil
il
I &
PREMIER ARTICLIi.
es portes du Louvre, après un attermoiement de
quinze jours, viennent enfin de s'ouvrir. Ces re-
tards, qui chaque année se renouvellent, rendent,
je crois, un mauvais service aux artistes; car l'on
est d'autant plus exigeant que l'on a plus attendu,
la longue attenle étant difficile à satisfaire.
Bien que l'Exposition de cette année soit privée
des productions de nos peintres les plus remar-
quables, on y remarque pourtant quelques tableaux
dont le mérite doit diminuer les regrets que cette
absence cause ; on doit surtout citer les toiles de
MM. Allaux, Eugène Delacroix, Winterhalter, Henry
Scheffer, Calame, Didey et Hornung. MM. Decamps,
Horace Vernet et Ary Scheffer n'ont rien envoyé
du tout, au grand désappointement des nombreux
admirateurs du talent de ces artistes.
i-"L"\jii^ M. Allaux a reproduit quelques pages de noire
histoire d'une manière vraiment grandiose, et dans laquelle la vérité historique la
plus fidèle s'unit à la correction du dessin et à la poésie des détails. Nous croyons
ses tableaux destinés à un grand succès : les États-Généraux de Paris sous Philippe
de Valois, l'Assemblée des Notables à Rouen sous Henri IV, les États-Généraux de
Paris sous Louis XIII, méritent en effet, à tous égards, l'attention particulière dont
ils sont l'objet. M. Allaux, bien que déjà connu par des productions de mérite, vient de
prouver par ses nouvelles œuvres que son talent pouvait vaincre les plus grandes
difficultés et réaliser de sérieuses destinées.
M. Scheffer se signale, comme toujours, par son admirable entente de la lumière
et par la conscience de son dessin : les portraits de Casimir Delavigne et de ma-
dame "" résument merveilleusement les rares qualités de cet artiste.
L'école genevoise nous a de nouveau envoyé les mêmes représentants que les
années précédentes : MM. Didey, Calame et Hornung sont encore les astres lumi-
neux de celte école, digne rivale de celle de Paris. Le portrait de Mme la duchesse
de Nemours, par Winterhalter, est un chef-d'œuvre de grâce, de dessin et de co-
loris ; ce peintre, n'aurait-il produit que ce seul tableau, mériterait d'être rangé
parmi les sommités artistiques de notre temps.
Pour le moment, nous ne pousserons pas plus loin l'énumération des tableaux ;
nous n'entamerons pas non plus la discussion du mérite de ceux que nous avons
déjà cités, car le premier examen de l'Exposition étant nécessairement un peu con-
fus, il importe d'attendre un certain temps avant d'émettre une opinion, attendu
que les idées sont d'autant plus claires et précises que l'on se sépare davantage de
ses impressions. Ainsi, à notre prochain article seulement, nous examinerons cha-
cune à part les œuvres que nous avons mentionnées.
Pourtant, avant toutes choses, il nous semble convenable de définir ici le sens
LA SYLPHIDE. 195
des termes dont on se sert dans les arts. Comme on ne peut, dans cette question,
apporter la même rigueur d'exactitude que dans l'ordre géométrique, il est indis-
pensable de D'employer que des mots dont la valeur soit bien déterminée; car, en
pareille matière surtout, la perfection de l'analyse dépend de la clarté du langage.
Chaque art a ses moyens particuliers d'expression : la poésie se sert du langage;
la musique, des sons; la peinture, des lignes et des couleurs. Ne devant nous oc-
cuper ici que de peinture, nous n'allons parler que de ce qui lui est relatif.
Il y a chez elle le dessin, la distribution de la lumière, le coloris, la pâle et la
touche, ce sont les qualités matérielles; la conception, l'ordonnance et l'expression,
sont les qualités poétiques.
Le dessin circonscrit les corps et trace les formes; c'est le premier mérite de la
peinture. C'est dans les extrémités, notamment, que le dessin est indispensable,
non-seulement parce qu'elles renferment la vie, le mouvement et l'action, mais
encore parce que la forme de ces parties est la plus difficile à rendre, et qu'elle dé-
termine le beau et le laid; la tète, les mains et les pieds sont donc les premiers
sujets d'étude que doit 8e proposer le peintre.
Le dessin est correct lorsque les proportions sont exactes; il est riche lorsqu'il
rend avec détail toutes les saillies des muscles et tous les accidents d'un corps; il
est grand et beau lorsque les lignes sont nobles et pures, et que la force de l'ex-
pression s'unit à la perfection de l'ensemble. Ainsi, les maitres de l'antiquité, con-
sidérant l'idéal de la beauté comme la partie la plus sublime de l'art, avaient été
jusqu'à subordonner la proportion à cet idéal.
Enfin, le dessin est savant lorsqu'il est parfaitement exact dans les contours, et
que l'on y remarque cette sûreté de science qui fait accuser toutes les parties; car,
ainsi que dans l'étude des langues et de la musique il faut articuler fortement et
les tons et les mots pour parvenir à la pureté de l'harmonie et à la netteté de la
prononciation ; de même, dans le dessin , ce n'est que par des contours fermes, nom-
breux et décidés que l'on parvient à la vérité complète de la forme.
La distribution de la lumière relève immédiatement du dessin, car le dessin ne
détermine que la hauteur et la largeur d'un corps; c'est la lumière seule qui, en
éclairant ou couvrant d'ombre ses diverses parties, lui donne la troisième dimen-
sion, la profondeur.
Après le dessin et la distribution de la lumière, arrive la couleur; elle est vraie
si elle imite bien la nature; harmonieuse, lorsque toutes les nuances, sans se
heurter, sont habilement ramenées à un ton général qui les concilie et les domine;
enfin elle est ferme lorsqu'elle est sentie et posée sans tâtonnements. On dit aussi
qu'âne peinture est bleue, verte ou rouge, si l'une de ces couleurs s'y prononce
trop exclusivement; l'on dit encore qu'un coloris est sobre ou brillant, transparent
ou lourd, suivant l'impression qu'il produit.
La finesse des tons consiste dans leur sage gradation ; leur fermeté, dans la manière
énergique dont ils sont opposés les uns aux autres; leur légèreté, dans la délica-
tesse de la matière coloriée.
On appelle la pâte la couleur étendue sur les toiles d'une grande dimension;
pour les petites toiles, on dit la touche.
Ces diverses qualités, toutes matérielles il est vrai, ont pourtant, pour les artistes
qui connaissent la difficulté du maniement, des beautés spéciales, et il faut leur en
tenir compte pour les en féliciter lorsqu'ils les portent à un certain degré de per^
fection.
Voici quelles sont les qualités plus relevées de la peinture. La conception est le
sujet même et les dispositions prises pour le rendre intelligible. L'ordonnance nait
immédiatement de la conception; elle place les personnages, les rassemble en des
groupes, et rattache les groupes à l'ensemble. L'expression, enfin, est la manifesta-
196 LA SYLPHIDE.
tion de la pensée répandue sur le visage. C'est là ce qu'il y a de plus grand et de
plus difficile en peinture.
En résumé, le dessin trace les corps, la lumière indique leur position dans l'es-
pace, le coloris relève et concilie les contours, la pâte ou la touche est la disposi-
tion de la matière coloriée; la conception consiste dans le choix et la disposition
du sujet; l'ordonnance, dans la combinaison des personnages; l'expression , enfin ,
indique le sens de l'action.
Les définitions qui précèdent nous ont semblé utiles pour rendre parfaitement
intelligibles les articles qui suivront. Les impressions produites par les arts étant
très-délicates et nuancées, il convient, dès le début, de s'entendre sur les mots si
l'on veut arriver à quelque chose de certain.
Nous reprendrons ainsi notre critique. D'ailleurs il nous tarde de donner des
éloges à des artistes qui les méritent à tant d'égards, et dont les noms, depuis
longtemps connus et aimés du public, se rangent comme d'eux-mêmes sous notre
plume. Nous voulons parler de MM. Jacquand, Steuben, Emile de Lansac, Coutel,
Gudin, Biard, Lepaule et Duval Lecamus.
LOl'LS BERCEE.
Nous ne savons rien de plus mesquinement haineux, jaloux et vindicatif, que le journal qui
nous faisait attaquer l'autre jour dans une pauvre feuille quotidienne de sa connaissance, et
qui, cette fois, nous calomnie à plaisir, et selon son habitude, dans ses propres pages. — Il
ne nous est jamais venu à l'idée de blâmer la Mode de l'opinion royaliste qu'elle professe :
nous avons dit, et nous répéterons qu'elle exploite ces croyances saintes avec une audace qui,
bientôt, ne connaîtra plus de bornes; aussi séparons-nous sa cause, où tout n'est que coterie
et marchandises , de la cause honorable de MM. de Genoude et de Lostanges, qui n'ont pas
spéculé, eux, sur la prison, pas plus qu'en pareille circonstance ne spécula naguère notre
oncle, M. Jules de Clinchamps, du Mans. Toutefois, nous comprenons à merveille le motif de
cette inquisition brutale que la Mode cherche à exercer sur nos actes et sur nos paroles ; les
succès de la Sylphide l'empêchent de dormir; elle veut, obéissant à ces étroites et honteuses
passions de la concurrence qui l'ont toujours dirigée, nous discréditer dans le grand monde,
qui de plus en plus se détache d'elle ; elle veut à toute force nous jeter dans le camp opposé
au royalisme; absurdité et mauvaise foi insigne .'Comme si la Sylphide avait jamais donné une
seule preuve d'une tendance semblable! Comme si les lois et son programme ne s'étaient pas
constamment opposés à la moindre manifestation politique de sa part! — En fondant cette
revue, nous n'avons eu qu'un but, celui de lier intimement, et abstraction faite de tout esprit
de parti , le culte de la mode au culte de la littérature , et sans doute il nous est permis de dire
que nous avons réussi. Historiens et conteurs, les lettres et les salons se sont partagé nos
loisirs. Nous avons glané dans le champ fertile de l'élégance et du luxe; jamais la médisance ni
l'injure ne se sont glissées sous notre plume; nous avons signalé le beau et le bien, partout
où nous avons trouvé le bien et le beau, dans les hôtels du faubourg Saint-Germain ou dans
les réunions de la cour actuelle, et c'est peut-être à cette neutralité d'opinion, à cette par-
faite indépendance, que nous devons le succès qui chagrine si fort les écrivains-boutiquiers
dont nous avons encouru l'innocente colère. La Sylphide persévérera donc dans cette ligne où
depuis dix-huit mois elle s'est maintenue avec tant de bonheur. — Quant a la politique, s'il
nous prenait la fantaisie de créer un journal et d'arborer un drapeau, notre profession de foi ne
serait pas longue ; nous dirions : — M. de Villemessant , notre aïeul, est mort dans l'émigra-
tion ; M. Le Boucher de Martigny, notre oncle, a été fusillé à Quiberon!... M. de Vibraie, notre
parent, était chevalier d'honneur de la duchesse d'Angoulême ; et nous, leur fils et leur
neveu , nous n'avons pas dérogé , nous avons recueilli avec amour les palmes de leur martyre,
et nous conservons au plus profond de notre âme l'héritage de leurs chevaleresques sym-
pathies ! . . . — 11 est croyable , après cela , que si nous avions besoin d'un prospectus , ce n'est
point à des royalistes qui vendent des chiffons , que nous irions demander conseil.
DE VILLEMESSANT.
Le Directeur : DE VILLEMESSANT.
LA SYLPHIDE
DIRECTION. 1, CITE DES ITALIEN
LA SYLPIUDE.
197
A Tîadame **"
Se mois de mars a été et sera
toujours capricieux comme
une jolie femme ; joyeux
aujourd'hui , sombre de-
main , le ciel se dégage ou
se couvre de nuages au
moindre zéphyr, et il est
curieux de voir les belles
Parisiennes ôter et mettre
alternativement les four-
rures, les pelisses , et tous
es vêtements portés pen-
,.- f-»^^=^_hj ^ dant la saison d'hiver.
Mais le soleil l'emportera
bientôt , et bientôt nous ne
verrons plus que des échar-
pes et des étoffes légères.
Ces dernières seront, comme toujours, prises en grand nombre chez Delisle par
les femmes vraiment élégantes ; car il est impossible de trouver ailleurs qu'aux
magasins Sainte-Anne de plus frais taffetas de toutes nuances, de toutes dispositions;
des mousselines peintes, unies, brochées ou brodées plus gracieuses, des mousselines
de laine d'un goût plus parfait ; puis des étoffes foulards qui ont le cachet de bonne
compagnie qui distingue cette maison, et un choix considérable d'organdis, depuis
29 sous jusqu'aux prix les plus élevés. Comme il est décidé que l'on portera beau-
coup de châles cachemires ce printemps , la maison Delisle n'a pas voulu sur ce
point être en reste d'élégance; aussi parmi tous les beaux cachemires qu'elle nous
offre, il en est un du prix de 7,000 francs, qui est certainement digne de toutes
les admirations.
Miss Clara Loveday vient de nous donner un concert où il y avait grand nombre
de jolies femmes et de jolies toilettes : j'y ai remarqué une robe en velours vert de
la façon de Mlle de Moismont, dont le corsage était drapé et la pointe formait le V.
Un énorme bouquet ornait le milieu de la poitrine; cette mode de porter un bouquet
sur le corsage est en grande vogue aujourd'hui. Mlle Loveday avait une charmante
17
198 LA SYLPHIDE.
toilette; sa robe blanche était ornée d'une rose sur chaque épaule, et deux grosses
roses relevaient la robe, qui était à double jupe ; sa coiffure, exécutée par Paris, qui
s'entend si bien à la bonne grâce et à l'élégance d'une coiffure de bal, était composée
d'une guirlande de grosses roses brillantécs de gomme, posée en diadème. Mme Gras-
Dorus étaitaussi en blanc, avec des ornements de rubans bleus : l'élégance du costume,
le charme de la femme et la beauté de cette voix si pure étaient en harmonie parfaite.
En somme, le concert était fort beau; d'ailleurs, quand on n'aurait eu que le magnifique
talent de la bénéficiaire à écouter, l'auditoire se serait retiré satisfait. Là, comme
partout, les sous-jupes Oudinot jouaient un grand rôle; elles font partie intégrante
de la fashion; quelle est la femme qui oserait s'habiller sans leur secours? Je vous
parlais dans ma dernière lettre, Madame, des châles sans envers de M. Dumont: vous
ai-je dit aussi qu'il avait fait fabriquer des écharpes du même travail , qui ne peuvent
manquer d'avoir un grand succès ce printemps? Depuis longtemps je n'ai rien vu
de plus joli; au moins, lorsque le vent ou le mouvement de la marche soulèvera
ces écharpes, on n'aura pas le désagrément de voir le revers de la médaille, qui est
toujours une vue assez peu agréable. Voici le moment des émotions pour les cha-
peaux : seront-ils grands, seront-ils petits? seront-ils bas ou hauts de forme? Et la
passe, comment sera-t-elle? Pour résoudre toutes ces questions, il suffit de voir les
charmantes modes préparées par Mme Huguenet Le Jay; vous verrez alors que la
dimension de ses chapeaux en poult de soie est de grandeur moyenne; qu'elle les
orne de fleurs de la saison, et d'un voile qui couvre la pass' et le fond, et dépasse
d'une main le chapeau. Vous aurez grand plaisir à admirer aussi les charmantes ca-
potes du matin que fait Mme Le Jay, dont le bon goût se révèle dans toutes ses œuvres.
Une belle soirée musicale nous appelait hier au faubourg Saint-Germain; à l'aspect
des toilettes on aurait pu se croire encore en plein hiver, tant il y avait de richesse
et de luxe; je n'ai jamais vu plus de diamants. La jolie duchesse de Va avait une
robe en crêpe rose , doublée de taffetas de même nuance , forme redingote, fermée sur
le côté par une ruche de crêpe chicorée , avec des nœuds de rubans de satin rose de
distance en distance. Un charmant bonnet en blonde, orné d'une couronne de pe-
tites roses sans feuilles, complétait celte toilette de bon goût que rehaussaient une
belle épingle en camée au milieu de la poitrine , et des bracelets pareils entre la
manche longue et le gant. Mme de Tre.... avait une robe en velours gris-perle,
ornée de deux montants de guipure en tablier formant zigzags sur le devant du
jupon; un nœud cocarde en satin cerise était placé sur chaque angle des zigzags
formés par la guipure; une mantille en guipure faisant plastron sur le devant de la
poitrine et descendant jusqu'au bas de la poinle du corsage était ornée, devant et sur
les épaules, de nœuds cerise. Sur la tête un petit chapeau Louis XV avec trois plumes
blanches. Pour tous bijoux, un flacon Brinvilliers suspendu sur le côté à une grosse
chaîne d'or, ornement si fort à la mode aujourd'hui. En parlant de choses à la mode,
je ne puis oublier de citer de nouvelles coupes en cristal montées sur bronze,
qui se trouvent en ce moment à Y Escalier de cristal. Lahoche-Boin peut à peine
suffire aux demandes qui lui en sont faites, et je sais que la maison Giroud-de-
Gand est chargée d'en expédier bon nombre en province. Mais que ne demande-
t-on pas à la maison de commission Giroud-de-Gand , cette providence des absents?
Hier je voyais chez elle, et prête à partir pour Vienne, une caisse toute pleine des
mille fantaisies et des mille exigeances destinées aux travaux à l'aiguille que font
aujourd'hui les jolies femmes, et que Tachy a trouvé moyen de compléter d'une
manière si remarquable ; tout était d'un choix exquis. J'attends Longehamps avec
impatience, Madame; alors je pourrai vous dire à bon droit les nuances, les formes
et tous les caprices que la mode jettera sous nos pas.
Baronne Marie de L'
<u 5
I.A SYLPHIDE.
199
>
ti
An une chaude soirée d'octobre , il y a de cela deux ans, la di-
ligence VanGendme portait de Liège à Verviers; nous traver-
sions celte vallée delà Vesdre, aussi pittoresque que celle de la
Meuse. Chaudfontaines, véritable Capoue romantique et om-
breuse, qui fait si souvent oublier Spa, venait de dérouler
comme par enchantement sous nos yeux ses amphithéâtres
verdure et ses hôtelleries blanches, et les roues de notre
voiture broyaient avec unbruit sourd le sable menu du chemin.
Entre les clartés mourantes du jour et les premières teintes de
la nuit, la lune se levait entourée de son doux cortège d'étoiles;
autour de nous les oiseaux chantaient, les arbres s'agitaient dans un vague mur-
mure, et, tout rêveur, je regardais l'eau couler entre les cailloux, quelquefois
emportant dans son cours une pauvre feuille morte, lorsqu'en face, sur la rive
gauche de la Vesdre, je vis se dresser de gracieux profils d'architecture tout
chargés d'arabesques, des ogives en lancettes, des rosaces du plus parfait stvle
maure, qui, se reflélant dans l'eau comme la façade blanche de ce castel, sem-
blaient une apparition de l'âge gothique, ressuscitée ce soir-là dans son linceul
sans tache. Rien ne manquait au castel qu'on achevait alors, ni le pont-levis, ni la
chapelle , ni la galerie féodale. M. le sénateur Biolley avait eu la fantaisie de se faire
construire au dix-neuvième siècle, sous le règne du roi Léopold,une habitation sei-
gneuriale que, certes, n'eussent pas dédaignée ses aïeux , à l'époque de Jeanne et
Venceslas ou de Jacqueline de Bavière. — Et depuis, je médisais : — Pourquoi ces
réhabilitations de l'architecture de Nuremberg et de Cologne ne sont-elles pas plus
nombreuses? Pourquoi bâtissons-nous incessamment des chalets ou des villas,
et n'élevons-nous jamais un pauvre petit manoir? — J'avais emporté ces regrets
de Belgique en France, et je ne comptais guère, je l'avoue, trouver aux portes
de Paris, mais cependant en dehors des absurdes fortifications, qu'on ne devine
que de très-loin, entre Xeuilly qui se perd dans un fond, et la Seine qui coule
sous les peupliers et les ormes, avec la majesté du Tibre , au milieu des maisons
italiennes, françaises, suisses , russes, de Saint-James, village polyglotte qui sans
doute se fera ville comme Versailles, une merveille comparable au castel de la
vallée de la Vesdre. Que vous dirai-je de cette résidence édifiée par un grand
seigneur et un artiste, M. de Beauchesne et M. Charpentier, et que l'aumônier
de Henri II , l'architecte des Tuileries , d'Anet et de Saint-Maur-les-Fossés ,
Philibert Delorme aurait signée de son nom ? C'est en effet le style mélangé de
la Un du quinzième siècle au commencement du seizième; c'est la transition de
200
LA SYLPHIDE.
Charles VIII à François Ier : avec Charles l'ogive subsiste encore; on ne commence rien, mais on
achève le Moyen-Age ; avec François Ier, voici les salamandres, et une école nouvelle qui surgit
Telle est l'architecture du manoir Beauchesne ; la forme ogivale est indécise ; chassée de la
voûte, elle se réfugie dans le placage; le cintre surbaissé, arrondi vers les angles, occupe
souverainement les fenêtres, comme dans le château de Gaillon; tandis qu'au-dessus de lui
l'ogive aristocratique et légère s'élance encore et s'épanouit dans un double bouquet d'acan-
the. La Renaissance règne dans toutes les grandes lignes; à la surface, le Moyen-Age, avant
de nous dire adieu , nous prodigue à pleines mains ses incomparables broderies.
Le manoir Beauchesne, comme tous les manoirs d'autrefois, a déjà sa chronique. Viennent
les moines de Saint-Denis pour l'écrire sur vélin et la parer de leurs enluminures! — Il y a
quelques années, par un beau soleil de mai , deux femmes sonnent à la grille de l'avenue de
Madrid ; l'une d'elles, blanche et mélancolique jeune fille, belle de la double beauté de la figure
et du génie, avait aperçu de loin le donjon Beauchesne, et avec une grâce charmante elle
demande au jardinier, en cet instant seul hôte du manoir, la permission de le visiter. Je ne
peindrai pas le ravissement de la jeune artiste Le réfectoire avec ses caissons du quinzième
siècle et sa lampe de fer, la grand'salle avec sa cheminée gothique, ses verrières de couleur
rapportées de Suisse et d'Allemagne, ses murs où les fleurs de lis et les salamandres s'entre-
mêlent dans des losanges d'or, sont pour elle autant de sujets d'émotions; elle admire encore
la chambre de la châtelaine et son oratoire , qui lui rappellent le vieux château de Sarcus en
Picardie, et elle demeura longtemps rêveuse dans la chambre du conseil, devant son plafond
chargé des médaillons de Charles VIII, Philippe de Commines, Mmes Anne de Beaujeu et
Anne de Bretagne, et ses hautes fenêtres blasonnées d'où l'on découvre Paris, Conrbevoie et
les Hauteurs de Franconville. La noble pèlerine voulut alors connaître le nom de l'architecte.
— C'est M. Th. Charpentier, lui répondit-on. — Peu de jours après, M. Charpentier était
appelé aux Tuileries pour recevoir les compliments de la princesse. Marie , et peu d'années
après, hélas! la princesse Marie remontait aux cieux où elle veille encore, ange de consola-
tion et de regrets, sur les hautes destinées delà France. M. de Beauchesne , en souvenir de cet
événement, a voulu que l'écussonde la princesse Marie se retrouvât dans ses vitraux héraldiques:
Et quels blasons pouvaient mieux figurer à côté des armes de la duchesse de Wurtemberg ,
que ceux du noble vicomte de Chateaubriand , les fleurs de lis sans nombre sur un fond de
gueules avec la devise : Mon sang teinti.es bannières de i. a France; de Victor Hugo,
écarlelé d'azur et de gueules; de Lamartine, de trèfle d'or sur champ de gueules? Voici
mai menant celui de notre ami et collaborateur Roger de Beauvoir :
Mg_ NEC INVjg^
LA SYLPHID1
•201
dont la chevaleresque devise m'a rappelé celle de la famille de Mérode : l'i.rs d'honneur ytt
d'honneurs. Parmi les poètes, n'oublions pas le blason de M. Emile Deschamps,
t5cTNEROSUS ~3jJ
qui'n'esl pas munis glorieux que celui d'un autre frère en poésie, M. Jules Lefèvre
vi w&\:
La littérature , à ce qu'il parait, n'a jamais été aussi féconde en armoiries qu'à présent
le comte Alfred de Vigny; M. île Balzac, descendant de la belle demoiselle d'Entragues;
.MM. Jules de Resseguier, Guiraud, Soumet, ont leurs armes; il n'y a pas jusqu'à ce bon No-
dier que Louis XVIII a honoré d'un écusson, et M. Ancelot, qui a obtenu pareille faveur après
la représentai ion de son Louis IX. Je finirai pn.r le blason d'un homme île cœur, M. le vicomte
de Xtieent :
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Et maintenant, désolez-vous de l'inconstance des choses humaines! Ce gothique manoii
que vous voyez là si bien dessiné par M. Challarnel, d'après un dessin de Dauzatz; ces voûtes
quêtant de nobles voyageurs ont traversées, ylaissant presque tous une trace poétique de leui
passage; ces murs crénelés qu'un chevalier défend, que la vierge protège, et que M de Beau-
chesne a fait bâtir, rêvant, comme Horace célibataire, les cascades de Tivoli, le vin de Fa-
leme et les roses de Pœstum, tout cela est à vendre... M. de Beaucltesne a rencontré un autre
abri dans le mariage, et il y a un an peut-être que le castel de Saint-James auiait trouvé poui
acquéreur un abbé de cour ou un gentilhomme de la chambre, si nous vivions encore an
sein de l'âge d'or des fermiers-généraux. Espérons toutefois que le palais de Zénobie ne de-
viendra pas l'apanage de quelque pâtre obscur enrichi au péage ciu pont des Invalides.
G. Goésot-Lecointf.
"20-2.
LA SYLPHIDE
! I
@Atyj§iiiy[E§ ©mn
!
A M. LE nlKBCTEl'Il 1)1: LA SYLPHIDE.
Seconde édition d'uni' Nouvelle de M. Pitre -Chevalier. — Le Livre d'Amour. — Le Colporteur. —
La Croix de l'Affût. — Un nouveau-né qui jeûne vingt-quatre heures pour eause d'opinion politique.
— Jacques Callot. — Le Livre à la mode : Comédies de la princesse Amélie de Saxe. — Le type du
Limousin — Les Mauvais livres : Mercedes. — Le Roi des Frënelles. — L'Histoire de Malle. — Les
romances de M. Scudo. — Un mol d'antiquaire et de père de famille.
R donc, il y avait une fois, Monsieur, une fille
nommée Blanche , qui était digne d'être reine et
d'avoir beaucoup d'enfants; mais cette perle de
grâce était enfouie dans un village situé au bord
de la mer, sur des rochers affreux. Adorée de son
père et de sa mère, comme vous pouvez le croire ,
Blanche ne comprenait pas pourquoi tout le monde
l'évitait à l'église et à la danse, si bien qu'elle de-
venait de jour en jour triste et rêveuse, et qu'elle
languissait sans amour, comme une fleur sans soleil.
Un soir qu'elle interrogeait son père sans
en obtenir de réponse, voilà que le vent s'élève, que la mer souffle, qu'une tempête terrible
éclate sur la côte; la jeune fille tremble, et l'homme sourit. La première tremble pour les
marins en péril plus que pour elle-même; vous allez voir pourquoi sourit le second.
o Voyons, dit le père à l'enfant, chasse ces idées noires, et buvons ensemble de ce vin gé-
néreux , qui nous fait si bien dormir.»
Blanche accepte , et porte à sa bouche le verre rempli par le villageois; mais au moment de
LA SYLPHIDE. £03
le vider, elle surprend un regard d'intelligence entre son père et sa mère; elle se rappelle
alors -que toutes les fois qu'une tempête s'élève , on ne manque jamais de lui offrir de ce vin
qui fait dormir, et qu'elle dort en effet si profondément, qu'elle n'entend rien des bruits
étranges dont on lui parle le lendemain.
Quels sont ces bruits? que se passe-t-il pendant son sommeil '.' quel intérêt ont son père et sa
mère à se cacher d'elle? C'est ce que Blanche saura cette nuit même, à tout prix !
Elle jette adroitement le vin au lieu de le boire, va se coucher comme de coutume, et,
loin île fermer l'œil, ouvre une oreille attentive :
« Prends bien parcle de la réveiller! dit Marianne à Yvon ; qu'elle ne te voie jamais avec cet
habit rouge, ee voile noir et ces armes! Va cependant, va, ajoute-t-elle d'une voix i.i
c'est pour elle, c'est pour l'enrichir que tu fais cela; calmons notre conscience, détachons les
mulets et la vache, et partons. »
Ils sont partis en effet, mais la jeune lille inquiète les suit de loin. Tous trois arrivent au
bord de la mer bouleversée par l'orago; Yvon et Marianne allument des lanternes qu'ils fixent
à la tête des mulets et à> la vache, et Blanche, qui les suit de l'œil , cachée dans les genêts,
lève les mains au ciel eu disant : —Merci, mon Dieu! mon père et ma mère ont inventé des
n'iaivs libérateu s pour éloigner les vaisseaux de cette cote hérissée d'écueils.
Et la jeune tille allait se jeter dans les bras de ses parents en leur demandant pardon, lorsque
l'épouvantable vérité se découvre a ses yeux.
C'est pour perdre, et non pour sauver les vaisseaux, qu'Yvon et Marianne sont venus sur le
rivage; car, faisant marcher derrière eux les mulets porteurs de lanternes , ils les forcent
d'imiter le tangage des navires en pleine mer, et attirent sur la cote ceux dont ils veulent re-
cueillir et voler la dépouille !
Bientôt un effroyable craquement se mêle aux cris de victoire d'Yvon. — ("n vaisseau vient
de se 1,,-iser contre les rescifs, et Blanche voit son père et sa mère s'élancer sur ses riches dé-
bris. . .; la pauvre fille est près de défaillir d'horreur. Mais un spectacle plus horrible encore
l'attendait. . . Un jeune marin , après avoir gagné le bord à la nage , est tombé sans fo: ce sur
la grève, et Yvon a déjà levé la hache sur sa tète. Blanche retrouve son courage pour em-
pêcberun meurtre, et, courant éperdue vers son père , elle suspend l'arme homicide et ob-
tient grâce pour le pauvre naufragé.
Ce jeune homme est transporté à la maison des villageois, et vous devinez facilement ce qui
arrive. Blanche eu devient épenlument amoureuse, et veut fuir, avec lui, un fiancé qu'on lui
impose. I.e fiancé suit leurs pas, les enferme dans une grotte où la mer remonte, et le
lendemain tous deux sont trouves morts sur le rivage.
Ci ci. Monsieur, est, sauf le détail du ûancé-assassin , tout le sujet d'une nouvelle : Le Feu
de Saint-Gildas , publiée il y a deux ans par M. Pitre-Chevalier, votre collaborateur, et qui
eut à cette époque un assez grand succès dans les journaux. M Emmanuel Gonzalès a jugé
à propos d'en donner une seconde édition dans son Livre d'Amour, et M. Pitre-Chevalier ne
s'en plaindra pas sans doute, car il connaît depuis longtemps le proverbe : on n'emprunte
qu'aux riches.
Du reste, Monsieur, le Livre d'Amour est un recueil de nouvelles très-intéressantes, éditées
fort élégamment , qui feront rêver plus d'une jeune lille à l'ombre des premières feuilles, et
qui prouvent que M. Emmanuel Gonzalès peut vivre honorablement sur son propre fonds. '
J'en dirai autant de M. Elie Berthet, l'un de nos conteurs les plus intarissables, et qui vient
de mettre au jour deux ouvrages intéressants: La Croix de l Affût et le Colporteur. Cette
dernière nouvelle est un épisode dramatique des guerres de la Vendée , composé dans le genre
de VEspion de Cooper. Elle pourrait s'appeler l'Histoire d'un enfant qui vient de naître , et qu>
jeune pendant vingt-quatre heures pour cause de dissensions politiques. Je ne saurais vous
dire tout le pr.rti que M.Elie Berthet a su tirer d'un sujet aussi simple.— Qui puis-je donner
les mêmes éloges au style de l'auteur! Mais, hélas! n'est-ce pas blasphémer que de parler de
style a propos de M. Berthet? Je lui ferai cependant une observation qui ne tirera pas à
conséquence: pourquoi dit-il toujours d'un ton détaché, pour dire d'un ton dégagé? Avant
de voir cette expression revenir plusieurs fois, je l'avais prise pour une faute d'impression, et
il m'a été impossible de comprendre pourquoi l'auteur y tenait aussi obstinément. Je l'engage
a rompre avec ce mot et avec plusieurs autres, quelque peine que cela puisse lui coûter.
Un livre bien écrit , au contraire, c'est le Jacques C allât , de madame Élise Voïart. Chique
page, chaque phrase, chaque ligne de ce roman biographique , respirent cette conscience q„ ,
naît de la passai de l'auteur pour son sujet Madame Voïart a tracé la vie amusante de Callot
•20i . LA SYLPHIDE.
avec le patriotisme d'une Lorraine; elle a fait graver par sa fille le portrait de son héros, et elle
le fait aimer à ses lecteurs de tout l'amour qu'elle lui porte elle-même.
N'oublions pas l'ouvrage à la mode en ce moment : Les Comédies de S. A. R. la Princesse
Amélie de Saxe , dont l'élégante traduction paraît chez Delloye , avec un magnifique portrait
de l'auguste auteur. Je ne me serais jamais douté qu'il y eût tant d'esprit en Saxe, et Witi-
kind serait encore aujourd'hui le rival de Cbarlemagne. Du reste, la princesse Amélie a ob-
tenu auprès du plus célèbre de nos critiques , M. Jules Janin , un succès de douze colonnes
de feuilleton , auxquelles on ne saurait rien ajouter. Ces comédies sont à la fois un ouvrage
de littérature, de morale et d'éducation, que tous les gens de goût joindront à leur bibliothèque,
que toutes les femmes du monde auront dans leur boudoir, et que toutes les mères mettront
entre les mains de leurs fdles.
Je n'engage pas M. Curmer à mettre entre les mains de tous les habitants de Limoges ou de
Tulle le type du Limousin, par M. de Labédollierre, qui vient de paraître dans les Français.
Quelle verve et quelle justesse d'observations ! Que d'esprit et de malice en si peu de pages!
M. Curmer doit tour à tour être béni et maudit dans les quatre-vingt-six départements de la
France : — Béni des Bretons lorsqu'il leur envoie le portrait des Normands, des Normands,
lorsqu'il leur dépeint les Champenois , et ainsi de suite ; — mais maudit des Champenois , des
Normands et des Bretons , lorsqu'il leur montre leur fidèle image au miroir indiscret et pai lant
des Français.
Des bons ouvrages faut-il passer aux mauvais, Monsieur? — Oui, puisque je dois épargner à
autrui les maux que j'ai soufferts. Sachez donc que l'écrivain célèbre dont je rappelais le nom
tout à l'heure , Fénimore Cooper , vient de publier le plus médiocre roman qui soit sorti de sa
plume. Ce roman est intitulé Mercedes ( retenez ce nom comme celui d'un fâcheux ), et je ne
sache rien de plus soporifique et de plus lourd, si ce n'est le Roi des Fre'nelles, de M. Antony
Thouret... Je me trompe, Monsieur, un livre plus moi tel que Mercedes, c'est l'Histoire de
Malle, par M. Miége, dans laquelle j'ai eu le malheur de me fourvoyer. Heureusement j'y ai
rencontré , à moitié du chemin, Louis XIII donnant un magnifique canon au grand-maxlre
La Valette , mort depuis cinquante ans! J'ai fermé le volume là-dessus, et je me suis consolé en
relisant YEsclave des Galères, ce beau roman de M. de Kermainguy, que je vous ai déjà re-
commandé , je crois.
Comment oser vous parler de musique, Monsieur, après les merveilles que vous m'avez fait
entendre à votre concert? Accordez-moi cependant une toute petite place pour des romances
qui sont aussi des merveilles en leur genre. M. Scudo , qui manie la prose comme la musique
( nous en savons quelque chose ) , s'inspire tout simplement des plus belles paroles do Victor
Hugo , de Méry , d'Alfred de Musset ; et comme ses chants s'élèvent naturellement à la hauteur
de leurs poésies, il en résulte les plus adorables mélodies qu'on puisse imaginer. Si vous
avez un cadeau à faire à une femme qui chante , et quelle femme ne chante pas aujourd'hui ?
donnez-lui toutes les romances de M. Scudo, sans en excepter une seule; car en vérité, je ne
sais quelle est la plus belle ou la plus jolie , des Bluets , du Vœu , du Chant Vénitien , du Fil
de la Vierge , de la Sérénade , de l'Ame chrétienne , de la Captive , de l'Aurore et de la Fleur de
l'Ame. Quand on veut choisir entre elles, on en essaie une, puis une autre, puis une troi-
sième, et l'on finit par les choisir toutes, comme l'enfant de l'apologue fait des fruits mûrs.
Avant de terminer, Monsieur, il faut que je vous redise un mot charmant de M. Victor Hugo.
— Le grand poëte assistait à un dîner littéraire où liguiait M. Arago de l'Institut. On par-
lait de cet admirable palais de La Trémouille , que le Conseil municipal a laissé démolir, et
M. Arago, conseiller municipal, demandait où il était situé!... Du reste, ajouta-t-il vive-
ment, pour effacer cette naïveté scientifique, le Conseil fera dessiner et giaver tout ce qu'il y
a de remarquable à l'hôtel La Tiémouille, et de cette façon les altistes et les antiquaires
n'auront rien perdu. — Rien perdu! s'écria M. Victor Hugo avec indignation , c'est-à-dire que
vous nous enlevez notre enfant , Messieurs , mais que pour dédommagement vous nous laissez
son portrait!. . . Tout le monde trouva que ce mot faisait autant d'honneur à l'antiquaire qu'au
père de famille; n'est-ce pas le cas d'être de l'avis de tout le monde?
Marquis de Chatillox .
-i !
LA SYLPHIDE.
205
\"$M
m 18
DEUXIÈME ARTICU!.
MM. ALLAUX ET DUBUFFE.
->. =, ans contredit, des nombreux tableaux reçus cette année,
|^ U Ceux de M- Allaux. attirent le plus particulièrement l'atten-
l^g? l'on- Il faut le dire aussi, il y a dans les compositions de ce
fe f f peintre une illusion de perspective , une vérité de poses et
Vv'fc .', un naturel ^e dessin qui expliquent et justifient bien natu-
rellement cette préférence du public. Dans les sujets traités
par M. Allaux , il y avait pourtant de grandes difficultés à
vaincre ; non pas de ces difficultés que les artistes recher-
chent ordinairement pour lutter avec elles et en avoir raison,
telles, par exemple, que de rendre par les mouvements des
corps l'appareil d'une action animée , ou d'en exprimer le
sens par la physionomie caractérisée des visages; bien au
contraire, car c'est précisément par l'absence d'action, par
l'absence de mouvement, par l'absence enfin de toutes combinaisons et d'épisodes
dramatiques, que se singularisent les compositions de M. Allaux. Les conditions poé-
tiques qui font rechercher et adopter un sujet manquent ici complètement.— Et en effet,
que nous représente le peintre ? Henri IV présidant l'Assemblée des Notables, les Etats^
Généraux de Paris sous Philippe de Valois, les États-Généraux de Paris sous Louis XIII
. On le voit tout d'abord . un pareil sujet est nécessairement grave et froid ; des hommes
mûris par l'âge et l'expérience, occupés de choses sérieuses, écoutant un roi qui parle, et
dominés enfin par la représentation solennelle à laquelle ils prennent part, des hommes pa-
reils , disons-nous, doivent peu prêter à la variété des poses et au contraste des expressions,
attendu que tout les porte vers un but unique , et tend à leur donner une attitude et une'
physionomie uniformes. Il était donc bien difficile de ne point tomber dans la monotonie, soit
par la ressemblance des personnages , soit par la similitude de leurs positions ; et pourtant , ce
sont ces difficultés que M. Allaux a vaincues avec autant de bonheur que de talent. Oui
malgré toute l'ingratitude de son sujet , ses toiles sont remplies d'animation , l'ordonnance en
est merveilleusement combinée, et les nombreuses figures représentées sont frappées d'un tel
cachet de vérité et contrastent si pittoresquement entr'elles , qu'elles n'auraient point été dés-
206 LA SYLPHIDE.
avouées, je le crois , de Wilkies lui-même. En un mot , le talent s'est sauvé où la médiocrité
se serait perdue .
Pourtant, nous devons l'avouer, le coloris laisse quelque chose à désirer; il est beaucoup trop
violet dans les trois tableaux; toutes les teintes sont en effet ramenées à ce ton général d'une
manière qui nous paraît un peu absolue. Sans aucune transition, nous allons quitter le peintre
d'histoire pour nous occuper d'un peintre de portraits; de M. Allaux nous allons passer à
M. Dubuffe. Sans doute la gradation n'est pas bien ménagée, mais il y a pourtant à faire quel-
ques réflexions profitables entre le rapprochement de ces deux noms. L'un appartient à un
artiste sage, consciencieux, qui étudie sérieusement l'art, mais ce nom n'est point populaire ;
l'autre nom, au contraire, est dans toutes les bouches; on le fait suivre des formules d'éloges
les plus délicates, des exclamations même les plus enthousiastes. Examinons pourtant quels
sont les titres de gloire de celui qui le porte.
M. Dubuffe a exposé cette année, avec le portrait de Mme la duchesse de D., cinq autres
portraits de la même importance.
Depuis de longues années déjà M. Dubuffe jouit en effet d'une réputation telle, qu'il est en
quelque sorte dangereux d'en contester la justice auprès de bien des gens; son mérite est posé
et reconnu aussi solidement qu'un axiome. C'est presque un paradoxe que de mettre en dis-
cussion un pareil talent.
Quels sont donc les mérites si éminents de M. Dubuffe? Y a-t-il dans son dessin quelque
chose qui rappelle la sévérité de lignes de l'école romaine? remarque-t-on dans sa peinture
la conscience de l'école flamande, ou la richesse de celle de Venise, ou la vigueur du pinceau
espagnol ? Non, le dessin de ce peintre est ordinaire, quelquefois même inexact, car il sacrifie
(sans doute pour plaire à ses modèles) la vérité des proportions à un certain idéal de sa
convention particulière.
Sa peinture n'est ni riche , ni vraie, ni consciencieuse; elle est sans vigueur; — on pourrait
dire qu'elle esl savonneuse ; elle vise trop à donner aux corps des apparences phosphorescentes;
et en effet, la plupart ries femmes de M. Dubuffe semblent des créatures diaphanes éclairées
au dos par quelques bougies.
Comment donc ce peintre a-t-il acquis une aussi grande réputation? Voici. M. Dubuffe,
en homme d'esprit qu'il est, s'est aperçu, dès son début dans la carrière des arts, que pour
arriver à la gloire sérieuse il fallait beaucoup d'étude et d'inspiration ; qu'il fallait de la puis-
sance, et non de l'adresse ; que, d'un autre côté , pour arriver à la fortune et à l'admiration des
salons , il n'y avait qu'à rechercher quel était le goùl dominant, et flatter ce goût. C'est alors
que ce peintre s'est mis à nous représenter des châles admirablement lissés, des satins aux
reflets les plus éclalants, des dorures du meilleur aloi, des diamants de la plus belle eau;
en un mot, il a spéculé sur la pauvre vanité humaine , et s'il ne s'est pas conduit en artiste,
il a du moins procédé en excellent philosophe.
On se tromperait pourtant si de ce qui précède on induisait que nous dénions tout mérite
à M. Dubuffe ; — loin de là, cet artiste, placé dans une position relative, mérite des éloges, et
a droit, en définitive , à une partie de sa réputation , mais à une partie seulement. — Oui,
nous le disons bien sincèrement, nous n'avons voulu ici que protester contre la supériorité
absolue que lui accordent d'imprudents admirateurs. Nous savons que cette appréciation du ta-
lent de M. Dubuffe soulèvera contre nous bien des esprits et nous vaudra quelques dispositions
peu bienveillantes ; — nous savons encore que le nom de ce peintre est caressé par les lèvres
les plus douces , les plus gracieuses, les plus aristocratiques; — mais le devoir du critique est
inexorable; — il doit être vrai avant toute chose; — aussi, dans cette position, il est forcé
de dire à maintes nobles et belles dames qu'elles se passent fort bien de l'art, et à M. Dubuffe
qu'il s'en soucie fort peu.
Louis Berger
LA SYLPHIDE.
207
Matinees musicales ei dernières soirées. — L'hiver à Bruxelles. — Bals travestis. — Mme Eugénie
Garcia. — M. Crosnier. — M. Maurice Schlcsingcr. — M. Duprez. — Mme de T
ientôt toutes les soirées et tous les bals auront cessé.
Nous voici à la seconde moitié du carême, et ce beau
soleil de mars avance la saison. On fait déjà ses prépa-
ratifs de départ pour la campagne; on y sera cette
fois avant les roses, mais qu'importe? — On attend
l'hiver avec impatience; en revanche, au train dont
.(■nous vivons , on s'en lasse vite. Nous avons cependant
■Jjeu ces jours derniers trois belles matinées musicales,
chez la marquise de Gabriac, la vicomtesse de Virieux
let le ministre de Toscane : la femme de M. le mi-
Inistre possède un véritable talent d'artiste. La soirée
[de la duchesse d'Albuféra, où l'on a fait de la musique,
été une des plus splendides réunions de la saison. —
I Dimanche dernier, l'ambassadeur de Naples, M. le duc
Ide Serra-Capriola, a reçu pour la dernière fois. — Le
même soir, des expériences de magnétisme ont eu
lieu chez la comtesse de Kisseloff ; la réunion était aussi nombreuse que bien choisie.
D'après plusieurs lettres que nous recevons, l'hiver s'est très-bien passé à Bruxelles; les
bais ont été fort brillants à la cour du roi Léopold , et les hôtels diplomatiques ont parfaite-
ment fait les honneurs de la capitale. La baronne Van de Weyer, femme de l'ambassadeur
belge à Londres, jeune et riche Anglaise de la plus grande beauté, a fait sensation à
Bruxelles. Les réceptions du prince d'Aremberg ont été aussi magnifiques que celle du prince
de Ligne. Le baron Falk, ambassadeur de Hollande, et le marquis de Rumigny, notre am-
bassadeur, ont donné des bals qui avaient réuni l'élite de la société, bruxelloise. Toutefois,
une perte de famille a empêché le marquis de Rumigny de continuer ses fêtes, qui, par
leur grâce et leur esprit, rappelaient si bien la France. — Dans le grand monde les soirées
ont été nombreuses : la famille de Mérode, le marquis de Beauffort, le baron de Stassart, le
baron Engler, le vicomte Obert, le comte Vilain XIIII, le comte de Hompesch, le comte
Meeus, le baron d'Hoogvoorst, M. Henri de Brouckère, M. Mathieu, M. Adolphe Hauman,
ont prouvé que l'aristocratie et les nobles manières ne sont pas moins communes à Bruxelles
qu'à Paris. Comte Alfred de R"".
Nous avons eu ici, pour finir dignement le carnaval, un grand nombre de bals travestis
qui ont réuni l'élite de nos sommités littéraires et de nos artistes; le signal de ces fêtes a
208
LA SYLPHIDE.
été donné par Mme Eugénie Garcia; puis est venu M. Crosnier, ensuite M. Maurice Schlesinger;
le jeudi de la Mi-Carême, c'était le jour de Duprez, et le lendemain vendredi, Mme de T
a donné son bal travesti, qui a peut-être été le plus gai de tous. La littérature, la peinture, le
chant, la musique, le vaudeville étaient là pêle-mêle; il y avait Biard en sauvage de la Nou-
velle-Zélande, Duval-Lecamus en Robinson Grusoë, Lepoitevin, Amédée de Taverne en
sylphide, et quelle sylphide! Alphonse Karr en pêcheur d'Étretat, Mlle Drouart, Arnal,
Mlle de Dietz, Jacques Herz, Théodore Hauman, Mme B dont l'esprit n'est compa-
rable qu'à la grâce , Mme de S"" , Mlle de Narbonne-Pelet, et beaucoup d'autres que j'ou-
blie. Les soirées de Mme de T ' sont charmantes.
Mais elles sont du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin .
et c'est vendredi prochain , pour la dernière fois de la saison , que Mme de T ouvrira ses
salons de la rue du Mont-Blanc
Les débuts de M Bouché se poursuivent à l'Opéra avec un retentissement peu formida-
ble; on commence à voir qu'on avait trop compté sur lui. — Mlle Adèle Dumilâtre a obtenu
le plus grand succès l'autre soir dans la Sylphide; on dit, il est vrai, qu'elle a passé un an
à étudier ce rôle; tant mieux, d'aussi constants efforts méritent une pareille récompense. —
Pour consoler Mme Carlotta Grisi, on lui a promis un rôle dans le premier ballet nouveau , et
comme l'administration a tenu sa promesse avec Mlle Adèle Dumilâtre , il n'est pas douteux
qu'elle ne la tienne de même avec Mme Perrot — M. Berlioz écrit en ce moment les récitatifs
du Freyschutz, qu'il va mettre à la scène dans toute sa grandeur et son intégrité premières.
On répèle un opéra en deux actes de M. Ambroise Thomas, dont Mme Dorus chantera le
principal rôle; c'est aussi à cette habile cantatrice que l'on a conlié le rôle de donna Anna de
Don Juan Mme Dorus est occupée à l'apprendre, c'est assez dire que le chef-d'œuvre de
Mozart ne viendra pas aussitôt qu'on l'espérait —Il court un bruit dont nous ne garantissons
aucunement l'authenticité : on parle tout bas d'un mariage entre Mlle Rachel et un ancien
et célèbre directeur de l' Académie-Royale. Mlle Rachel quitte toujours le Théâtre-Français,
mais elle ne va plus en Angleterre ou en Belgique; c'est à Saint-Pétersbourg, assure-t-on,
qu'elle a le projet de se rendre. — Il ne serait pas impossible que les dernières représentations
de Mlle Mars fussent prolongées au delà du mois de mars. — Les Italiens nous quittent an
1" avril, après une saison trèF-fructueuse. — M. Trubert, qui nous a habitué à tous les genres
de mauvais procédés, est dans ce moment en contestation avec deux artisles, Taigny et sa
femme, qui ont trop de talents et de qualités, il est vrai, pour vivre en bonne intelligence avec
un tel directeur. — Malgré quelques longueurs, le Perruquier du l'Empereur obtient un beau
succès à la Porte-Saint-Martin.
CONCERTS.
La musique nous accable; il y a maintenant deux et trois concerts par jour; aussi n'avons-
nous pas la prétention de rendre compte de toutes les réunions plus ou moins artistiques.
Nous choisissons Dans ses deux concerts à la Renaissance, Vieuxtemps a obtenu tous les
suffrages. — M. Albert Sowinski est un pianiste de talent, qui a su se faire applaudir après
Mme Gras-Dorus, ce qui est assez difficile. — La matinée de la France musicale a été très-
belle; les premiers artistes de l'Odéon en avaient fait une solennité artistique. — Nous avons
entendu chez Ple.yel un petit pianiste de dix ans, Antoine Rubinstein, de Moscou, tour lequel
les fantaisies de Thalberg, et le galop chromatique de Litsz, ne sont que jeux d'enfant. Ce
petit prodige musical fait le plus grand honneur à son maître, M. Villoing. Dans ce même
concert, Hauman, dont le violon soupire avec tant de mélancolie, a fait fureur, et Mlle Marie
Willès a chanté des mélodies de M. Berlioz avec un sentiment parfait.
Le Uirrrlrur : DE Yll.l.EMESSANT.
LA SYLPHIDE
DIRECTION ,1 ,CITE DES ITALIENS
LA SÏLPHILII.
209
■) -■
A Madame ss*
ncore quelques jours, Madame, et je vous dirai les
merveilles de Longchamps; car ces merveilles, qui ne
^ ressemblent en rien aux pieux cantiques qui, autre-
fois, attiraient à cette promenade, n'en ont pas moins
de fidèles adeptes. La mode , qui a des avant-coureurs,
comme toutes choses en ce monde , nous a déjà un peu
initiés à ses nouveaux caprices; par exemple, nous sa-
vons que l'on portera beaucoup de paille de riz, ornée
d'une large barbe en angleterre, que rattachera une guirlande ou un bouquet de
fleurs; des capotes en crêpe ornées de ruches chicorée ou de légères grappes de
fleurs; des chapeaux de paille à jour, doublés de soie de couleur, avec nœuds
Ho rubans assortis à la doublure du chapeau. Les chapeaux de paille d'Italie cousue
seront aussi fort bien portés; on les ornera de velours ou de rubans de nuances
foncées; sur les pailles d'Italie ordinaires, les tètes de plumes seront toujours l'or-
nement le plus distingué. Les ruches dans l'intérieur des chapeaux sont remplacées
par les biais de crêpe crêpé ou de crêpe lisse. On place aussi sous la passe une
petite écharpe de blonde , que l'on garnit d'un effilé de la nuance des ornements
du chapeau, et qui retombe d'une façon très-gracieuse de chaque côté des joues.
A propos de modes , comment ne pas vous nommer la célébrité du jour, Mme Ba-
renne , qui vient de transférer ses magasins place Vendôme? Jamais maison ne fut
montée sur un pied aussi grandiose, et l'on peut dire que c'est le premier établis-
sement de Paris dans son genre. Mme Barenne est celle qui, aujourd'hui, donne
l'élan à la mode, celle à laquelle il est permis de créer , d'innover , sans encourir
de blâme. Je pourrais, à l'appui de mon assertion, vous citer certain chapeau de
forme tout excentrique, et qui certes va faire émeute; mais j'ai encore quelques
jours de discrétion à garder, et, pour ne pas donner raison au proverbe, il faut se
taire sur ce chapeau délicieux , inventé par Mme Barenne. Vous ne doutez pas de sa
bonne grâce, car Mme Barenne a non-seulement le talent de composer des formes
nouvelles , mais encore elle sait coiffer chacun selon son visage , et ses chapeaux
18
210 . LA SYLPHIDE.
ont, en sus, le mérite de ne jamais gêner, et d'emboîter la tète; chose rare , et que
les femmes savent si bien apprécier. Pour vous donner une idée exacte du luxe
de Mme Barenne, il suffira, Madame, d'ajouter que des voitures attachées à l'éta-
blissement conduisent les demoiselles , qui vont elles-mêmes essayer aux femmes
leurs chapeaux ; de manière que, sans sortir de chez soi, on peut commander la
coiffure qui vous convient, et être sûre de ne pas se trouver coiffée au hasard. Cette
précaution parait encore bien plus luxueuse lorsque l'on sait que ce magnifique éta-
blissement est disposé de manière à ce que les équipages arrivent jusqu'à l'escalier,
et que les femmes ne sont pas même vues dans la rue. Vous voyez, Madame, jusqu'où
l'industrie élégante peut aller ; mais aussi la maison Barenne doit être citée comme
une exception, et ce n'est pas pour rien que l'on voit placée à sa tête l'élite des
négociants de la capitale. Pour finir mon chapitre des modes, je vous dirai que l'on
parle avec mystère de nouveaux tissus de soie brevetés pour faire des chapeaux, et
qu'emploient beaucoup Barenne et Maurice-Beauvais ; mais l'inventeur n'étant pas
encore connu, il faut se contenter de dire : Qui vivra verra !
Ce qui est bon à voir aussi , ce sont les charmantes modes de printemps de
Mme Huguenet Le Jay, et celles de Mme Séguin. J'ai remarqué l'autre soir à
l'Opéra , sortant des magasins de cette dernière , un turban résille , qui m'a paru
du plus joli choix qu'on puisse voir ; ce turban ne le cédait en rien en élégance
à toutes les jolies productions dont Mme Séguin vous a enrichie cet hiver. Que
dirai-je aussi des coiffures et chapeaux si pleins de distinction de Mme Huguenet
Le Jay? Les faveurs dont le monde de la haute élégance entoure cette modiste ha-
bile sont une digne récompense de ses efforts, et Mme Huguenet Le Jay sera cer-
tainement une des prêtresses les plus honorées de Longchamps.
Palmire, qui a dans ce moment le plus joli choix d'organdis et d'étoffes de
foulards qu'on puisse imaginer, est toujours, pour la confection des robes, ce
qu'est Barenne pour la coiffure ; c'est d'elle qu'émanent les arrêts destinés à régir
nos corsages, nos manches, nos jupes; nulle ne se décide avant d'avoir consulté
le goût et les modèles de Palmire. Sachez donc, Madame, pour votre gouverne,
que cette célèbre faiseuse a complètement prohibé les volants, et qu'elle ne fait
de manches plates qu'aux robes d'étoffes épaisses; avec les robes légères on
portera les gigots , les manches religieuses. Pour orner les robes, la passementerie
ne fut jamais plus en vogue; on pose une double garniture de brandebourgs des
deux côtés du jupon et du corsage des redingotes de soie et de crêpe doublé. On
voit aussi beaucoup de redingotes fermées avec des nœuds de passementerie ; ces
nœuds sont composés de quatre petites coques qui forment rosette, et d'où s'é-
chappent deux glands à franges.
Les jupons se portent de plus en plus longs, et les corsages ne sont plus for-
cément à pointe, comme cet hiver; on les fait toujours descendants à partir du des-
sous du bras, mais plutôt en s' arrondissant que faisant la pointe; les robes de soie
garnies de dentelles noires, de franges ou de chicorée, ont toutes le mantelet pareil.
On fait de délicieuses robes en mousseline, dont les manches et le corsage sont
bouillonnes; ces corsages formeront de charmants canezous pour porter cet été
avec les robes de soie, ce qui sera fort à la mode. On portera des écharpes très-va-
poreuses en gaze, brodées, brochées, et à reflets; d'autres en organdi, brodées au cro-
chet et doublées de gaze de toutes nuances; d'autres en mousseline, brodées, ainsi
que des châles garnis de point d'Alençon ; puis des écharpes et des châles en ca-
chemire blanc. Delisle nous offre en ce moment une magnifique collection de ces
derniers, ainsi qu'un choix immense d'étoffes de printemps en soieries, mousse-
line laine, mousseline peinte, brodée ou brochée. Delisle a des taffetas délicieux
pour redingotes du matin et de promenade, à petits dessins; des carreaux, des
lignes, d'une délicatesse toute de bon goût; des moires d'été, des popelines unies
LA SYl.i'llIUt.
-211
et brochées, des armures de toutes sortes, et entre autres Varmurc prairie, brochée
de petites ileurs sur un fond de nuance pale; V oriental», sorte de levantine à re-
flets changeants; le taffetas d'Italie, te poult de suie fleurdelisé, le jaspé de Smyrne ,
et d'autres nouveautés toutes plus séduisantes les unes que les autres. La lingerie
prend chaque jour un nouvel accroissement: c'est que robes, bonnets, fichus,
châles, nianlelels, tout se brode aujourd'hui; le matin, les femmes portent des
bonnets en dentelle ornés de rubans; la nuit, elles les portent en batiste brodée
garnis de valenciennes. Les pèlerines, les cols, les fichus, se font en tulle en mous-
seline de l'Inde, en batiste de Chine, brodés de charmants dessins. Des'm«»/f«wr
de lus en batiste brodée, garnis de dentelles, sont de la plus haute élégance. La
lingerie fournit aussi de riches robes de mariage, soit en mousseline brodée ornée
de dentelles, soit tout en dentelle avec l'écharpe pareille, qui sert d'abord de coif-
fure. On fait de charmants mouchoirs en linon batiste, brodés en laine cachemire
de couleur. Comme je vous l'ai déjà dit, les entre-deux de dentelles et de tulle
brode sont fort à la mode; on en met jusqu'à huit et dix rangs qui montent au-
dessus du genou. Il y a dans ce moment de jolis bonnets à la laitière, dont le fond
est tout petit et le devant formé de barbes qui se relèvent au niveau du milieu de la
joue par des coques de rubans; ce bonnet, qui se place très en arrière, ne convient
qu'aux fort jeunes et fort jolies femmes. A propos de lingerie, je ne dois pas ou-
blier un objet de toiletle qui en fait aujourd'hui une partie essentielle : ce sont les
pantalons brodés et garnis de dentelles que portent toutes les femmes, et les ta-
bliers de mousseline, encadrés d'une broderie en guirlande et bordés de' fines den-
telles; est-il rien de plus joli sur une robe de soie! Voyez que de choses et com-
bien vous allez louer mon activité, Madame, en songeant à combien de spécialités
il a fallu m'adresser pour réunir tous ces détails Je ne veux point me parer
des plumes du paon et me donner un mérite que je n'ai pas; tout ce gros bouquet
pris au parterre de la fashion , je le dois à la maison de commission Giroud-de-
Gand, où j'ai été planter ma tente pendant deux heures; c'est laque j'ai recueilli
cette ample moisson, car là est le rendez-vous de nos meilleures faiseuses et de nos
magasins le plus en renom ; et n'y ai-je pas trouvé aussi Paris, notre habile coiffeur,
qui apportait le devis d'une coiffure qu'on voulait exécuter en province! car la mai-
son Giroud-de-Gand ne recule devant aucune difficulté pour complaire à sa nom-
breuse clientèle. La meilleure preuve que je puisse encore vous donner , c'est qu'elle
vient de faire une commande considérable de parures et de bijoux faux au Saphir
Grâce à ce magasin en renom, et dont je vous parlerai plus en détail un autre
jour, les bijoux faux sont devenus une spécialité très-importante.
Laissez-moi vous dire quelques mots, Madame, d'un livre qui fait grand bruit
dans les salons et qui a le droit d'en faire. Ida, de M. le vicomte d'Arlincourt, est
une œuvre appelée à de beaux succès. Les femmes, qui aiment tant l'étrange, trou-
veront là un vif aliment à leur curiosité, et elles auront en plus le charme de lire
un style élégant et de bonne maison, comme on n'en lit guère de notre temps. Ainsi
qu'il en est toujours arrivé à chaque apparition d'un nouveau livre du noble auteur,
la mode s'est emparée de son titre, et déjà les Delisle, les Thiébaud-Guichard, ont
des étoffes et des écharpes Ida. Personne n'a oublié la vogue de la nuance Solitaire.
Pour finir, je vous recommanderai aussi comme un délicieux morceau de salon
le Trappiste, mélodie nouvelle de M. Joseph Vimeux , dont M. Eugène de Lonlay à
composé les paroles.
Baronne Marie de l'E
212
LA SYLPHIDE,
ii-L.
DERNIÈRE SŒUR GRISE .
PIIEMIKIIE PARTIE.
es petites localités champêtres semées autour de
Paris ont joui, de tout temps, du privilège plus
ou moins réel d'offrir des résidences économiques
aux familles peu aisées. Quelques années avant la
révolution, beaucoup de gentilshommes qui avaient
perdu leur fortune, ou qui n'en avaient jamais eu,
se retiraient à Saint-Mandé, joli village bâti à la
lisière du bois de Vincennes, et se prolongeant du
côté deCharenton. Si Saint-Mandé ne présentait
pas alors, comme aujourd'hui , ces jolis groupes
d'habitations moitié urbaines, moitié rurales,
s' ouvrant d'un côté sur la rue, et sur des rues avec
pavé, réverbères et numéros, de l'autre sur le
bois de Vincennes ; s'il ne possédait pas encore une avenue d'une beauté , d'une ré-
gularité, d'une élégance tout à fait américaines, digne de rivaliser avec quelque
quartier de New- York et de Philadelphie ; longues rangées de maisons élevées der-
rière une longue rangée d'arbres, arbres odoriférants, tilleuls qui embaument le
" Il n'est permis à aucun publicateur de reproduire cette nouvelle. Étranger à toutes les
conventions particulières que le directeur de la Sylphide a pu passer avec les journaux de
Paris et des départements, l'auteur, sans avoir égard à ces conventions, poursuivra devant les
tribunaux les reproducteurs, bien et préalablement avertis.
LA SYLPHIDE. 215
ciel, la terre et l'air vers la fin du printemps, maisons qui ressemblent à de petits
palais; si Saint-Mandé n'était pas si joli, il était beaucoup plus sauvage. Le bois de
Vincennesle retenait et l'enveloppait en plus d'un endroit; avant d'y arriver, on avait
à traverser des portions assez considérables de terrain planté de chênes et d'ormes.
L'hiver, il n'était pas prudent de se laisser attarder loin de sa maison, si l'on ne vou-
lait donner aucune inquiétude à ses enfants et à ses serviteurs. Quoique Vincennes
élevât toujours au milieu de la brume ses tourelles pleines de poudre, son donjon
rempli de fusils, on parlait souvent d'assassinats commis aux environs. La peur
en grossissait le nombre. On n'était pas fâché, au fond, d'avoir cette peur qui rend
si doux , si étroit , si complet le bonheur de se réunir l'hiver autour de la cheminée ,
quand on est sur que la porte de la maison est fermée , que la grille l'est aussi , et
que les croisées basses sont barricadées comme pour soutenir un siège.
Au nombre des familles peu riches retirées à Saint-Mandé vers 1788, deux occu-
paient le même enclos, tout à fait à l'extrémité du bourg tel qu'il est bâti main-
tenant; c'est-à-dire que la propriété commune aux deux familles se trouvait alors en
plein bois, et que les lièvres du roi venaient, en compagnie des chevreuils, brouter
le potager, malgré les haies et les fossés.
Quoique les Cramayenne et les Rétal vécussent pour ainsi dire sous la même clef,
ils n'en occupaient pas moins deux terrains différents, deux maisons distinctes, et
les deux chefs de famille savaient, à un arbre près, ce qui appartenait à l'un et ce
qui était le bien de l'autre. A l'époque des moissons ou à celle des vendanges ,
les enfants du comte de Cramayenne et ceux du marquis de Rétal pouvaient se con-
fondre dans les sillons; toutefois l'épi et la grappe allaient sans erreur à leur des-
tination distincte. Réduits à vivre de leurs revenus, les deux établissements avaient
besoin pourtant de s'associer quelquefois ; mais alors c'était dans un esprit d'ordre
et d'économie. Ainsi, pour garder la double propriété, ils n'avaient qu'un chien,
un incommensurable lévrier, qui, à la vérité, pouvait compter pour deux; ils n'avaient
qu'un four, car dans beaucoup de familles le pain se faisait à la maison, à cette
époque où le prix du blé subissait dans les campagnes des variations si monstrueuses,
que les gens sans précaution étaient toujours à la veille d'une famine; la même
carriole de sapin orange servait à conduire à la ville , à tour de rôle , les jours de
gala , tantôt les Rétal et tantôt les Cramayenne , et ce jour-là on enlevait aux pan-
neaux les armes de ceux-ci pour placer les armes de ceux-là. Soumis à une desti-
nation complexe ainsi que le lévrier, le four et la carriole, un même domestique
endossait alternativement la livrée verte des Cramayenne et la livrée bleue des
Rétal, touchant pour cette double représentation deux gages, dont l'importance
ne se mesurait pas à l'activité de son personnage. D'autres choses plus triviales, s'il
en est aux yeux des gens économes, tombaient dans cette communauté qui n'était
pas , on se tromperait si on le croyait , abandonnée à l'arbitraire de la générosité
personnelle. Tel jour on salait les viandes destinées aux provisions d'hiver, et chacun
apportait en nombre égal ses quartiers de bœuf et ses planches de lard; à la fin de
l'automne on faisait des confitures dans un même bassin de cuivre et au même feu,
et les trois grandes lessives de l'année se pratiquaient aux frais des deux maisons.
De là résultait pour elles une réduction notable dans les dépenses, qu'elles au-
raient pu rendre encore beaucoup plus légères , si elles n'avaient pas été arrêtées
par des préjugés dont la ténuité nous échappe. Qui sait ce que les Cramayenne re-
prochaient à la noblesse des Rétal? qui peut direjusqu'à quel point les Rétal estimaient
la haute et vieille origine que les Cramayenne donnaient à leur race? On ne sait pas ,
de nos jours, la valeur de toutes ces sourdes antipathies fondées sur des causes qui
n'existent plus, si ce n'est pour quelques milliers de personnes perdues au milieu
d'une nation peu soucieuse de généalogie , de blason et de titres.
Un caractère particulier de la petite noblesse française , était la fécondité ; res-
BCPFLKMEtrr,
214 LA SYLPHIDE.
semblant à la bourgeoisie par le côté des vertus privées, elle s'entourait comme
elle de beaucoup d'enfants. C'était sa joie, mais c'était aussi sa charge. Comment
envisager, sans passer la main dans ses cheveux, tant de garçons et tant de tilles
qu'il faut élever , instruire , doter , marier? Marier ! mot grave , auquel l'état ne sa-
vait répondre, pour venir en aide aux sujets, que par les couvents et les monastères.
Affreuse imprévoyance, celle de laisser croître démesurément une population, pour
n'avoir plus d'autre moyen de l'arrêter que de l'emprisonner, l'étouffer ; que de
tuer une fille et un garçon par famille!
Ni la famille des Cramayenne ni celle des Rétal n'avaient échappé à cette espèce de
loi commune. Impossible de dire au juste ce qu'elles comptaient d'enfants; quand,
l'été, les deux familles étaient réunies sous les arbres, au milieu de la campagne, on
en voyait poindre de tous les côtés, et de tous les âges de la jeunesse, et de toutes les
nuances. Ceux-ci jouaient dans les blés avec Fly *, le lévrier gigantesque ; plus loin,
d'autres grimpaient le long d'un pommier , avec leurs grosses têtes blondes dont
les cheveux se prenaient aux basses branches ; d'autres se donnaient le plaisir de
se traîner dans un vieux pannier , pour faire croire à leur mère que ce n'était pas
avec le fond de leurs pantalons qu'ils ratissaient la terre; ces cris dans le fond d'un
buisson , c'étaient encore des enfants qui prétendaient avoir trouvé un nid d'oiseaux,
là où, en vérité, des araignées n'auraient pas voulu s'inslaller, tant les petits démons
y venaient souvent s'ébattre. Dieu seul pouvait distinguer dans ce pêle-mêle de
chapeaux de paille froissés, de petites chemises blanches en lambeaux, de cein-
tures déchirées , de joues brunies, d'yeux pétillants de santé , ce qui était petite fille
et ce qui était petit garçon.
Parmi ces enfants , deux venaient de perdre ce nom. L'un était le fils du comte de
Cramayenne, l'autre la fille du marquis de Rétal. Francis était venu passer son
temps de vacances à Saint-Mandé , auprès de ses parents , et se reposer de ses tra-
vaux classiques , plus rudes que les autres années, car il avait eu à subir ses derniers
examens de théologie au collège d'Harcourt. La pâleur de ses veilles faisait déjà place
à une vigoureuse teinte de santé au milieu de la belle nature d'automne. Plus de
livres, plus de leçons, plus de fatigues pendant deux grands mois. Les seuls vers
qu'il aimait à se rappeler étaient ceux de Racine , et ce n'était pas sans un frisson
heureux qu'il les redisait en courant dans les allées de Vincennes, ou mentalement,
quand il était assis à côté de Constance de Rétal , près du perron , sous les touffes
de chèvrefeuille et de lierre qui tombaient en cascade , espèce de Niagara de verdure,
du vieux mur de la maison. Le jeune Cramayenne touchait à cette heure de transfor-
mation qui s'opère à dix-huit ans, pour l'âme comme pour le corps. Ses cheveux
bruns, que l'usage barbare de la poudre n'avait pas encore salis et qu'il ne devait
pas souiller, car il allait se faire d'étranges modes dans quelque temps, s'écartaient
avec douceur sur son front humble par l'étude sévère et la réflexion , mais hardi et
fort de structure , annonçant l'homme tel qu'il serait un jour. Cette saillie prononcée
poussait un peu ses yeux dans le fond de la tête, et donnait à son regard la défiance
qui n'était pas dans son caractère ; ses lèvres légèrement ouvertes exprimaient la
franchise empreinte d'ailleurs sur tout son visage, qui sortait , pour ainsi dire , de sa
coque verte, de sa première enveloppe. Tous ses traits participaient à ce travail
d'éclosion qui se manifeste à cet âge de la vie par un renflement sensible à l'arête
des os, au contour des muscles, et sous le tissu même de la peau. Si l'on ne pou-
vait guère assurer que Francis de Cramayenne serait un jour un bel homme dans
l'acception du mot , il était facile pourtant de découvrir en lui les éléments d'une
nature solide, à l'évasement de la taille , à l'arc des épaules, et à certain équilibre,
' Aucun de nos lecteurs n'ignore sans doute que le mot Fly signifie mouche en anglais, et
se prononce Fiai.
LA SYLPHIDE. 215
sans lequel il n'y a ni grâce ni force dans le corps. On jugeait encore que son déve-
loppement n'était pas atteint, aux nœuds qu'offraient ses doigts à l'endroit des arti-
culations, et à la grosseur de ses genoux, dernière particularité qui ne pouvait guère
échappera l'attention dans un siècle où l'on ne portait pas encore ces utiles four-
reaux qu'on appelle pantalons.
Un soir, entre autres, Francis et Constance rentraient à la maison après une
chaude journée passée en partie dans le bois de Vicennes, qui n'était pas fré-
quenté comme aujourd'hui par tant d'artilleurs et de bonnes d'enfants , deux fléaux
qui se suivent et ne paraissent jamais l'un sans l'autre ; un soir donc qu'ils rentraient
avec leurs pères, leurs mères, leurs frères, leurs sœurs, toute la couvée , ils se lais-
saient devancer, peut-être sans le vouloir, peut-être sans en être fâchés ni l'un ni
l'autre. Ils restaient toujours un peu plus en arrière, ne perdant point de vue, ce-
pendant, leurs deux familles , ayant constamment la bonne volonté de les joindre,
mais ne le faisant pas trop vite, à cause de la facilité de les rallier à loisir, puisqu'ils
distinguaient sans peine, quoique la distance s'agrandit devant eux, et le son des
voix et la couleur des habits entre le feuillage , quand il s'écartait.
De quoi causaient-ils, de quoi riaient-ils tant tous les deux? Tout simplement de la
contrariété que leur causait la piqûre des cousins , moucherons incommodes, qui en
automne circulent par torrents dans le bois de Yincennes jusqu'à ce que le soleil ait
cessé d'être sur l'horizon. On se croirait en Afrique , et le cousin s'y croit aussi , car il
bourdonne, pique, s'acharne, dévore comme en Afrique. Constance montrait à
Francis ses joues marbrées de rougeur, Francis montrait à Constance ses mains ;
ils se plaignaient ironiquement , se frottaient avec des herbes qui avaient la vertu
de n'en avoir aucune, et tous ces riens charmants allongeaient le chemin, qu'ils
reprenaient en agitant à droite et à gauche leurs mouchoirs , afin d'écarter le contact
de insectes importuns.
Pour que Constance eût moins à souffrir, Francis lui proposa de lui envelopper
la tête dans un mouchoir jusqu'à la sortie du bois. Elle y consentit en riant, et avec
le foulard de soie qu'elle tenait elle voila sa tête et son visage. Deux nœuds flottants
l'arrêtèrent à son cou. Elle tendit ensuite la main à Francis pour qu'il la conduisit.
Une de ces routes en équerre, qui égarent si souvent le promeneur inexpérimenté,
se présenta à Francis, et il la prit, quoiqu'il n'ignorât pas qu'elle fût la plus dé-
tournée et par conséquent la plus longue.
Il avait passé le bras de Constance sous le sien.
Si Constance eût réfléchi un seul instant, elle se serait aperçue de l'erreur, car au
lieu d'avoir le soleil à sa droite, elle lui tournait le dos maintenant. Peut-être attribua-
t-elle l'obscurité dont elle dut être frappée au voile étendu sur ses yeux. Cependant
le temps lui paraissant long, et calculant qu'elle était fort près de Saint-Mandé
lorsque Francis s'était chargé de la conduire, elle s'arrêta, dénoua promptement le
mouchoir, et regarda autour d'elle avec anxiété. «Où sommes-nous! s'écria-t-elle;vous
vous êtes trompé de chemin. » Francis, adossé contre un arbre, ne répondait pas; il
n'osait parler de peur de mentir, il n'osait regarder Constance de peur de laisser
voir son trouble.
«Venez, lui dit-elle, c'est par ici, le chemin.
— Je le sais bien, répliqua Francis en la suivant; mais, Constance, j'avais quelque
chose à vous dire. »
Comme ils n'étaient pas fort loin de la sortie du bois, malgré l'écart qu'ils avaient
fait, ils arrivèrent presqu'en même temps que leurs familles à l'habitation de Saint-
Mandé.
La nuit qui suivit fut d'une sérénité ravissante. Constance en passa une grande
partie à la croisée pour découvrir, à la lumière si douce et si égale de la lune , l'en-
droit de la forêt où elle et Francis s'étaient égarés dans la journée. Les heures s'é-
216 LA SYLPHIDE.
coulaient, et elle ne se lassait pas d'attacher son regard sur un bouquet d'arbres d'un
vert mélancolique. C'est sous ces arbres qu'elle avait entendu ces mots : « Constance,
j'avais quelque chose à vous dire. »
Constance avait, à ce doux moment de sa vie, seize ans, âge un peu trop déprécié
depuis que les femmes ont indéfiniment reculé les limites des tendres erreurs. On
aurait bien dû, cependant, ne pas leur sacrifier entièrement ce qu'on appelait, avant
cette révolution dont tout n'est pas à blâmer, l'âge des amours, le printemps de la
vie, expressions surannées sans doute, mais s' appliquant à une chose qui ne vieillira
jamais, la jeunesse. Qu'y a-t-il de plus vieux que les roses, le lis, l'innocence, le
premier amour, le premier baiser? Indulgence donc pour tout cela! usons de géné-
rosité envers ces vieilleries auxquelles nous avons cru, et auxquelles on croira encore
longtemps après nous. C'est un tort de n'avoir pas tout de suite trente ans, mais
quel grade bien mérité ne s'acquiert pas avec les années? Les grands maréchaux
du sexe ont commencé par être conscrits.
Constance avait seize ans ; on aurait , à coup sûr, trouvé mieux pour représenter
l'époque fleurie à laquelle elle touchait, car elle n'était ni frêle, ni blonde, ni déli-
cate. Sa taille, cependant, était flexible, son cou dégagé portait une tète du plus
beau type créole. Sur ses lèvres épaisses, et renversées comme les bords roses et
veloutés d'un champignon des bois, se peignait l'éclair bleuâtre d'un duvet gracieuse-
ment viril : ni aquilin ni relevé, son nez un peu fort avait de l'épatement des races
du Nord. Là où elle était belle et digne d'exercer la plume de l'écrivain, c'était à la
partie supérieure du visage; quand son regard doux lançait une étincelle lumineuse,
il en restait longtemps le souvenir dans la mémoire. Le blanc de ses yeux était doré
par on ne sait quel mélange du sang qui se remarque chez quelques femmes ordi-
nairement douées d'une grande beauté. Ses cheveux étaient d'un noir qu'il ne faut
comparer à rien, car chaque belle chevelure noire ou blonde a son ondulation, son
velouté, son caractère, qui ne se reproduisent jamais sur une autre tête. Le teint de
Constance n'était pas beau , excepté pourtant pour les peintres. 11 était chaud, brun, et
parfois d'un sombre métallique, quand quelque peine troublait sa santé, bonne
mais inégale. Elle avait de fort jolies mains; rien n'était charmant, tout le monde
en convenait , comme de la voir occupée à croiser le grand cachemire blanc de sa
mère, lorsque l'hiver elle s'en enveloppait auprès de la cheminée.
Mme de Rétal, qui n'avait pris ce nom qu'en devenant la femme de M. de Rétal ,
son second mari, ne portait aucun attachement à sa fille ainée , Constance, son uni-
que enfant du premier lit. Deux causes , l'une assez romanesque, l'autre fondée sur
l'intérêt, produisaient chez elle cet éloignement. Constance avait été mise en nour-
rice fort loin de Paris, dans un hameau de la Picardie, où sa mère n'était allée la
voir qu'au bout de deux ans et demi et par suite d'une circonstance tragique. Le feu
ayant, une nuit d'hiver, dévoré le hameau, la nourrice et une petite tille qu'elle avait
du même âge que l'enfant de Mme de Rétal périrent étouffées dans les flammes. Quand
Mme de Rétal, avertie du malheur par le curé de l'endroit, se fut rendue dans la
chaumière à demi consumée, elle n'y trouva qu'une femme étrangère, berçant un
enfant brûlé au visage et aux mains, presque défiguré. Cette petite fille était-elle
bien la sienne? n'était-elle pas celle de la nourrice? tel fut le doute soudain dont
elle fut saisie en ne rencontrant auprès d'elle, au milieu des cendres, aucune per-
sonne en position de lui dire la vérité sur ce point. Les gens consultés par elle
avaient toujours entendu la nourrice donner le même nom d'amitié à l'une et à l'au-
tre enfant; son mari, d'ailleurs, était sidur,si sauvage, qu'ils osaient rarement venir
la voir. En emportant sa fille avec elle , Mme de Rétal resta dans la même obscurité.
Une bonne mère n'aurait pas connu cette anxiété, car elle ne serait jamais demeurée
deux ans et demi sans aller voir son enfant.
Elevée au couvent, Constance éprouva, en recevant une éducation étroite et soh-
LA SYLPHIDE. 217
taire, les premiers effets de l'indifférence maternelle. D'autres chagrins lui étaient
réservés. Mme de Rétal devait sa position nouvelle à son second mari. S'il n'était
pas riche, il possédait du moins une aisance suffisante, et les enfants qu'elle avait
de lui fondaient des espérances certaines sur les parents de sa branche. Les frères
de M. de Rétal , tous riches, presque tous célibataires, ne comptaient d'autres héri-
tiers que leurs neveux. Il ne s'agissait que d'attendre avec patience la mort de ces
oncles opulents; jusque là, on vivait modestement à la campagne. Ainsi, tous les
enfants de Mme de Rétal, excepté Constance, ne craignaient rien de l'avenir.
Constance seule, quoique l'aînée de la famille, n'avait pour espoir que le mariage;
mais qui voulait, à cette époque ambitieuse , d'une fille pauvre? qui serait allé la
chercher, pour ainsi dire, au milieu des bois?
Toutes ces considérations mettaient fort à l'aise Mme de Rétal pour faire à sa
fille la confidence qu'elle lui ménageait depuis des années. Le moment lui parutenfin
arrivé d'ouvrir cet entretien sérieux. Un matin elle appela Constance et s'enferma
avec elle.
Peu de jours avant cette entrevue, Francis avait appris les intentions de son père
sur lui. Destiné par sa naissance et par son titre d'ainé à embrasser la profession des
armes, il irait en étudier les éléments à l'école militaire de Bapaume; au bout de
deux ans il entrerait au service du roi dans quelque régiment. Cette détermination ne
blessait en rien les goûts du jeune Cramayenne. D'un esprit méditatif il entrevoyait
déjà l'arme à laquelle il se vouerait de préférence : c'était le génie, beau côté de la
guerre, sa face la plus intelligente. Il serait de ceux qui ouvrent aux armées des rou-
tes à travers les rochers, jettent en une nuit sur un fleuve rapide des ponts que n'é-
crasent ni les chevaux ni les canons, et qui disent à une minute près le moment où
s'écrouleront les murs d'une forteresse perdue dans les nuages. Us sont le cerveau
de l'armée; ils triomphent, et leurs doigts ne sont jamais tachés que par l'encre.
Dès que son père lui eut révélé ses intentions, Francis n'eut plus d'autre pensée
que d'en faire part à Constance. Ne serait-ce pas, pensait-il, l'occasion que je cher-
che depuis deux mois , le motif bien simple et bien naturel de lui dire combien je
vis dans l'espoir de demander un jour sa main , si véritablement elle m'aime? Il dou-
tait qu'elle l'aimât! Rien ne lui donnait cette conviction. Et pourtant elle évitait, de-
puis l'après-midi passée avec lui au bois de Vincennes, toute promenade loin de la
maison; elle refusait constamment de l'accompagner sur l'épinette quand il exécu-
tait sur la flûte quelque morceau de la musique alors si à la mode du célèbre che-
valier Gluck ; elle s'était aperçue qu'elle tremblait en l'accompagnant, et qu'il pas-
sait toujours quelques notes dans les endroits pathétiques.
Constance avait mis toutefois de côté cette réserve excessive depuis son entretien
secret avec sa mère. Pour peu que Francis eût cherché à la retenir près de lui dans
les rares occasions où leurs parents les laissaient seul à seul, elle y aurait mainte-
nant consenti volontiers. Sa position était changée : auparavant elle ne pouvait que
s'exposer à entendre de la bouche d'un jeune homme des paroles dont elle pressen-
tait tacitement et avec une intelligente pudeur la signification; à présent elle appor-
tait elle-même le prétexte d'une entrevue nécessaire, décisive. Francis l'écouterait, et
Francis n'aurait ni le temps ni la volonté de penser à lui , en recevant la confi-
dence que Constance cherchait à lui faire, loin de la maison, loin des oreilles indis-
crètes des enfants, si terribles à toutes les époques, loin des yeux des domestiques, si
vertueux toutes les fois qu'il s'agit de dénoncer. Mais, quelque envie qu'ils eussent
l'un et l'autre de se rencontrer quelque part dans l'ombre, ils ne parvenaient pas à se
trouver dix minutes ensemble , et cependant s'écoulait la dernière semaine qu'ils
devaient encore passer à Saint-Mandé avant de rentrer, elle au couvent des Sœurs-
Grises de la rue du Temple, lui, avant de partir pour l'école militaire de Bapaume,
où décidément il se rendait.
218 LA SYLPIIIDE.
Tout conspirait contre eux. Un jour les gros orages d'automne rendaient impra-
ticable le petit sentier sablonneux tracé entre les deux propriétés. Le lendemain ,
c'était la visite d'un ami de Paris, qui dévorait les heures où une famille avait l'ha-
bitude de se rendre chez l'autre : nouvelle journée perdue. Si , le surlendemain , les
Cramayenne et les RétaJ avaient arrêté de dîner ensemble, le diner empiétait tant sur
la nuit, qu'en se levant de table on allait se coucher. Enfin la semaine était sur le point
de finir sans que le hasard eût favorisé une seule fois ces deux enfants si tourmentés
tous les deux de se dire, l'un le secret de sa peine, l'autre celui de son bonheur.
Il ne leur restait plus pour se voir que la soirée du dimanche au lundi.
Léon Gozlan.
La suite à îa prochaine livraison.
3*
TROISIÈME ARTICLE.
MM. LEULLIER, LÉPAULLE, COURT.
.\ L serait difficile de décrire l'impression que produit le beau tableau de M. Lcul-
jj 1 ier, représentant l'héroïsme de l'équipage du Vengeur. Quelle animation sur celte
, toile! quels épisodes pathétiques! que ces figures sont guerrières, que ce dés-
rdre est beau! Je ne sais quel sentiment d'enttiousiasme s'empare de vous en
'"présence de ce grand spectacle, devant cette noble apothéose de la valeur. Or,
Cloutes les fois qu'une œuvre de l'art saisit ainsi et transporte soudainement l'âme,
st une preuve certaine qu'elle est faite de main de maître : ne cherchez rien de
plus. Ne vous semble-t-il pas entendre les paroles immortelles du capitaine Lucas:
« Equipage du Vengeur, ne vous rendez pas; rappelez-vous que l'honneur de la ma-
rine française n'a plus d'autres représentants que vous! » Voyez comme tous ces héros
semblent animés de cette pensée. Le vaisseau est rasé, sa mâture abattue, ses flancs cri-
blés- il s'enfonce, il va disparaître Toutes les voix s'élèvent soudain Est-ce un cri
de merci? Non, c'est un hymne de gloire
Pour rendre une pareille scène, il ne fallait pas moins que la puissance et l'imagination
de M. Leullier; car, pour aborder de pareils sujets, il faut posséder les facultés les plus pré-
cieuses de l'artiste. Toutes les difficultés étaient ici réunies : l'action la plus animée, la passion
la plus exaltée, la douleur la plus déchirante , les positions les plus diverses. Par conséquent
il a fallu, pour que l'artiste réalisât une pareille donnée, qu'il possédât à la fois et le dessin
du mouvement et le talent de l'ordonnance , et le génie de l'expression.
Que, dans quelques détails, la critique puisse trouver à redire, c'est ce que nous ne con-
testons pas; mais comme dans le sujet qui nous occupe c'est surtout par l'effet de l'ensemble
qu'il faut juger du mérite de l'œuvre, nous nous bornerons à donner des éloges à M. Leul-
lier, laissant à d'autres le soin de faire l'analyse détaillée de la belle peinture dont nous ve-
nons de donner la synthèse.
Un autre artiste bien remarquable aussi, et qui, cette année, nous a dispensé généreuse-
ment ses dons, c'est M. Lépaulle, dont les toiles sont recherchées avec une avidité qu'ex-
plique si légitimement le mérite de ce peintre. Le salon est riche de neuf de ses tableaux, et
comme ces neuf tableaux sont très-remarquables à des titres divers, nous ne pouvons faire
autrement que de les citer ici réunis, afin d'appeler l'attention de ceux qui auraient pu en
laisser échapper quelques-uns, et surtout afin de signaler le bon grain là où se trouve tant
d'ivraie. M. Lépaulle a donc exposé : une Scène du Déluge, une Tète de Christ, une Bacchante
surprise par un Satyre, la Rêveuse italienne, une Novice, une Odalisque, le portrait de
Mme de Stoltz dans le quatrième acte de la Favorite, le portrait de Mme de et celui de
LA SYLPHIDE.
•219
M- C Dirc 1ue M- Lépai'De dessine très-bien, qu'il a une touche vigoureuse, et que sou
coloris est brillant, c'est répéter ce qui est dans toutes les bouches; mais comme on ne doit
pas se lasser de redire les vérités les plus rebattues, surtout lorsqu'il y a justice à le faire
nous joignons ici notre voix à celle de tout le monde.
Après avoir signalé les compositions de M. Lépaulle, il est peut-être dangereux pour
M. Court que je vienne parler de lui. - Auprès d'un lustre une chandelle est bien terne;
pourtant, comme le vrai mérite reconnaît les supériorités et se range modestement à la place
qui lui convient, M. Court ne nous en voudra pas de ce rapprochement. Celui de ses portraits
que j ai admiré le plus profondément, c'est celui du roi de Danemark pendant la cérémonie
du couronnement; quand je dis le portrait du roi , je me trompe , c'est le roi et la reine que
M. Court nous a représentés. Le roi porte des culottes dorées du plus bel effet (le souvenir
de ces culottes me poursuit à outrance ) ; il est rasé de frais, sa couronne est dans le plus
parlait équilibre. On voit que nous ne sommes pas en pays parlementaire; il a de l'or sur
toutes les coutures de son pourpoint ou de sa veste, je ne sais lequel des deux; il a, de plus
deux adorables chiens de faïence à ses pieds; enlin, il est entouré de toutes les magnificences
possibles. - Heureux roi , d'avoir eu un tel peintre pour reproduire si noblement les pompes
oe la grandeur et de la majesté d'un monarque! heureux peintre d'avoir reproduit un tel roi!
Loris Berger.
©Sis®sï3<tpa an? <aa.àsjï) a&Dsj^a,
Mme J.Thorn. — Le ministre de Toscane. — M. Le Couppey.
Athalin. — Soirée musicale du comte de Tressan.
Le général
octes les grandes soirées, tous les bals aristo-
c ratiques sont maintenant remis à l'année pro-
chaine. Le monde ne se retrouve plus qu'aux
sermons de Notre-Dame, de Saint-Sulpice ou
de Sainl-Roch, dans les salons de vente ou d'ex-
> position au profit des indigents; nous touchons
/yi la semaine sainte, et ce n'est plus qu'après
K Pâques que recommenceront les matinées mu-
sicales, et qu'auront lieu quelques déjeuners
^ dansants. On se souvient sans doute de l'effet
= qu'ont produit, au printemps dernier, les dé-
jeuners dansants de l'ambassade d'Autriche. —
En attendant, il est juste de dire que nous
avons encore quelques réunions musicales
On parle beaucoup de celles de Mme J. Thorn, qui a reçu jeudi pour la dernière fois. -
Le lundi précédent , il y avait eu chez M. le ministre de Toscane une matinée artistique où
1 on a eu le plaisir d'entendre la femme du ministre , qui a la plus belle voix du monde et
d autres chanteurs qui jouissent d'une réputation brillante. - Mardi, un de nos jeunes pro-
fesseurs du Conservatoire , M. Le Couppey, avait réuni dans ses salons la plus brillante société
du faubourg Samt-Germain. - Massol , Marié, Dérivis et Mlle Julian, ont fait les honneurs
de cette soirée avec tout le talent que chacun se plaît à leur reconnaître. On a surtout
beaucoup applaudi Loyse de Xonlfort, scène lyrique de M. Bazin , exécutée pour la dernière
fois avant son départ pour l'Italie. Jamais cette œuvre si remarquable n'a été chantée avec
plus de verve d ensemble et de perfection. _ Disons aussi que jamais Mlle Julian n'a été plus
gracieuse et plus jolie. - On a entendu sur le piano Mlle A. D. . . , une des meilleures élèves
de M. Le Couppey.- En un mot, cette réunion musicale a fait sensation dans le monde élégant
Mercredi, le général Athalin a réuni quelques amis dans les splendides appartements qu'il
occupe aux Tuileries. On s'est livré, chez le baron Athalin, à ces causeries aimables dont la
tradition se perd de plus en plus.- Mais assurément une des plus belles fêtes de cet hiver
220 LA SYLPHIDE.
qui s'achève, a été la soirée musicale donnée par le comte de Tressan, le 25 mars, et qui s'est
terminée d'une façon très-philanthropique, par le tirage d'une loterie au bénéfice des inondés
du Midi. Les quatre-vingts lots offerts par la hante aristocratie parisienne formaient une expo-
sition aussi variée que somptueuse. La jeune et jolie comtesse de Tressan, vêtue de blanc, s'é-
tait chargée de la vente des billets, et exerçait son commerce avec une grâce sans égale. Le
tirage a provoqué, comme toujours, de grandes surprises et de nombreuses hilarités; un lot
qui ne brillait guère et qui ne tenait pas beaucoup de place, excitait cependant de nombreux
désirs : c'était tout simplement un petit bon de M. Lépaulle, au moyen duquel le gagnant avait
le droit de choisir un tableau dans l'atelier du spirituel peintre. 11 y avait aussi une magnifique
poupée, dont plus d'une giande personne aurait voulu faire son joujou, et un volume de la
Sylphide richement relié en velours et rehaussé d'arabesques d'or, qui est tombé en de char-
mantes mains.
Pour ce qui est du concert, il a été très-bien conduit; Mlle de Richemont, qui a une fort
belle voix, a chanté un duo avec M. de Choisy, qui a fait presque autant de plaisir qu'elle. Le
grand air de Turquato Tasso , parfaitement chanté par Mlle Elian Barthélémy, a valu à la
jeune et habile artiste des bravos universels. — Que dirai-je des toilettes? Qu'elles étaient aussi
bien choisies que la société dans les salons de M. de Tressan. On remarquait Mlles Louise de
Choisy, et Bosson, Mme Lasalle, et la comtesse de Pons, qui a eu le bonheur de gagner la
grande poupée; Mlle de Tressan, dont nous avons admiré de charmantes toiles que signe-
raientnos premiers peintres; Mme de Ligny, qui avait une coiffure composée de fleurs bleues
et d'argent; une autre dame dont les cheveux étaient retenus par de riches agrafes de dia-
mants; Mme de Gatinne et la belle Mme d'Aubigny, dont la toilette rose était surchargée de
dentelles. Par malheur les soirées du comte de Tressan vont finir comme tontes les autres.
Comte Alfred de R*"\
La représentation de Don Juan a eu lieu à l'Opéra plus tôt que nous ne l'espérions : il a fallu
pour cela que Mme Gras-Dorus fît des prodiges d'étude comme elle fait des prodiges de voix;
mais tous les miracles sont faciles à cette excellente cantatrice. Quoi qu'il en soit, la reprise
du chef-d'œuvre de Mozart n'a pas été heureuse. On s'attendait à une solennité artistique,
et l'on a eu le triste spectacle d'un scandale : Baroilhet, subitement indisposé , avait presque
perdu la voix au premier acte; avant de commencer le second, on est venu, au nom du
chanteur, réclamer l'indulgence du public, et alors, chose incroyable! des sifflets se sont fait
entendre.. Nous ne chercherons pas les causes d'une défaveur aussi imprévue, d'une manifes-
tation aussi brutale, envers un artiste qui a assez de talent pour pouvoir se passer d'indul-
gence; jusqu'à nouvel ordre nous ne verrons, dans les sifflets dont Baroilhet a été victime,
que les résultats d'une cabale qui est une honte pour l'Opéra, et non pour le chanteur. Il est
juste d'ajouter cependant que la faiblesse accidentelle de Baroilhet se compliquait de la dé-
solante médiocrité d'une partie de son entourage : Mlle Nau perd sa voix, si elle ne l'a pas
entièrement perdue; Mlle Heinefetter est loin de réaliser les espérances que son début avait
fait concevoir. Quant à Mme Dorus, elle a été, comme toujours, parfaite; et Dérivis, dans le
rôle de Leporello , a obtenu un véritable succès.
Les Italiens sont partis, et Mlle Mars a dit adieu au public le 31 mars; nous verrons bien si
cet adieu est définitif. Hier tout était terminé avec Mlle Rachel, aujourd'hui tout est de nou-
veau rompu; il est question de Londres, de frais de table, comme pour un général en chef
ou un ambassadeur. Jeux d'enfants et de vieillards que tout cela! La Comédie-Française, qui
depuis vingt ans se démantibule, tomberait en ruine demain, si, à l'heure qu'il est, et du
même coup, Mlle Mars et Mlle Rachel lui tournaient le dos; il faut que l'une des deux , au
moins, reste, et ni l'une ni l'outre, peut-être, ne l'abandonneront.
LA SYLPHIDE
DIRECTION . 1 ,CITE DES ITALIENS
LA SYLPHIDE.
221
STEEPLE CHASE DE LA CROIX DK ISEHNi.
faut que je vous dise deux mots, Madame, de la course
au clocher qui a défrayé toutes les conversations du beau
monde pendant près d'une semaine; il n'était question
que de la Croix de Berny, de Verrières, de genUemen-riders,
ce qui signifie, je crois , gentilshommes-cavaliers. Comme
toujours, l'élite de la fashion parisienne avait émigré
Lvers les régions aristocratiques du turf. Bien des chutes
|ont eu lieu , bien des discussions en ont été la suite , et il
*a fallu que l'aréopage suprême du Jockey'* club rendit un
jugement de Salomon en faveur de M. le baron Lecoul-
tenx. Mais enfin, ceci n'est point notre affaire; c'est de
modes que j'ai à vous entretenir, et la mode, était fort bien représentée, vendredi delà
semaine dernière, à la Croix de Berny. Il y avait d'abord les jolies nouveautés de Le-
monnier-Pelvey , dont nous connaissons depuis longtemps le talent gracieux. Le-
monnier-Pelvey a des capotes charmantes en crêpe, en poult de soie de nuances
de couleur, glacées de blanc, ornées de guirlandes de rubans avec des feuillages
en velours , ou de charmantes grappes de Heurs. Il emploie beaucoup de paille de
riz ; ces pailles seront fort en vogue cet été. — Mme Dasse avait aussi à ces courses
de délicieuses choses , et, entre autres, une adorable capote avec vedette, ornée de
fleurs toutes remplies de rosée. Mme Dasse a su tirer un très-grand parti des pailles
à jours , sur lesquelles elle pose un petit bouquet de plumes tout à fait sur le
côté. Une très-grande et très-haute nouveauté qu'on a pu encore remarquer çà et
là à la Croix de Berny , ce sont les tissus de soie pour chapeaux diaphanes , dont
Chosson est l'inventeur ; ces tissus feront des chapeaux d'une élégance et d'une dis-
tinction extrêmes; le dépôt est établi chez MM. Thuvée, rue de Choiseul.
19
±22 LA SYLrHIDE.
Je suis heureuse de voir le succès par moi prédit à Mme Leclère se justifier de
jour en jour. J'ai vu chez elle une capote toute en dentelle, avec une couronne de
Muets, qui était la plus jolie chose du monde. Les étoffes sont charmantes cette
année de dessins et de nuances, et chez Richard-Potier le choix en est varié à l'infini
et du meilleur goût. Cette maison, comme vous le savez, a le double avantage de
fournir les étoffes et de les faire confectionner pour robes dans les formes les plus
nouvelles. La maison Giroud-de-Gand expédiait dernièrement à Florence, de la
façon Richard-Potier, une robe en satin violet garnie de trois grands volants en
dentelle noire haute d'un tiers; une dentelle pareille garnissait le tour du corsage.
Mlle de Moismont a supprimé les volants dans ses façons de robes, et elle fera les
manches demi collantes, ce qui, à mon avis, est beaucoup plus joli que les man-
ches collantes et sied plus généralement. J'ai vu portée par une femme très-dis-
tinguée, et sortant des ateliers de Mlle de Moismont, une robe en tarlatanne, ornée
d'une petite chicorée formant tablier, qui était d'un délicieux effet. Les personnes
en deuil et demi-deuil s'occupent aussi de leurs toilettes d'été, et, pour être sûres
d'avoir toujours une mise de bon goût, s'adressent aux magasins du Sablier, où les
étoffes grises, noires, les écharpes unies, garnies de dentelle, et même les modes,
bonnets, chapeaux, capotes, sont d'une haute distinction. Les robes noires ou grises
se portent même hors du deuil. Dufrène a le choix le plus séduisant de légères
étoffes de printemps dans ces deux nuances, dont les tissus et la disposition ne
laissent rien à désirer. — Quoique les châles de soie, les écharpes, soient en grande
vogue, rien ne pourra détrôner les cachemires, objet de véritable luxe s'il en fut
jamais. Rosset m'a toujours semblé, pour cette spécialité, réunir les plus grands
avantages; faisant fabriquer lui-même, il est fort agréable pour les femmes de voir
comment se forment ces magnifiques dessins, comment ces couleurs si vives, si
brillantes, se fondent et s'unissent entre elles; de voir faire son chàle enfin, et d'ai-
der même de ses conseils féminins l'habileté du fabricant. Ne vous ai-je pas déjà
dit que l'on porterait un grand nombre de manches courtes? eh bien, à cet effet,
vous ne sauriez croire toutes les jolies inventions pour mitaines qu'a conçues Mayer,
le gantier à la mode : ses mitaines de peau de couleurs auront toute l'élégance de
ses gants de cet hiver, et nos belles Parisiennes se rendront en foule dans ses ma-
gasins de la rue de la Paix, comme elles se rendent aujourd'hui à ceux du passage
Choiseul , que Mayer va quitter pour le fashionable quartier du haut commerce. — Il
y a longtemps que je ne vous ai parlé des magasins de la Barbe d'Or : ce n'est pas
cependant que cette maison fasse défaut à sa bonne renommée , car à cette époque ,
comme à toutes celles de transition dans les modes, elle sait renouveler ses ap-
provisionnements de nouveautés en soieries avec un bon goût qui ne se dément
jamais. Les soirées s'éteignent, les toilettes pâlissent, et bientôt tout le luxe éblouis-
sant que nous avons eu cet hiver se transformera en légères mousselines, en fleurs
des champs , et il faudra saisir la mode au loin , fuyant sous les grands arbres, dans
les allées obscures d'un parc sinueux; heureusement les beaux salons de Tortoni
nous restent, et c'est là que se réuniront, le soir, pour prendre des glaces, les femmes
qui donnent la mode et les hommes qui l'exposent. — Je finirai, Madame, par une
bonne nouvelle: M. de Villemessant, toujours en quête de ce qui peut plaire à ses
abonnés, vous envoie aujourd'hui , à vous ainsi qu'à tous ses souscripteurs, le Roi
de Thulé, mélodie qui obtient le plus grand succès dans les salons : les paroles sont
de notre collaborateur M. Pitre-Chevalier ; la musique a été composée par un homme
du monde, qui a beaucoup de peine à dissimuler son talent sous le nom de Jean
Micbaôli.
Baronne Marie m. L'E
\ sM.I'llllll
2.^1
im-kmi m sœliî grise.
DEUXIÈME IMRIIK '
^Mt i: fondation, lorsqu'il taisait
\,"'H allaient pas à pas, après le
m:v' ' — la révolution a proscrit u
B fondation, lorsqu'il faisait beau l'été, les deux familles
souper, car on soupait alors,
un repas qui n'est plus revenu
— de Saint-Mandé à Vincennes à travers le bois, et l'on
s'arrêtait chezM. le gouverneur du château, non pas dans
le fort même, c'eût été contre l'ordonnance qui régit la
matière, mais dans un petit pavillon extérieur où il invi-
gstail ses voisins, qui étaient un peu ses sujets, à prendre
des rafraîchissements,
chacun à par!, fondaient un grand espoir sur celle prome-
nade nocturne à l'air libre.
Les deux familles réunies soupèrent comme de coutume dans la salle verte, pièce
d'été dont les croisées s'alignaient sur la cour, cette cour assombrie et rafraîchie par
de si beaux lierres; mais après le café, luxe qui commençait à devenir une des né-
cessités de la petite noblesse, sans être encore passé dans les mœurs bourgeoises, au
lieu de se lever et de donner le signal de départ pour la promenade à Vincennes , le
marquis de Rétal— c'est chez lui qu'on avait soupe— proposa au comle deCramaycnne
une partie de dames. Une partie de dames! Les deux jeunes gens frémirent. Tout le
monde savait, mais eux seuls savaient mieux que tout le monde ce que signifiait
eettc terrible proposition. Une partie de dames voulait dire huit, douze, vingt parties
de dames ; cela ne représentait pas une heure de martyre — car on va voir que c'était
un martyre pour les assistants— , mais la moitié, quelquefois les trois quarts de la
nuit.
On apporta le damier; on le plaça à l'endroit où était la table, et à peu de dis-
tance de la croisée, qui resta ouverte ; quatre flambeaux furent posés sur la table. U
était sept heures environ. Il n'existait pas de rivalité plus acharnée que celle de ces
deux hommes lorsqu'ils étaient face à face devant un damier ; ils ne se connaissaient
plus; leur ancienne amitié, leur intimité de voisinage, disparaissaient et faisaient
place à tout un système de diplomatie, qui commençait par des politesses infinies et
finissait par des coups de canon. Evidemment plus fort au jeu de dames que son anta-
goniste, et d'un naturel plus conciliant, M. de Cramayenne avait un étrange duel à
soutenir contre le marquis de Rétal dès que ces sortes de rencontres s' engageaient.
Suppléant à l'habileté qui lui manquait par de la fanfaronnade et de la colère,
M. de Rétal, qui comptait toujours sur une revanche éclatante, mais toujours en re-
lard, comme toutes les revanches éclatantes, voulait, exigeait que les deux familles,
trop convaincues de son infériorité, fussent témoins de son triomphe. Jusqu'aux en-
fants, jusqu'aux malheureux enfants, étaient obligés d'assister au triomphe de
M. de Rétal , et d'entrer dans la joie de son succès. Malheur à qui bâillait , malheur
à qui parlait tout bas ! malheur à qui faisait le mouvement de se lever pour sortir !
C'était ce que dans la famille on nommait le quart d'heure de Néron.
On s'assit donc autour de la table qui fermait le cercle . et laissait, entre elle et le
Voir plus haut . pag. -212.
224 LA SYLPHIDE.
mur de la croisée, un intervalle de la largeur de quelques pieds. Là venait se coucher
Fly, le lévrier, à qui la facilité était ainsi ménagée de sauter par la croisée quand la
partie l'ennuyait. Parmi ces pauvres victimes d'une inquisition dioclétienne, combien
n'auraient pas voulu, en pareille circonstance, être Fly!
La partie commença; on lit silence.
Les deux jeunes gens se regardèrent et soupirèrent avec leurs yeux.
Quelque effrayé que fût M. de Cramayenne des conséquences d'une partie perdue
sur l'esprit de M. de Rétal, sa terreur n'allait jamais pourtant jusqu'à la lui faire
gagner volontairement. Il tremblait, mais il gagnait; aussi gagna-t-il au bout
d'une demi-heure la première partie; mais il fut universellement convenu qu'il ne
devait sa victoire qu'à la clarté importune d'une bougie placée trop près des yeux
de M. de Rétal, dont le sourire ironique n'annonçait rien de bon.
Au milieu de la troisième partie, M. de Cramayenne annonça un coup de quatre.
« Un coup de quatre ! s'écria M. de Rélal en fermant les poings.
— Oui , monsieur le marquis , un coup de quatre.
— Mais je ne le vois pas.
— Il est pourtant aussi visible qu'inévitable.
— Inévitable , dites-vous ! »
La ligure de M. de Rétal exprima une telle indignation, que les deux familles trem-
blèrent de terreur. L'ouragan s'élargissait.
« En effet, se reprit-il , vous m'en prenez quatre. Quatre pions! c'est à ne pas y
croire! » Et il donna un si violent coup de pied à Fly, qui dormait sous la table, que
le chien, interrompu dans son sommeil, poussa un sourd gémissement.
Ici il est de rigueur de rappeler que toutes les fois que M. de Rétal était en mau-
vaise humeur de jeu, il entamait sur le compte de l'infortuné lévrier une de ces ré-
criminations qui aggravaient d'une façon désastreuse la partie de dames. Si l'on n'a
pas oublié que le pauvre animal appartenait par moitié égale à la famille Cramayenne
et à la famille Rétal, on comprendra la signification des propos tenus sur son compte
par l'un de ses maîtres parlant à l'autre. Après le terrible coup de quatre, le mar-
quis de Rétal dit d'abord en murmurant :
« Je ne sais pas de quoi vous nourrissez ce chien , mais il devient chaque jour de
plus en plus hargneux.
— Il me semble, reprit le comte de Cramayenne, sans détourner son attention du
damier, que nous le nourrissons en commun.
— Mais il y a nourrir et nourrir, monsieur le comte.
— Monsieur le marquis, vous ne lui donnez pas des truffes, que je sache.
— C'est possible, repartit le joueur malheureux, mais je ne l'engraisse pas non
plus avec des coups de bâton. Mais vous allez en dame ! mais vous êtes en dame!
quoi ! en dame ! » Et Fly reçut un second coup de pied, et il poussa un second gémis-
sement encore plus profond.
Constance avait laissé tomber son éventail ; Francis se levait pour le ramasser.
« Monsieur le comte, dites à votre fils qu'il renvoie à un autre jour ses procédés ga-
lants envers ma fille; ceci peut compromettre une partie à tout jamais. » Francis,
à demi levé, se rassit; Constance laissa son éventail à terre. Pauvres enfants!
« J'ai gagné, dit tranquillement M. de Cramayenne ; et de trois!
— Vous, gagné! je vous en défie ! Cela est vrai comme il est vrai que Fly est bien
vu chez vous. Ce chien est une victime : vos enfants l'irritent, vos domestiques le
battent; on me l'assassine; cependant ce chien vous garde, vous protège, vous
défend. »
Cette énumôration de louanges données au lévrier par M. de Rétal, duquel il
avait déjà reçu deux coups de pied, voulait dire tout simplement que le marquis
avait perdu sa partie.
LA SYLPHIDE. oo;;
La quatrième commença.
<• Je vous cède deux pions, dit en l'entamant le comte de Cramayenfie. » Quels
mots il avait prononcés ! quelles offres il avait faites !
Il s'attira cette réplique : « Vous me cédez deux pions! c'est généreux . c'esl beau
monsieur le comte, c'est du Louis XIV... Deux pions! le succès vous donne ce droil
cet avantage...Deuxpions!sansdoutevousêtesdeforceàcela;maisienelesprendrai
point, parce qu'au tond vous voulez m'humilier devant ma femme, mes enfants et
mes domestiques. Je n'accepte point cette honte. Vous m'en offrez d'eux . j, vous en
offre quatre, moi! oui, quatre! Savez-vous pourquoi vous gagnez? par l'unique avan-
tage que vous avez sur moi de profiter de mes erreurs, tandis que je terme les
veux sur les vôtres.
— Monsieur le marquis, répondit le comte de Cramayenne, le gain au jeu découle
de la prudence qu'on a et de celle que n'a pas l'adversaire. »
Lejea recommença. Soit que le comte de Cramayenne eût cette fois manque de
son habileté ordinaire, soit qu'il eût pris le généreux parti, mais c'était peu pro-
bable, de laisser croire un instant à son antagoniste qu'il aurait enfui une revanche.
il lui fournit l'occasion de sortir vainqueur de la quatrième lutte. Le marquis s'en
aperçut avec une joie d'ivresse. Il s'arrêta, il voulait humer lentement son bon-
heur... Un de ses plus jeunes enfants ayant exprimé dans ce moment suprême, par
un bâillement prolongé, l'intérêt qu'il portait à la chose, «Qu'on l'étouffé!» s'écria
M. de Rétal. « A vous, monsieur le comte, » reprit-il.
Décidément la fortune revenait à lui. Le jeu de son adversaire s'éparpillait, tandis
que pour le sien il s'ouvrait de tous côtés des perspectives superbes; non-seulemenl
il devait gagner, mais gagner sans perdre la moitié de ses pions, comme un maître
gagne un écolier. La pitié lui venait déjà.
Il- poussa un pion, et il dit timidement: « J'ai été trop vite, monsieur de Cra-
mayenne, en vous accusant seul du mauvais naturel du lévrier; j'aurais pu étendre
le reproche plus loin; je sais chez moi des personnes qui n'ont pas toujours poui
cet animal toutes les attentions désirables... Je vous prends deux pions ^près
tout , les chiens se gâtent aussi par les trop bons traitements dont ils sont l'objet...
Je vous prends encore celui-ci... Vous ne passez pas personnellement pour le haïr:
d'ailleurs, il est à vous comme à moi... Je vous souffle celui-ci. Fly, il est juste aussi
«nre, n'a pas que des défauts; s'il mérite parfois le reproche d'être hargneux,
il ne dort jamais la nuit; c'est une bonne sentinelle que Fly... En dame !... »
A force d'entendre répéter son nom, Fly, dont le sommeil, "pour des causes déjà
dites, n'avait pas suivi un cours très-régulier, se lève tout à coup, saute sur le
bord de la croisée, se retourne, et pose ses deux longues pattes velues sur le da-
mier. La mêlée fut horrible ; pas un pion ne garda sa place. M. de Rétal n'est plus
un homme, il ne se connaît plus; il saisit le lévrier par les deux oreilles, et, sourd
aux aboiements tantôt menaçants, tantôt plaintifs, qu'il excite, on dirait qu'en ce
moment il veut faire deux parts de l'animal, sur lequel il n'a réellement que la
moitié d'un droit de propriété. Personne n'osait apaiser ce nouveau gladiateur ; cha-
cun redoutait d'approcher du groupe criant et aboyant.
Ce fut dans ce moment bouffon, comme presque tous ceux où se décident les plus
graves événements de la vie, que Constance, prenant la main de Francis, lui dit
tout bas: « Demain je rentre au couvent, et c'est pour ne jamais plus en sortir.
Dans un an je prendrai le voile; je serai sœur-grise Promettez-moi d'être là
le jour où je prononcerai des vœux éternels. — Constance, j'y serai. »
Fly n'avait dévoré que la moitié de la culotte du marquis de Rétal.
Tandis que la carriole affectée au service des deux maisons de Saint-Mandé ra-
menait Constance de Rétal au couvent de la rue du Temple, M. de Cramayenne et
son fils montaient, à Paris, dans la diligence d'Amis, ville principale d'où ils se
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rendraient ensuite à Bapaume. Alin de dégager Francis des sombres pensées où il
le voyait plongé, M. de Cramayenne lui montrait, lorsqu'ils s'arrêtaient aux loca-
lités intermédiaires, et l'on s'arrêtait souvent à cette époque peu renommée pour
la facilité des voyages, l'agitation universelle des gens, tous